Alain Borer (1949 -) : La belle de Halley
La belle de Halley
(pendant son monologue, la comète effectue une rotation
autour des deux captifs)
Le voyage est si long pour que je resplendisse
Au-delà des dernières planètes aux confins du système solaire
Dans l’obscurité pure et le froid absolu tourne autour du Soleil une
invisible sphère
Idole informe et vague, Ô ma mère cruelle et glacée en coulisses !
Par milliards ses cristaux gravitent lentement figés dans ses anneaux qu’elle
a voulu enclore
Je reviens au royaume de la comète mère, noir nuage d’Oort où les ténèbres
donnent un air de pelage à la mort !
Nuage d’Oort, Ô mère morte d’aucune carte stellaire, trop lointain réservoir
cométaire !
Cimetière spiral au fond du corridor, ombre tirant les corps, ombres étirant
les peaux !
Ô Nuage agrandi encore par ma pensée ! Suaire des dortoirs insoupçonnés
du monde où s’échappe parfois un éclat de mémoire, drapeau élémentaire !
Tanière illusoire des origines, hangar ! Et je dois revenir tous les siècles au
Dépôt...
D’une chiquenaude parfois je m’en vais et voilée je m’élance penchée sur
un tournoi sans fin
Je descends tout au long du fluide univers à travers les premières nébuleuses
ou d’une île-univers à l’autre
Remontant le passé dense et chaud je vois les galaxies s’attirer et s’enfuir en
cohortes
Et captant la lumière du grand brasier qui flotte j’emporte la rumeur
amplifiée du Rien
Et toute seule sous mon dôme, fille aux cheveux d’argent sans âge ni désir,
j’erre aux miroirs concaves qui se moquent
Ecarlate au périhélie, glace bleutée à l’aphélie, éphémère équivoque !
La galaxie est une serre où s’étirent d’énormes fleurs, des tubuleuses qui
s’allongent
Et dans ses beaux quartiers je reconnais la Terre : c’est la petite Bleue qui
songe
Le Soleil colossal ventriloque des nuits exalte mon itinéraire
Quand je m’émeus à ses rayons sur cent millions de lieues ma bannière
l’escorte
Bientôt je resplendis, nocturne cimeterre sur la Sublime Porte !
Et toute saoule sous mon dais j’emporte au loin tous les parfums des océans
et des forêts
Les guetteurs de l’espace à présent que je passe à portée de leur voix
m’exhortent en prières
Suivez-moi, remontons aux aurores du Nuage d’Oort ! Ne levez pas le voile
où dorment mes secrets !
Que suffise l’attrait des peurs que je provoque ! Signes sûrs du néant
conjuré par la vie sur la Terre
Montez en moi barque chantante, fendons l’obscurité attachante des cieux !
Allons dans l’univers explosif où éclate le rire des dieux, l’immense rire des
dieux !
(extinction des feux)
La comète de Halley
Editions Fourbis, 1991