Jules Supervielle (1884 – 1960) : Trois poèmes de l’enfance
Trois poèmes de l’enfance
L’ENFANT ET LES ESCALIERS
Toi que j’entends courir dans les escaliers de la maison
Et qui me caches ton visage et même le reste du corps,
Lorsque je me montre à la rampe,
N’es-tu pas mon enfance qui fréquente les lieux de ma préférence,
Toi qui t’éloignes difficilement de ton ancien locataire.
Je te devine à ta façon pour ainsi dire invisible
De rôder autour de moi lorsque nul ne nous regarde
Et de t’enfuir comme quelqu’un qu’on ne doit pas voir avec un autre.
Fort bien, je ne dirai pas que j’ai pu te reconnaître,
Mais garde aussi notre secret, rumeur cent fois familière
De petits pas anciens dans les escaliers d’à présent.
L’ENFANT ET LA RIVIERE
De sa rive l’enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés,
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais,
Quelle est cette façon
D’être et d’avoir été ? »
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.
*
La charrette qui vient du fond de ton enfance
Comment peut-elle encore gémir en avançant,
Elle qui dort si mal au creux de la mémoire
Ne devrait pas ainsi affronter le présent.
Mais tourne-toi plutôt vers cette grande glace,
Affronte ce visage issu de maintenant,
Ou bien combien de fois faudra-t-il te redire
Que le reste n’est plus que mort et souvenir,
Et que, seul, ton regard qui ne peut se rider
Sait venir de très loin pour aboutir si près
Qu’il te donne le vertige des précipices,
Et tu baisses les yeux par crainte de tomber.
La Fable du monde
Editions Gallimard, 1938
Du même auteur :
L’Allée (12/11/2014)
Hommage à la vie (12/11/2015)
Le forçat (12/11/2016)
Nocturne en plein jour (12/11/2017)
Prière à l’inconnu (11/11/2018)
Les amis inconnus (12/11/2020)
Oublieuse mémoire (12/112021)
Mes légendes (12/11/2022)
Le matin du monde (12/11/2023)
Apparition (12/11/2024)