Fernando Arrabal (1932 -) : Kétamine (heureux !)
Kétamine (heureux !)
Avec quel vertige l’anesthésie,
m’emporte vers le périple de l’hallucination.
Je traverse des labyrinthes
et des forêts exponentiels
instantanément multipliés.
Ou je rêve ?
Avec quel éclat des galaxies,
des planètes du trapèze,
et des tunnels du cerveau,
s’élèvent jusqu’au ciel
parmi les gouffres des abysses.
Ou je rêve ?
Riant à chaudes larmes
je n’ai pas le temps de tout voir,
tout défile à trop grande vitesse
entre des fleurs géantes
ou des herbes microscopiques.
Ou je rêve ?
Des pierres précieuses
et des miroirs en caoutchouc
font des bonds sur la lune,
des kaléidoscopes aux cornes de rhinocéros
s’ouvrent, accueillants.
Ou je rêve ?
Des anges humains
murmurent près de moi.
Le tintamarre des sourds
jouent la symphonie de l’Eden.
Ou je rêve ?
Dans un autre véhicule
elle voyage au-dessus ou au dessous de moi ?
derrière moi ou à mon côté ?
transversalement ou perpendiculairement ?
vient-elle d’en haut ou d’en bas ?
Ou je rêve ?
Elle me suit une seconde,
puis s’éloigne inexorablement.
Nous nous reverrons, heureux,
à bord d’une vache de météores.
Ou je rêve ?
La course précipitée
à califourchon sur Freud,
me donne le tournis,
je ne parviens pas non plus à me diriger.
Ou je rêve ?
Mon père,
tel un rayon supersonique,
surgit du couloir de la mort,
prisonnier de la forteresse Del Hacho.
Je sais que nous allons nous embrasser
tout au fond du firmament
parmi des cataractes de sable.
Ou je rêve ?
Se tordant de rire,
Didier Khan et Kundera
passent comme des bolides.
Ma mère nonagénaire
vole à bord d’une fusée
grâce à la perfusion d’oxygène
fixée dans son nez.
Ou je rêve ?
Elle rit avec les séraphins.
Les pataphysiciens chantent en chœur
« Bienheureux les pauvres »
en un écho qu’on aurait pu mastiquer.
Ou je rêve ?
Moi-même j’apparais et disparais
sans pouvoir me reconnaître
Dieu m’avale et me recrache.
Il m’extrait de mon véhicule supersonique
et me pose dans la paume de Sa main
Ou je rêve ?
Je sens qu’il va se passer quelque chose
d’encore plus prodigieux
lorsque... une voix me murmure doucement :
« Monsieur Arrabal, comment allez-vous ? »
Je reconnais l’anesthésiste...
et j’atterris.
Ou je rêve ?
(Hôpital, Paris, avril 2001.)
Revue « Poésie 1 / Vagabondages, N° 42, Juin 2005 »
Le cherche midi éditeur, 2005
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