Michel Besnier (1945 -) : « Espace... »
« Je veux ensevelir au linceul de la rime
Ce souvenir, malaise immense qui m’opprime. »
Charles CROS
ESPACE :
Je pose mon hameau : maisons appuyées solidaires
toits de schistes moussu sauf un original d’ar
doise hypocrites fenêtres voilées de cinéraires
des yeux gris écartent les rideaux ou comme des ar
aignées se tapissent en tissant un silence gourd
où volent des moineaux simples d’esprit voleurs de blé
de corde plume fanée herbe paille pour l’amour
où volent des propos irisés couleur de secret
raisonnable cage à martinets grands mangeurs de ciel
bel espace fermé défensif – des jardins au cœur –
irrigué d’un chemin lent charriant cailloux en kyrielles
alvéolé de murs et de haies en fusain et fleur
long comme un tir d’élingue ou un tir de flèche d’enfant
profond comme le fer de bêche et large comme un vicomté de matou
sans limite par le haut seulement où la lune roule et parfois fend
lieu connu inconnu où courir où se lover un continent un trou
TERRE :
terre versatile changeant d’humeur au gré des pluies
pleine de chiendent de pièces trouées de céramique
d’œufs d’escargots d’insectes anonymes de lombrics
chair ferme et noire que l’on blesse et retourne étourdie
l’été poussier presque sable souvenir de la mer
que la pluie oscelle de fontaines avant de submer
ger les soirs de frais orage où prospèrent les crapauds
terre qui souffre les engelures le sec les eaux
CIEL :
ciel première et ultime lecture de la journée
rougie du sé met la mare à sé rougie du matin
mat la mare au ch’min donnant l’heure le vent la marée
strates de nuages coursant vers un but incertain
grand texte de science et d’augure jamais épuisé
dont je connus des traducteurs chargés d’autorité
glace sans tain cachant Dieu regard qui la brisera
dans un fracas d’orchestre d’éclairs de cris de tournoi
MAISON :
linteau non daté plus d’âtre plus de petits carreaux
fenêtres des aïeux aveuglées dans les murs fumées
détournées torchis menacé caniveaux cimentés
maison libérée ingrate qui digère ses os
deux clés un verrou en font un abri contre la mort
les loups les rôdeurs les romanichels tous les méchants
les souvenirs les inquiétudes sans voix le dehors
tanière où toute peur se transmue en peur d’enfant
JARDIN :
verte géométrie prévision en grains pensée vive
rangs de semis cloison de rames plaisir de raison
DEPENDANCES :
métropole incrustée dans l’immensité étrangère
planisphère bleue verte et grise infinie dangereuse (1)
zone d’ombres peuplées de voleurs d’enfants de vipères
chasses perdues dans la distance végétale aqueuse
je conquis des comptoirs en y fichant des certitudes
le port du Becquet et le port des Flamands Collignon
plage fine et les coins de rocaille de Bretteville
la campagne de Tourlaville aux chemins creux sans nom
de jeudi en jeudi jour du marché Cherbourg la ville
lieux d’expéditions sans boussole et l’on perdait le Sud
(1) Enfant je croyais que le mot planisphère était féminin. C’est pourquoi
je lui conserve ici ce genre erroné.
VIE :
Le fucus pourrit dans l’air sucré comme une palourde
l’air lourd aux reflets d’ardoise ombré de mazout très doux
s’abonnit jaune au creuset des huîtres pied de cheval
le sable anthracite ravagé de vibrants cratères
fait une matrice aux coques bleues qui se fossilisent
les crabes mangent des poissons morts dans les algues mangues
EPAVES :
Les courants sont les responsables des charniers d’épaves
bois arraché aux bateaux cales tachées de coaltar
balais cassés par des mousses os peut-être de drakkar
flotteurs planches écrites en anglai ou scandinave
MINERALITE :
galets fermés crispés sur des cristaux jamais avoués
le granit est-il rose de la fusion de son centre ?
illisibles pages du schiste indécision des gangues
entre vase et roc naissance du grés sous les falaises
chaos de cailloux blessés de confits anciens couleurs
fantasques de rognons truffés d’éclats criblés de sable
enchevêtrement de ressemblances amputées reins
de chevaux de putois dos de tortues tartrés de sel
ODEUR DU PORT :
sel vert fiel d’eau peinture des bateaux cuite au soleil
sel blanc bref rouille feuilletée des bouées des anneaux
des bittes d’amarrage des rails friable brun rouge
vert d’algue séchant dans le grillage des nasses noires
vapeur fissurée du granit à croûte de biscuit
vers peau de maquereau morceaux d’encornet laissés par
les pêcheurs ronds d’huile arc-en-ciel marches mouillées
relents fauves et moussus des casiers pleins d’araignées
TEMPETE :
sur les blocs de granit contractés coudes en avant
la mer aux reins épais vient s’empaler éclater en perles
ODEUR DU LAVOIR :
le lavoir sent le linge mouillé le savon le vairon
le zinc râpeux de lessiveuse le velours de vase
la pierre à laver l’algue fade le noir d’anguille âcre
les mycoses de l’obscurité sous l’arche du pont
ODEURS DE MAISONS :
odeur de moisi de marc de café de vieux journaux
de tablier noir lustré à peaux d’oignons dans les poches
de toile cirée chauffée à la loupe du carreau
comme un subtil butane au ras de glissantes peintures
épluche de patate macérée ciment d’évier
ronde encaustique à gorge poussiéreuse tapis rance
PEUR :
Conspiration de branches nues pour dessiner des mains
PEUR :
dehors était un aquarium d’encre où nageaient des bêtes
papillons poissons oiseaux muets soyeux talqués de noir
au carreau de la chambre guettaient des raies à grands voiles
PEUR :
le chien lubrique à gueule de requin et flancs de forge
s’arrache la gorge et déchire la nuit en lambeaux
MARE :
légère vase aisément réveillée alors nuageuse
linceul aux douceurs de soie et de suie donnant à l’eau
sa fadeur et son goût bistre de décomposition
pattes d’étoiles noires le triton bleu ardoise a
le ventre si vif orange qu’on dirait une erreur
ici où le têtard la sangsue les insectes d’eau
sont noirs ou marron seul l’épinoche maître du lieu (1)
car c’est le seul poisson porte des couleurs éclatantes
écaille rouge orange et turquoise ou brillant d’émail
parcourue d’ondes la sage sangsue avance en U
qui s’étire et se referme de succion en succion
(1) Je ne crois pas le dictionnaire quand il affirme qu’épinoche est du féminin
MORT :
agonie du vra vert à gueule déchirée au fond
de la barque sous le soleil qui éteint les écailles
MORT :
des attributs de la mort le premier est le cheval
aux flancs regorgeant du sang noir si vite corrompu
MORT :
la caviardeuse eut raison des plus parlants des plus forts
du maçon qui maniait comme un crayon d’enfant la pelle
insouciant hercule aux poumons d’éponge déchirée
du paysan qui tomba en déroulant sa flanelle
du pêcheur au gosier d’acier qu’un jour ses mains trahirent
MORT :
sarbacane en sureau évidé munitions de lierre
arc en peuplier dépiauté glissant comme l’anguille
flèches en osier durci au feu élingue en fourquet
de noisetier tirant des crampons des billes d’acier
sagaie en bambou épée en latte fouet en ficelle
la cruauté tire et lacère dans le doux bocage
où des angelots se lancent des œufs de roitelet
JEUX DE BILLES :
tous les jeux – triangle œil de bœuf tour de France canic –
nous apprenaient l’âpreté des batailles d’intérêt
faillites et fortunes sacs de grosseur lunatique
enfants au cœur sec avares de leurs boulets en verre
DECORATION D’INTERIEUR NORMAND :
christ au cœur saignant fleur gagnée à un tir de kermesse
calendrier des postes photo de mariage auto
en plastoc don d’une lessive enfant à fesses
fusil crucifix avec laurier béni des Rameaux
CATECHISME :
curé d’Ars Pie XII enfants chinois autour d’une sœur
serpent sous les pieds de Marie martyrs de l’Ouganda
bouche de l’amie chantant les commandements par cœur
HOMME :
généalogiste du miel chroniqueur des bourdons
et des reines orienteur des essaims avec le miroir
dresseur de chiens tresseur de ruches éleveur de boutons
de rose goûteur intolérant homme de savoir
grand sédentaire qui partit une fois à la guerre
quérir des souvenirs pour la vie et du plant de sentence
et l’étalon de la faim qui le fit satisfaire
HOMME :
vivre n’est plus que respirer posé comme une buse
sa femme est morte d’un cancer ses enfants d’une bombe
vers le café il déambule en crachant des méduses
HOMME :
avec son cœur en papier de soie il charmait la mort
combien de fois la trompa-t-il pour revenir encore
jouer avec un enfant ? beauté dur payée de douleur
d’hôpital de sang révolté de frénésie du cœur
FEMME :
la domestique vêtue de sacs de pommes de terre
rendit son foie chocolat cuit par le cidre et le vin
partout dans sa cahute en tôle – vestige de la guerre -
femme tous les jours agenouillée dans les champs les mains
ne sentant plus l’ortie les doigts gris cornés griffes d’ours
elle croyait aux vertus de miraculeuses sources
et la nuit s’agenouillait encore priant saint Go
de guérir le nez cassé la folie l’impétigo
de son fils marié père ouvrier agricole alcoo
lique rentrant le soir ivre mort rouge comme un co
frappant son vélo sa femme ses enfants son fourneau
FEMMES ENCEINTES :
laborieuses montgolfières de chiffon soupe et lait
on dit aux enfants curieux qu’elles ont le ventre plein d’eau
reines d’un peuple de femmes exclusif tricotant
cherchant des noms savourant sa communauté d’organes
COUPLES :
d’amour nul exemple couples séparés par la mort
ou s’entredéchirant ou ne s’entredisant pas plus
que le congre et le homard habitant le même trou
ACCEPTATION :
homme de peu d’espoir à la vue de taupe à faim de chèvre
la soumission devant la force de la mer brisant
les jetées la force du vent la force de la mort
s’étend aux choses humaines jugées aussi fatales.
SOIR :
bilan de la boisson coups de pied sur le crâne du
chien qui fait un bruit de bois enfants le front dans l’assiette
femme qui s’essuie les yeux homme qui s’endort et ronfle
le bras en rond sur la table il a gardé sa casquette
INCENDIE :
les enfants verrues écorchées nez morveux dents terreuses
jouaient dans la cour grillagée vautrés dans la boue de bauge
la maison sentait le graillon le biberon l’urine
la nuit entraient les salamandres que le père tuait
pour voir autre chose ils mirent le feu à la maison
VENTE :
pressoir à vis manège à cheval traits brides bridons
sciard brabant à deux chevaux van mécanique banneau
établi et valet piège à putois cage à cochons
cinq tonneaux dont un en vidange tiers licol rouleau
transvasement de la puissance leçon inutile
MENUISERIE :
le copeau jaillit à la lumière de la varlope
le trusquin fixe la ligne de la scie infaillible
fer du ciseau sur la pierre à morfiler qui salive
le père est maître des mots et le bois lui obéit
REFUGES :
vieux avares de mots j’étais le gui de vos mémoires
et je demandais asile à la plume à la fourrure
à l’écaille je changeai de vue de souffle et de faim
SOUVENIRS DE MARINE :
voiliers au pavillon en berne sur les bancs d’Islande
marins morts en mer coulés avec leur dernière gueuse
doris habité d’un mort errant comme sur la lande
bateau debout contre le mur de mer proue en ogive
à Cherbourg donné perdu corps et biens mais revenu
sans mâts brisé comme après le supplice de la roue
sur la mer désaoulée le baptême de la tempête
et ces belles corolles d’eau qui ont au cœur un trou
quand bêlent les sirènes crient les radios éperdues
quart à la pointe du bateau pour épier les icebergs
les baleinières sous les arcs de triomphe de glace
CRAPAUD :
caché le cœur dans la gorge battant la peur du martyre
il ne sait pas que son œil noir cerclé d’or est superbe
PIEUVRE :
pauvre substitut de la femme punie de la peur
de la succion par l’insulte salace et le couteau
entre les yeux et la tête retroussée pour cracher
l’encre et les quarante coups rythmés par la roue de bras
FRAISE :
à son lit de paille et au soleil la fraise prenait
et gardait en sa chair les éléments jaunes du feu
qui dardaient lors de la somptueuse explosion dans la bouche
DECOURAGEUSEMENT :
l’essaim ivre des sensations met l’esprit en péril :
grain du givre poudreux brillant sur l’herbe devenue
vert émeraude aux brins plus nets bras d’anémones de
mer puisant leur suc dans la nuit chargée de particules
scintillement sur les murs aux lichens cristallisés
air moulé comme un métal bleu sur le toit des maisons
subissant le poids serrées comme...: fatigue de dire
les abeilles se multiplient il n’y a plus rien à faire
le chien qui ayant renversé la ruche voulut
mordre l’essaim périt étouffé sa langue enflée
NEANT :
algues vertes filant dans la transparence des eaux
à pulpe gorgée de soleil sur le sable soumis
capture du regard qui se déverse dans le flot
et tout de moi suit vers le large douce hémorragie
tentation de renoncer au garrot jusqu’à l’étale
NEANT :
la porosité des pierres du quoi boit la conscience
les poux de mer charognards des pensées trouvent pitance
retirez-vous repus au fond de vos trous crevez-y
je cimenterai le quai et vous devrai l’amnésie
NEANT :
se couler dans la peau mordorée de l’orvet qui dort
NEANT :
la brouillante anarchie de la fourmilière au soleil
mange le temps jusqu’à l’os comme un cadavre d’oiseau
NEANT :
le port retient son souffle et ne craint plus le descendant
pour l’éternité la mer d’huile entre les bras des digues
le brouillard absorbe les efforts de la plénitude
nulle barque nulle pensée ne quitteront la darse
NEANT :
vivre pris dans l’arbre creux un nœud évidé pour œil
NEANT :
escadrille d’oiseaux qui ne seraient d’aucune espèce
perfection du vol blanc sur un océan sans rivage
Revue « Poésie partagée »
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1984