Alfred Jarry (1873 – 1907) : Tapisseries. III. Au repaire des Géants
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Jarry (à gauche) et Alfred Vallette restaurant L'As dans les jardins du « phalanstère » de Corbeil (été 1897).
Tapisseries
III
AU REPAIRE DES GEANTS
J’en ai vu trois, j’en ai vu six,
Des Géants monstrueux assis
Sur les talus et les glacis
Et sur les piédestaux de marbres,
Avec leurs gros bras raccourcis,
Et leurs barbes comme des arbres,
Et leurs cheveux flambant au vent
Sur l’immobile paravent
Des murailles monumentales. —
J’ai vu six Géants dans leurs stalles.
Et sous leurs sourcils broussailleux,
J’ai vu — j’ai vu luire leurs yeux
D’or comme l’or de deux essieux
Tournant sous un char funéraire.
Ce sont six vaches qu’on va traire,
Rocs au lac de leur lait passant,
Les six Géants, pieds dans le sang.
Leurs doigts maigres, comme des torches,
Brassent le sang qui les éteint ;
De leur sang noir leur corps se teint,
Et leurs jambes comme des porches.
Et sur le cou du Roi Géant
Grimace un crâne de néant.
Pas de tête sur ses épaules.
Ses poings, branchus comme des saules,
Sont bénissants et triomphants,
Cierges clairs au repaire sombre
Deux grandes ailes de Harfangs
Sur son cou cisaillent dans l’ombre.
Le Géant a planté son doigt
Dans un grand navire qui doit
Passer le lac de son empire.
Son doigt est le mât du navire.
Et des ours bruns courbent leurs dos
Sous leurs fourrures pour fardeaux,
Courbent leur échine de flamme.
La tempête en fait une lame
De scie ou des murs à créneaux
Ou des follets sur des fourneaux.
Ils rament sur l’eau bouillonnante,
Rythmant la danse frissonnante
Des bruns frisons de leurs toisons
Aux coups de fouet des horizons.
La Princesse pâle à la proue,
Les yeux aux dos de ses rameurs,
Voit tournoyer comme une roue
Un grand oiseau dans les rumeurs
Et tes tonnerres du repaire.
Le grand oiseau vert au long cou
Tord ses ailes fortes, espère
Voler contre l’ouragan fou.
Dans le repaire un oiseau rôde,
Un grand pélican d’émeraude,
Toujours avec des efforts neufs…
Les vents mouvants en font des nœuds.
Impassibles parmi, très lentes,
Reines des épouvantements,
Voici ramper aux murs dormants
De grandes monères sanglantes.
Les Minutes de sable mémorial
Editions du Mercure de France, 1894
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