Marie – Noël (1883 – 1967) : Vision (I)
Vision
I
Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants ;
Quand les écoutant se tarir, en vain
J’en voudrai garder pour le lendemain,
Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main ;
Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant ;
Quand sans reculer pour gagner un pas,
Quand sans m’arrêter ni quand je suis las,
Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas ;
Quand le cœur saisi d’épouvantement,
J’étendrai mes mains vers un être aimant
Pour me retenir à son vêtement...
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Quand de jour en jour je perdrai la faim,
Je perdrai la force et que de ma main
Lasse de tenir tombera le pain;
Quand tout sur ma langue aura mauvais goût,
Quand tout dans mes yeux pâlira, quand tout
Me fera branler si je suis debout
Quand mes doigts de tout se détacheront
Et quand mes pensers hagards sous mon front
Se perdront sans cesse et se chercheront ;
Quand sur les chemins, quand sur le plancher,
Mes pieds n’auront plus de joie à marcher ;
Quand je n’irai plus en ville, au marché,
Ni dans mon pays toujours plus lointain,
Ni jusqu’à l’église au petit matin,
Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin ;
Quand je n’irai plus même en ma maison,
Quand je n’aurai plus pour seul horizon
Qu’au fond de mon lit toujours la cloison...
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Quand les voisines sur le pas
De la porte parleront bas,
Parleront et n’entreront pas ;
Quand parents, amis, tour à tour,
Laissant leur logis chaque jour
Dans le mien seront de retour ;
Quand dès l’aube ils viendront me voir
Et sans rien faire que s’asseoir
Dans ma chambre attendront le soir ;
Quand dans l’armoire où j’ai rangé
Mon linge blanc, un étranger
Cherchera de quoi me changer ;
Quand pour le lait qu’il faut payer,
Quelqu’un prendra sans m’éveiller
Ma bourse sous mon oreiller ;
Quand pour boire de loin en loin,
J’attendrai n’en ayant plus soin
Que quelqu’un songe à mon besoin...
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Quand le soleil et l’horizon
S’enfuiront... quand de la maison
Sortiront l’heure et la saison ;
Quand la fenêtre sur la cour
S’éteindra... quand après le jour
S’éteindra la lampe à son tour ;
Quand, sans pouvoir la rallumer
Tous ceux que j’avais pour m’aimer
Laisseront la nuit m’enfermer ;
Quand leurs voix, murmure indistinct,
M’abandonnant à mon destin,
S’évanouiront dans le lointain ;
Quand cherchant en vain mon salut
Dans un son je n’entendrai plus
Qu’au loin un silence confus ;
Quand le froid entre mes draps chauds
Se glissera jusqu’à mes os
Et saisira mes pieds déchaux ;
Quand mon souffle contre un poids sourd
Se débattra... restera court
Sans pouvoir soulever l’air lourd ;
Quand la Mort comme un assassin
Qui précipite son dessein
S’agenouillera sur mon sein :
Quand ses doigts presseront mon cou,
Quand de mon corps mon esprit fou
Jaillira sans savoir jusqu’où...
Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.
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Les Chansons et les Heures
Sansot éditeur, 1920
De la même autrice :
Crépuscule (04/04/2015)
Retraite (04/04/2016)
« Les chansons que je fais… » (04/04/2017)
Attente (04/04/2018)
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« Quand il est entré dans mon logis clos... » (04/04/2021)