Claude Vigée (1921-2020) : Dans le défilé
Dans le défilé
Naître
tomber
sans souffle
entre les cuisses étroites
un instant écartées
de la nuit notre mère
Puis tournoyer
en haletant
dans l’escalier de marbre noir
en spirale
du temps
jusqu’au second détroit : l’infini sans mémoire.
Dessous, le fleuve au désert coule, imperceptible
égout :
la bouche ovale du labyrinthe – un cloaque
assourdissant qui s’ouvre
dans la mer où s’éteint toute lueur des voix.
D’abord on meurt de vie.
Ensuite on vie du meurtre.
Cela se fait tout seul
sans nous donner de mal.
Le soir
à la télé
lorsque les enfants dorment
la mort fidèle acteur
est toujours au programme.
Très tôt. Beaucoup trop tard .
Un homme en Orient dit à l’homme d’Occident :
« Depuis l’origine
toute l’eau s’est évaporée.
La fêlure est dans l’os. Dehors
sur la sphère aplatie et sèche de la terre
c’est un craquèlement d’argile désertique –
ruche d’abeilles mortes, engluées dans leur miel ;
la cire s’est muée en alluvions opaques,
croûte d’excréments perforée d’alvéoles scellés.
Monde des sourds-muets. Chacun, sans la parole,
est un juge effrayant pour l’autre, qui l’annule.
Un meurtrier se tapit derrière chaque fenêtre.
Ni pain, ni syllabes complices
à rompre en compagnie
face à la nuit qui croule, après la jeune pluie,
sous la vendange des étoiles de l’automne...
Ici, rien à manger. Une moisson de ronces.
Plus rien à dire : un tison pour la paille !
Tous sont voués au feu. »
Soleils
fils d’une angoisse
héritier de ma peur,
malgré l’étouffement
la nuit
et la sueur
et la barre d’acier broyant le cœur de l’homme,
l’annonce du feu futur portera encore
demain
une parole simple
un bref mot d’ordre :
le cri de la lumière enceinte jusqu’aux lèvres !
- pour nous mettre en chemin vers nulle part,
chacun seul avec tous sur les sables mouvants,
à la quête du souffle errant de l’origine
dont le poème
ici
un instant sculpte
cette double rumeur :
front cendreux de la terre
obscure, désolée,
ou
visage éclairant de la fête étoilée.
Par hasard
ce matin
c’est un quatre juillet
l’attentat quotidien
a lieu
place de Sion justement,
la glacière piégée
a sauté
en plein ciel
chaque instant
sur la vie
tombe le couperet
il y a treize morts
soixante-dix blessés
une mauvaise blague
ça s’est fait par hasard
Ehéié asher Ehéié
Pour nous depuis Auschwitz
l’holocauste est perpétuel
les corps sont ceux de nos enfants
brûlés vifs
soufflés
déchiquetés
ein Tag ein Wort des Gesanges
der steinernen Zukunft
abgerungen
Quand reviennent Souccoth et les fêtes d’automne
le rire des tueurs le cri de la victime
montent vers le lieu sombre où s’assemblent les eaux du ciel
Les morts sont balayures d’insectes
quittés par le désir.
Je me ferai
qui je pourrai.
Buvant le vin, mangeant le pain de la terre promise,
dans la fumée qui monte de cette ville en flammes
je retrouve la clef de mon désir ancien.
A quoi bon un poète par temps de pénurie ?
Source vite tarie
en amont du langage,
simple expiration d’une clarté dans l’air,
besoin muet tracé dans le vif d’un visage :
souffle,
parole errante, ignorant l’écriture,
tu n’es que le fatal élan du héros vers
un théâtre où font loi le masque et la figure ;
de ton éden toujours sortira notre enfer.
« Quel soleil sans remords
soustrait à la chair vaine
saigne au front des faux morts
dans la mer souterraine ? »
Nous deux, dans le champ de maïs,
buissons de feu profondément bleuis
comme la chevelure de l’air
au soir de cuivre hors du temps,
écoutant refluer sur nous
le souffle rouge sombre,
aspirant
effeuillant
l’odeur en feu de la forêt.
Un portail qui s’enfonce –
puits d’orage nocturne
où dort la braise ancienne
entre les collines rouillées
qui portent l’espace noir :
gueule de four ouverte
sur le bûcher céleste
bâti par les nuages
dans les ronce rouges d’octobre.
Libre jusqu’au seuil de la perte
je porte en me jouant
le joug léger du temps.
Mais toujours, redressant la tête
en moi j’écoute rire
le craquement sinistre
d’une antique vertèbre
dans le creux lisse, tiède et tendre
de ma nuque.
Dans le défilé
il n’y a pas de sens
sinon
ce cri
soudain fusant
un cri de
grâce :
manducation du vent
jour aveugle du chant
propulsé par le sang !
L’homme naît grâce au cri.
Corps mué en tâtonnement,
réduit à merci
par la nuit,
j’avance pas à pas dans mon étouffement
suivant une fissure
dans le roc lézardé.
Ru asséché, qui campe au creux de ma fêlure,
le sens vers lequel je me faufile
comme dans les lèvres d’une blessure,
c’est l’impossible
aujourd’hui,
un moment meurtri gagné sur le sang :
mon coup de grâce
- Demeure donc, tu es si beau ! -
Pieux magicien moqueur,
sorcier béni du ciel
et cynique aussitôt par trop de nostalgie,
je m’amuse toujours au cœur de l’épouvante :
pitre déporté dans le vide
à repeupler de mon fou rire
surgi
sombré
sauvé
perdu
marionnette du souffle
je replonge déjà
(mort-né ressuscitant
à l’affut d’une parole)
vers l’abîme inversé
des formes qui m’appellent.
Du roc la foudre monte en flèche
pour édifier mon ciel fêlé :
étincelle en vain arrachée
à l’enclume du cœur,
la syllabe volée
à la flaque de feu muette,
coagulée
sur le billot.
La chaîne de mon chant se ferme sur la nuit,
anneau déjà rivé
torque ou tête tranchée
sur le séparé haletant
bouche bée
aspirant
vers le cyclone virtuel,
air inter –
dit à ma musique,
pénurie du vent dans la pierre.
Un jour un mot du chant
conquis sur l’épaisseur de roc du temps
la main nue creusant le tunnel
sous l’écroulement incessant de la montagne
coincé
cerclé
traqué par l’immédiat
nuit mort silence
on ne peut pas
se retourner
dans le détroit souterrain
l’instant à presque vivre
et arraché de justesse
conquis à l’arme pourpre et peu sûre de la parole
Jacob et poésie ont le même destin
être juif
ou poète
c’est tout un.
L’élu est limité
restreint à l’identique :
les autres ont le choix,
s’ils n’ont pas le désir.
Chaque nuit Esaü
traque une biche vierge
sur les montagnes de Séir.
Les gentils s’octroient toute la place
qu’ils veulent dans l’espace,
ils prennent mille hypothèques
au crédit mutuel de l’histoire du monde,
sur l’unique maison de leur mort à venir ;
ils renversent les alliances,
achètent et vendent les hommes à l’encan :
Edom est un chasseur devant nul seigneur-dieu
et les nations pullulent sur le marché du massacre !
Mais pour le séparé
ni répit
ni repos :
la bataille incessante
est son terrain de jeu
son seul chant de manœuvre
et son feu
et son lieu.
Enfant du malconfort, amant de l’oubliette,
il respire à l’étroit
le petit jour
qu’on lui rationne.
Sa guerre est avec chaque instant,
lui est contesté même
le rayon de l’aurore
où il se tient debout
sur la tête à l’envers,
acrobate du rien qui défend son domaine :
l’encore ici,
risible,
son seul endroit – un cri
que la mort affairée
cerne et réduit de toute part.
Dans ton sang tu vivras :
lieu saint, inhabitable, au fond du labyrinthe.
Né dans le chenal desséché
tu dois
creuser l’aujourd’hui refusé
dans le flacon rouge de la montagne,
marteler de tes deux poings nus
debout au bord du gué un poème hoquetant,
enfanter le peuple ahanant
qui boite
devant l’arche
selon le pas de danse obstiné de Jacob.
Peu de temps réservé pour lui
dans le désert rongé de vent –
devant ses mains orantes
nulle patrie offerte
sur un plateau d’argent,
ni de maison à l’aube ouverte
et close la nuit, prudemment.
Il y a deux mille ans, le contrat d’assurances
a flambé dans le temple : happé par la fournaise
en poussière
est tombé
le plumage
de l’ange !
« Tu choisiras la vie, pour que tu vives. »
Dans une tour de cristal transparent
j’ai lu la vérité sur les faces murées
des soixante-douze nations, qui se disent
unies sous le soleil du Nouveau-Monde :
pour les nations l’honneur de l’homme
fleurit dans le mensonge,
la perfection triomphe avec le meurtre,
l’amitié vit du dol et par la trahison.
Tristesse des nations ! La vie ne les aime pas,
au banquet des serpents langue et cœur se haïssent ;
Avec l’horreur s’écarte la parole
de la table où le venin seul est roi.
La joie, au milieu d’elles,
naît pareille à une étrangère :
avant le temps
elle s’éclipse comme l’eau d’une source nocturne
qui jaillit trop tôt du désert
et se dessèche à l’aube.
La terre, un jour, se venge de sa soif,
laissant pour l’héritage à l’homme du déclin
labeur, soucis, calculs, prévisions, prisons
où la faim s’exaspère, où s’éteint le désir.
Une attente sans but. Être né pour la fin.
Triste chair à destin,
d’abord, au repas de Caïn
les prémices sont dévorés par cent bouches voraces :
à quoi bon exalter l’agneau
sur les bois de l’offrande ?
La fête des nations se tient dans une tour de verre
pour célébrer l’Ascension de la Mort
et parler son langage.
Le défi de Jacob
- son unique destin –
soit la parole : enfin
humaine.
Vrai poète
(en ce temps d’histrions et de cuistres),
tu nous avais rendu le don de clair-distance,
l’éclat du mot vivant qui fait surgir les corps
devenus tout à coup vacants, comme invisibles.
Dédaigneux des soupirs, des larmes, du délire,
tu savais nous confier – mais avec le sourire –
un chant qui se souvient
de la peine des hommes.
Sûrs de rien,
sans royaume
autre que le bruit du vent
où donc notre demeure ?
et dans quelle clairière
danse la grande mort, qui conquiert ses domaines
sur la forêt natale où chantent les fougères ?
Consentant à la nuit
aspirant à l’abîme,
notre secret sur terre
n’est-il pas d’oublier la vie
pour naître à chaque instant,
presque libres de souvenirs
dans la lumière froide, incertaine, de l’aube ?
L’éternité d’un cri
- la floraison toujours
promise au vrai poète
par la terre funèbre –
prend racine au tombeau
qu’est l’attente de vivre.
Lorsque tu glisses
comme l’ombre du vent
sur le sil rouge
de mon sépulcre,
de désir
dans la fosse
je déchire
mon suaire...
Parler
palper :
connaître en caressant.
Voir battre sous mes yeux
sentir avec mes paumes
qui de ton premier cri suraigu se souviennent
s’agiter et frémir une nouvelle fois
le grain de feu planté
dans l’eau sombre
des origines.
Grande fille en allée,
- un peu la mienne encore -,
dans ce ventre mouvant que son levain travaille,
le germe d’un salut mûrit avec la nuit.
Embryon,
feu errant
qui veille et qui sommeille :
un oiseau capturé tisse son nid de feuilles
dans l’humide sous-bois du verger qui l’accueille.
Par l’eau-mère du temps
secrètement nourrie,
l’étincelle du cri
toujours caché
attend.
Délivrance du souffle
Editions Flammarion, 1977
Du même auteur :
L’eau des sombres abysses (03/04/2015)
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