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Le bar à poèmes
13 décembre 2020

Jean-Pierre Faye (1925 -) : Dessin inlassable

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Dessin inlassable

 

I

Ce sont les corps qui font voir

les poignets, les jointures

l’épaule et le point d’attache des jambes

la surface du ventre, quand

elle n’est pas déchirée

le joint

où les corps se mélangent, où

ils s’articulent et se parlent

apprennent à parler

se touchent des deux mains

touchent les yeux, quand

une peau les recouvre, allant

du gris vers le gris

reprenant

le même commencement

 

II

(Car un peuple ouvre et se ferme

plus simplement que l’eau

on le trace et il se divise

on le refait avec la main)

 

(mais le mot

lui-même n’existe pas

quand on le regarde)

(laissant chercher les yeux

à peine humides)

 

(intouchable

autant que la fièvre

ne laissant voir

que les lèvres)

 

III

Et il est vrai

que toutes pentes se ressemblent

tirent sur le souffle, battent le tympan

traversent les feuilles et l’herbe

tordent les minces poignets de fougère

changeant mots et couleurs

en gardant le poids

et retenant les yeux, pour autant

que les saturent sang et viscères

que l’eau les baigne

et laisse passer le jour

tout en haut, après les pierres et les branches

les chemins creux, les fourrés indéchiffrables

- et en haut passe la lumière

entre les feuilles à tête de lance

et le plumage aride des aiguilles

suintant de résine et sonore

rendue par l’eau plusieurs fois

large, plein d’aboiement

 

IV

Ce trou qui laisse voir va jusqu’au gris

et aux surfaces mates déjà

aux moires éteintes, au fond de lignes

qui déjà sombrent

dans la plus haute ligne et le soir

- c’est au moment où les formes se mélangent, où

les corps se mêlent et cessent de voir

et se touchent dans les mains

et se ressemblent

                            où

un seul à la fois

donne la faim et le froid, et laisse

voir le jour jusqu’au gris, et revenir

le fond de chemin chauffé contre l’eau

après le bois encaissé, le boitement

des cailloux inégaux, le mur de ciment

retourné au sable et presque bon à manger

longeant le soir de laine et d’air

 

VIII

Les pierres habitées sont coupées au-dessus de l’eau

avec le linge mouillé, les moulages des corps vivants

et la surface tourne autour dans le port

scintille de partout sous les fenêtres

- sur la pente parsemée

les maisons tachent la couleur

mais la couleur est reçue par les fenêtres

et vient habiter les chambres tout autour

couvée là autour dans la chaleur

reçue contre le drap du lit et sur la table

et lissée avec la nuit qui vient

sous la poudre du contre-jour, le roulement de son

et c’est maintenant que la couleur est retenue

au moment de toucher un bras

contre la table, et de rouvrir la fenêtre

sur le fond de la chaleur, et de plier le drap

de s’accouder à peine pour entendre

au-dessus de l’enfant au bras de plâtre

qui pêche avec un bâton, dans le poudroiement

adossé à l’air

 

     Ils touchent de loin la couleur

     ils en parlent ensemble

 

IX

Etendu debout, contre la pierre

un pied appuyé sur le rebord

debout et couché sur la chaleur

 

 - face aux fours à chaux dressés, sous les carrières

et appuyés sur l’eau, au-dessus des tuiles concassées

et des toits crevés, sous le drapé du calcaire

les grands plis bosselés de nappe jetée

contre la baie déserte

                                   ici la masse du vert

s’amoncelle, devant la fin de jour

pierre et vert amassés se joignent lentement

écrasent la différence, se trouvent dans le son

plus rare (le bruit de bois et de fer)

au fond du sillage, lentement

usés sous les yeux et rendus au gris

repoussés dans les choses au fond, dans celles

qui se mêlent là sans nom

au moment de s’éloigner à la renverse

de tire en arrière, tenant

la chaleur debout le long du dos

contre l’air nouveau qui vient, de l’autre

côté du gri, et passant à la nappe informe.

 

XXIII

La suite vient et se tourne

ou se dresse debout

et se rompt, en versant

la suite qui la redouble

et qui ramasse le gris et le rouge à tâtons

avec le goût d’aisselle, et le toucher

l’odeur d’eau et de sueur ou de limon

et assemble et rattache, cassant

les hasards

                   et ligotant

ce qui survient et dissone

et qui vient par surcroît et déjà

claque sous le doigt avec

une odeur de feuille ou encore

un écart sans mesure

et cette longue distance luisante

pleine de sons et d’arbres, sous

la noire fraîcheur épongée

 

XXIV

Cris ou paroles sont interrompus

les voix d’enfants et de femmes

et le dessin inlassable

qui accroche et contourne

les formes, coupe l’arbre dans l’air

et presse le vert et le jaune, sépare et mêle

la couleur, et plante

tout un peuple pour nourrir le paysage

mâcher tout autour les feuilles, respirer

le fumier et l’herbe coupée ou le goût

de caillou dans le vin

se tenir mélangé

mâchant et taillant, et démêlant les lignes

 

Couleurs pliées

Editions Gallimard, 1965

Du même auteur :

Al Djezaïr (14/12/2015)

« Le visage qui va… » (14/12/2016)

Partage des eaux (14/12/2017)

Droit de suite. I (14/12/2018)

« Un peuple s’étend... » (14/12/2019)

 Sélinonte (14/12/2022)

 Je voudrai te connaître (14/12/2023)

Car in – (14/12/2024)

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