Alfred Jarry (1873 – 1907) : Manao tupapau
MANAO TUPAPAU
Paul Gauguin : Manao Tupapau (l'esprit des morts veille)
Le mur déjà s’endort.
L’Olympia couchée
brune sur la jonchée
des arabesques d’or
et qui fane et profane
de son corps diaphane,
soleil enseveli,
l’or pâli de son lit,
rêve à de vieux mystères :
par les nuits solitaires
l’âme des morts dormants
ressuscitait amants.
Puissent donc leurs bras d’ombre,
puissent leurs bras sans nombre
par cette nuit de ruts,
incubes apparus,
étreindre mon corps vierge !
Qui donc luit comme un cierge,
là-bas au pied du lit,
vert comme un hallali,
l’émail d’une fanfare ?
L’arabesque s’effare
et fuit comme un serpent.
Je tords mon corps rampant
loin du corps d’émeraude
du fantôme qui rode.
J’ouvre les bras liés,
mes yeux de boucliers. –
Son capuchon de laine
ondule à son haleine,
son court capuchon vert
comme un cercueil ouvert.
Olympia, repose.
L’Esprit des morts se pose
gardien au pied du lit.
Je chasserai sans trêves
l’essaim des impurs rêves
aux portes de l’oubli.
Et vert comme une yeuse,
le viol d’un tombeau
roide comme un flambeau,
ma tête luit veilleuse.
Sur le noir de mon front
qu’ont vu ceux qui mourront
surgir sombre phalène
près de leur front, pâli,
luit au pied de ton lit
mon oeil de porcelaine...
(Trois poèmes d’après et pour Paul Gauguin)
La Revanche de la nuit
Editions du Mercure de France, 1949
Du même auteur :
Madrigal (30/04/2019)
Ia orana Maria (06/11/2021)
Tapisseries. I. La peur (06/11/2022)
Tapisseries. II. La princesse Mandragore (06/11/2023)
Pastorale (06/11/2024)