Daniel Biga (1940 -) : « Qu'est devenu le petit peuple... »
Qu'est devenu le petit peuple des mansardes qu'escaladait l'escalier de service
mangeait fort rarement des truites à la mode de Quand
mais beaucoup plus souvent des raviolis-boîte Monoprix estampille Forza
s'arrosant largement au sous-picrate de soude
qu'est devenue Concon qui gueulait-jurait (Peau lisse Secours l'embarqua un
jour qu'avec sa canne elle chargeait les
zautos : on ne l'a jamais revue par ici)
qu'est devenue l'infirmière sexagénaire corse emphysémateuse qui jusqu'au
septième grimpait clope au bec arrimée
qu'est devenu le vieux monsieur tête chenue qui humblement dit à Brigitte
combien ô qu'elle lui plaisait beaucoup !
qu'est devenu le petit peuple des campagnes le petit peuple des montagnes
qu'avait si peu de picaillons la Girardot qui
picorait avec ses poules pionçait dans la paille près de ses vaches
qu'est devenu jardinier Mespièdre son bleu sa casquette sa musette son pied bot
pas beau
qu'est devenu Trastour paysan du Plateau et Perrimond qui bossait à la scierie
Tante Bertbe qui chiquait et crachait et sa
sœur qui prisait qu'est devenu Lombert plouc de la Plaine Cagnard chauffeur de
car Bellassis du bar-et-tabac et
Rodolphe le cantonnier qui louait ses biscottos
que sont devenus modestes sujets humbles personnes Gilberte la bonne-à-rien-
faire du DocteurMademoiselle Rorh la gouvernante du Curé Pompom
le vaillant cheval Lady chienne fidèle et tant de bêtes fatiguées :
«... maintenant et à l'heure de notre mort ainsi-soit-il »
En cinquante ans j'ai vu mourir un monde
et nul ni rien ne remplacera ces types ces bonnes femmes ces bêtes ces êtres
disparus
leur façon d'être de faire de dire de rire pleurer hennir aboyer se taire fut unique
et irremplaçable
qu'est devenu le petit peuple des montagnes celui des campagnes - des
baraques des masures des granges des terres
sèches où venait un si petit blé et des prairies trop pentues...
qu'est devenu le petit peuple des soupentes en ville ?
et Carlo le berger qui gardait les brebis des zôtres Martin le fossoyeur - Pauvre
Martin pauvre misère chantait Brassens –
les petites gens zordinaires et zuniques je me souviens de tous ceux-là
je me souviens de tout cela Tîti le simplet Toto le clodo Bébert le manœuvre
Mouloud l'Africain - digne pauvreté n'était
pas misère - et le paternel son béret basque sa bécane sa carriole galère plus
lourde que lui et Milou qui bégayait en
bavant le garde-champêtre unijambiste et Mourré lui aussi tirait sa guibolle
mais pas l'infatigable Augustin le facteur
des quatre-chemins qui sifflait «parce que ça lui donnait du courage... » -
beaucoup avaient multicolores rubans en
boutonnière -Michel l'artisan son moignon de menuisier Janot le maçon aux
muscles de béton sans oublier Monsieur
Pierre le patron qui ne se payait plus depuis six mois pour ne pas débaucher
son vieil ouvrier son jeune apprenti...
qu'est devenu le petit peuple qu'avait pas d'actions ni d'options :
sortie des artistes ? entrée des autistes !
In, « Le Patriote Côte d’Azur »,
Nice
Du même auteur :
Homme né en 1940 (11/03/2015)
Les chants désespérés (10/03/2016)
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