Canalblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
Le bar à poèmes
6 novembre 2025

Alfred Jarry (1873 – 1907) : Tapisseries. III. Au repaire des Géants

Jarry (à gauche) et Alfred Vallette restaurant L'As dans les jardins du « phalanstère » de Corbeil (été 1897).

 

 

Tapisseries 


III


AU REPAIRE DES GEANTS

 

J’en ai vu trois, j’en ai vu six, 


Des Géants monstrueux assis 


Sur les talus et les glacis 


Et sur les piédestaux de marbres, 


Avec leurs gros bras raccourcis, 


Et leurs barbes comme des arbres, 


Et leurs cheveux flambant au vent 


Sur l’immobile paravent 


Des murailles monumentales. — 


J’ai vu six Géants dans leurs stalles. 

 

 

Et sous leurs sourcils broussailleux, 


J’ai vu — j’ai vu luire leurs yeux 


D’or comme l’or de deux essieux 


Tournant sous un char funéraire. 


Ce sont six vaches qu’on va traire, 


Rocs au lac de leur lait passant, 


Les six Géants, pieds dans le sang. 


Leurs doigts maigres, comme des torches, 


Brassent le sang qui les éteint ; 


De leur sang noir leur corps se teint, 


Et leurs jambes comme des porches. 

 

 

Et sur le cou du Roi Géant 


Grimace un crâne de néant. 


Pas de tête sur ses épaules. 


Ses poings, branchus comme des saules, 


Sont bénissants et triomphants, 


Cierges clairs au repaire sombre 


Deux grandes ailes de Harfangs 


Sur son cou cisaillent dans l’ombre. 

 

 

Le Géant a planté son doigt 


Dans un grand navire qui doit 


Passer le lac de son empire. 


Son doigt est le mât du navire. 


Et des ours bruns courbent leurs dos 


Sous leurs fourrures pour fardeaux, 


Courbent leur échine de flamme. 


La tempête en fait une lame 


De scie ou des murs à créneaux 


Ou des follets sur des fourneaux. 


Ils rament sur l’eau bouillonnante, 


Rythmant la danse frissonnante 


Des bruns frisons de leurs toisons 


Aux coups de fouet des horizons. 

 

 

La Princesse pâle à la proue, 


Les yeux aux dos de ses rameurs, 


Voit tournoyer comme une roue 


Un grand oiseau dans les rumeurs 


Et tes tonnerres du repaire. 


Le grand oiseau vert au long cou 


Tord ses ailes fortes, espère 


Voler contre l’ouragan fou. 


Dans le repaire un oiseau rôde,


Un grand pélican d’émeraude,


Toujours avec des efforts neufs…


Les vents mouvants en font des nœuds. 

 

 

Impassibles parmi, très lentes,


Reines des épouvantements,


Voici ramper aux murs dormants 


De grandes monères sanglantes. 

 

 


Les Minutes de sable mémorial


Editions du Mercure de France, 1894


Du même auteur :

 
Madrigal (30/04/2019)


Manao tupapau (05/11/2020)


Ia orana Maria (06/11/2021)


Tapisseries. I. La peur (06/11/2022)


Tapisseries. II. La princesse Mandragore (06/11/2023)


Pastorale (06/11/2024)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
122 abonnés