Jean-Pierre Faye (1925 -) : Dessin inlassable
Dessin inlassable
I
Ce sont les corps qui font voir
les poignets, les jointures
l’épaule et le point d’attache des jambes
la surface du ventre, quand
elle n’est pas déchirée
le joint
où les corps se mélangent, où
ils s’articulent et se parlent
apprennent à parler
se touchent des deux mains
touchent les yeux, quand
une peau les recouvre, allant
du gris vers le gris
reprenant
le même commencement
II
(Car un peuple ouvre et se ferme
plus simplement que l’eau
on le trace et il se divise
on le refait avec la main)
(mais le mot
lui-même n’existe pas
quand on le regarde)
(laissant chercher les yeux
à peine humides)
(intouchable
autant que la fièvre
ne laissant voir
que les lèvres)
III
Et il est vrai
que toutes pentes se ressemblent
tirent sur le souffle, battent le tympan
traversent les feuilles et l’herbe
tordent les minces poignets de fougère
changeant mots et couleurs
en gardant le poids
et retenant les yeux, pour autant
que les saturent sang et viscères
que l’eau les baigne
et laisse passer le jour
tout en haut, après les pierres et les branches
les chemins creux, les fourrés indéchiffrables
- et en haut passe la lumière
entre les feuilles à tête de lance
et le plumage aride des aiguilles
suintant de résine et sonore
rendue par l’eau plusieurs fois
large, plein d’aboiement
IV
Ce trou qui laisse voir va jusqu’au gris
et aux surfaces mates déjà
aux moires éteintes, au fond de lignes
qui déjà sombrent
dans la plus haute ligne et le soir
- c’est au moment où les formes se mélangent, où
les corps se mêlent et cessent de voir
et se touchent dans les mains
et se ressemblent
où
un seul à la fois
donne la faim et le froid, et laisse
voir le jour jusqu’au gris, et revenir
le fond de chemin chauffé contre l’eau
après le bois encaissé, le boitement
des cailloux inégaux, le mur de ciment
retourné au sable et presque bon à manger
longeant le soir de laine et d’air
VIII
Les pierres habitées sont coupées au-dessus de l’eau
avec le linge mouillé, les moulages des corps vivants
et la surface tourne autour dans le port
scintille de partout sous les fenêtres
- sur la pente parsemée
les maisons tachent la couleur
mais la couleur est reçue par les fenêtres
et vient habiter les chambres tout autour
couvée là autour dans la chaleur
reçue contre le drap du lit et sur la table
et lissée avec la nuit qui vient
sous la poudre du contre-jour, le roulement de son
et c’est maintenant que la couleur est retenue
au moment de toucher un bras
contre la table, et de rouvrir la fenêtre
sur le fond de la chaleur, et de plier le drap
de s’accouder à peine pour entendre
au-dessus de l’enfant au bras de plâtre
qui pêche avec un bâton, dans le poudroiement
adossé à l’air
Ils touchent de loin la couleur
ils en parlent ensemble
IX
Etendu debout, contre la pierre
un pied appuyé sur le rebord
debout et couché sur la chaleur
- face aux fours à chaux dressés, sous les carrières
et appuyés sur l’eau, au-dessus des tuiles concassées
et des toits crevés, sous le drapé du calcaire
les grands plis bosselés de nappe jetée
contre la baie déserte
ici la masse du vert
s’amoncelle, devant la fin de jour
pierre et vert amassés se joignent lentement
écrasent la différence, se trouvent dans le son
plus rare (le bruit de bois et de fer)
au fond du sillage, lentement
usés sous les yeux et rendus au gris
repoussés dans les choses au fond, dans celles
qui se mêlent là sans nom
au moment de s’éloigner à la renverse
de tire en arrière, tenant
la chaleur debout le long du dos
contre l’air nouveau qui vient, de l’autre
côté du gri, et passant à la nappe informe.
XXIII
La suite vient et se tourne
ou se dresse debout
et se rompt, en versant
la suite qui la redouble
et qui ramasse le gris et le rouge à tâtons
avec le goût d’aisselle, et le toucher
l’odeur d’eau et de sueur ou de limon
et assemble et rattache, cassant
les hasards
et ligotant
ce qui survient et dissone
et qui vient par surcroît et déjà
claque sous le doigt avec
une odeur de feuille ou encore
un écart sans mesure
et cette longue distance luisante
pleine de sons et d’arbres, sous
la noire fraîcheur épongée
XXIV
Cris ou paroles sont interrompus
les voix d’enfants et de femmes
et le dessin inlassable
qui accroche et contourne
les formes, coupe l’arbre dans l’air
et presse le vert et le jaune, sépare et mêle
la couleur, et plante
tout un peuple pour nourrir le paysage
mâcher tout autour les feuilles, respirer
le fumier et l’herbe coupée ou le goût
de caillou dans le vin
se tenir mélangé
mâchant et taillant, et démêlant les lignes
Couleurs pliées
Editions Gallimard, 1965
Du même auteur :
Al Djezaïr (14/12/2015)
« Le visage qui va… » (14/12/2016)
Partage des eaux (14/12/2017)
Droit de suite. I (14/12/2018)
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