Serge Sautreau (1943 - 2010) : A l'intérieur on songe
A l'intérieur on songe
(fragments)
« L’improbable poésie, son bégaiement, ses grèves »
La koésie est un dîner de gala chez les sans-papiers
En partant elle emporte tout
Même les montres
Elle a ses entrées dans les salles de contrôle
Tous les écrans pour capter l’indicible
Les cordages piègent le vent c’est de la buée de pauvres
On en fera un ressac sur un catamaran
L’absence de toute idée aura le dernier mot : formel
D’autres disent formol mais ce sont des alouettes d’angle
La koésie ne fréquente pas pour rien
Les polices de caractères
Question liberté elle a le bracelet agile
Elle tend les mains les arabes trinquent
Elle voile sa page les noirs dégustent
Elle joue aux dés c’est la débâcle
Elle vise au cœur ça marche droit
A l’intérieur on songe il y a de l’embauche dans l’air
Jamais cette jeune fille au pair n’a été hors la loi
On ne décèle pas le moindre écart dans sa tenue et quand elle semble
Coïncider avec la catastrophe c’est une crise de rien
Un revers de langage pas de quoi faire une émeute et de nos jours
Elle chasse le sens comme au charter ou pour un safari :
Qu’il n’en reste rien pas un cri pas une bribe
For-mel je vous dis et tout dans l’impassible
Dehors il n’y a rien dedans c’est de la chaux parlons bretelles sur web
A l’intérieur on songe
Quelle avant-garde vraiment vraiment
Les âpretés élémentaires elle en fait amnésie
D’autres rébus l’attendent à équation sur césure
C’est fou ce détergent qui vous nettoie le mental en regardant ailleurs
A l’intérieur on songe
A de la koésie
L’extérieur s’en désintéresse
Il y a aussi la doésie
La petite souffreteuse de machine à moudre
Ella a un châle de soupirs prophétiques mais à peine les entend-on
Qu’elle s’est mordu le doigt
L’extérieur s’en désintéresse il a grand tort
C’est une indic de première
Un aérolite à tête chercheuse dans le for intérieur du catimini
Pour la lâcher macache
En filature elle est indécrottable
Sa fenêtre domine
Une cour perchée très étroite et pleine de jaune d’œuf
Elle le sait son nid d’aigle qu’il a du plomb dans la diérèse
Mais elle s’en moque ou fait comme si
Ses travaux à domicile lui font approcher le big bang
Croyez-vous qu’elle perde la tête non elle allonge le bras
Et traverse le mur
Un jour elle a épouvanté nosfératu
Mais elle est très collet monté avec elle pas question d’oiseaux nus
Ni d’épopées de draps froissés à travers les halètements d’octobre
Elle trame avec soin son hérésie de vieille migraine
De vieille mélopée qui ploie sa plainte sous la pluie
Le central ni personne n’ont besoin de ses murmures de laine tondue
Sa cote est vide à la corbeille
La doésie n’a pas d’avenir prévisible ni de carnet à souches
Son présent perpétuel la protège à coups de cravache et ça pleut
Ca pleut à l’infini dans ses greniers de belette grise
Lui non plus
A la surface il sème
C’est son ombre qui nage
Les miroirs le tuent vite
Il ne prend pas de gants
Un suspens infini ou pendu par les ailes
Pour tisonner les tentations de la dernière chance
Avec lui pas de cap
Une hantise à contre-jour
Sa magie coupe les lames
Le rire souterrain il vous le rentre dans le gosier
Par le soufre par l’ail et par le vétiver
C’est le fils de pilaf et de la soésie
Une tradition de crocheteurs célestes
Avec une dextérité de clefs de voûte aux doigts
Avec lui c’est la neige ou le diamant qui brûle
Pas de mégot pas de mesure
Pas de fumée seulement du verre et dire
Qu’aux grands travaux nul ne lui confierait un compte-gouttes
Avec lui au détour d’une ligne rien ne manque et tout est absent
Avec lui le monde italique ne soliloque plus
Lui, le soème, qui frôle le vertige métaphysique de l’as de trèfle
Quand il caresse sa capture avant de l’escamoter sous la nappe
Il s’affranchirait de la langue vite fait
Comme d’un poker de contrebande sous les tangages sociaux
Mais sous les faiseurs d’anges y flaireraient un piège
Lui non plus
Bien en main
Quel homme s’il ne s’habillait de mots
Quelle femme si elle n’était un court-circuit
Nulle décence aux voltages
Ici on lâche les loups
Seuls repères : le vent, l’os
Le noème est au paysage ce que la balle traceuse est à la chute des corps
Les quatre saisons de la bigoterie versifiée ne s’en remettent pas
Et tout autour, littérature
Le noème est messianique à en crever
Il a des fagots d’années-lumière sous le coude
Ca vaut mieux que la guerre continuée par d’autres troyens
Quel homme s’il n’était un texte
Quelle femme si c’était une voix
La politique du maquis transparent leur passe sous les nerfs
On ne voit qu’eux sans jamais les voir
Et silencieux comme le son
Même aux objets perdus ils sont perdus
Ils ne servent strictement à rien :
Quelle force
Dès qu’ils auront la parenthèse
Bien en main
A la lettre
Lorsque la lettre jaillira
Lorsque la lettre jaillira hors chiffres
Lorsque la lettre jaillira du sommeil où l’avait asservie le monde
Lorsque l’hypnose utilitaire aura cessé de l’enrôler
Lorsqu’elle dira non, la lettre
Lorsqu’elle bousculera ses gardiens
Lorsqu’elle débridera ses épaules encapuchonnées d’esclave
Lorsqu’elle enverra les phrases tricoter leur panique aux oubliettes
Lorsqu’elle désertera
Lorsqu’elle clouera les langues sur pilori d’incertitude
Lorsqu’elle abandonnera la clef des mots dans la soute à mirages
Et lorsque, libérée, elle démâtera le ciel, la lettre
L’avant-dernière lettre, celle
Qui fourche et ne zigzague pas, celle
Qui n’en finit jamais d’infuser ses chimies,
Lorsqu’elle jaillira
Lorsqu’elle aura conquis son ombre et perdu son revers –
Qu’adviendra-t-il
Tandis que dalles glacées, patios vides et colonnades
Attendront terriblement que vienne le soir, et même la nuit,
Sur l’à-pic de la lumière ?
in, Orphée studio : « Poésie d’aujourd’hui à voix haute »
Editions Gallimard (Poésie), 1999
Du même auteur : Révélation (22/09/2021)