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Le bar à poèmes
27 avril 2019

Claude Vigée (1921-2020) : Dans le défilé

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Dans le défilé

 

Naître

             tomber

                           sans souffle

entre les cuisses étroites

un instant écartées

 

de la nuit notre mère

Puis tournoyer

                          en haletant

dans l’escalier de marbre noir

en spirale

                  du temps

jusqu’au second détroit : l’infini sans mémoire.

Dessous, le fleuve au désert coule, imperceptible

égout :

              la bouche ovale du labyrinthe – un cloaque

assourdissant qui s’ouvre

dans la mer où s’éteint toute lueur des voix.    

 

D’abord on meurt de vie.

Ensuite on vie du meurtre.

Cela se fait tout seul

sans nous donner de mal.

Le soir

              à la télé

lorsque les enfants dorment

la mort fidèle acteur

est toujours au programme.

Très tôt. Beaucoup trop tard .

 

Un homme en Orient dit à l’homme d’Occident :       

 

« Depuis l’origine

toute l’eau s’est évaporée.

La fêlure est dans l’os. Dehors

sur la sphère aplatie et sèche de la terre

c’est un craquèlement d’argile désertique –

ruche d’abeilles mortes, engluées dans leur miel ;

la cire s’est muée en alluvions opaques,

croûte d’excréments perforée d’alvéoles scellés.

Monde des sourds-muets. Chacun, sans la parole,

est un juge effrayant pour l’autre, qui l’annule.

Un meurtrier se tapit derrière chaque fenêtre.

Ni pain, ni syllabes complices

à rompre en compagnie

face à la nuit qui croule, après la jeune pluie,

sous la vendange des étoiles de l’automne...

Ici, rien à manger. Une moisson de ronces.

Plus rien à dire : un tison pour la paille !

Tous sont voués au feu. »

 

Soleils

             fils d’une angoisse

                                             héritier de ma peur,

malgré l’étouffement

                                      la nuit

                                                    et la sueur

et la barre d’acier broyant le cœur de l’homme,

l’annonce du feu futur portera encore

demain

une parole simple

un bref mot d’ordre :

le cri de la lumière enceinte jusqu’aux lèvres !

- pour nous mettre en chemin vers nulle part,

chacun seul avec tous sur les sables mouvants,

à la quête du souffle errant de l’origine

dont le poème

                         ici

                                 un instant sculpte

                                 cette double rumeur :

 

front cendreux de la terre

obscure, désolée,

ou

       visage éclairant de la fête étoilée.

 

Par hasard

          ce matin

c’est un quatre juillet

l’attentat quotidien

a lieu

          place de Sion justement,

la glacière piégée

                     a sauté

                              en plein ciel

chaque instant

                    sur la vie

tombe le couperet

                    il y a treize morts

soixante-dix blessés

                    une mauvaise blague

ça s’est fait par hasard

Ehéié asher Ehéié

Pour nous depuis Auschwitz

l’holocauste est perpétuel

                                          les corps sont ceux de nos enfants

brûlés vifs

                   soufflés

                                  déchiquetés

ein Tag ein Wort des Gesanges

der steinernen Zukunft

                                      abgerungen

 

Quand reviennent Souccoth et les fêtes d’automne

le rire des tueurs le cri de la victime

montent vers le lieu sombre où s’assemblent les eaux du ciel

Les morts sont balayures d’insectes

quittés par le désir.

 

Je me ferai

qui je pourrai.

Buvant le vin, mangeant le pain de la terre promise,

dans la fumée qui monte de cette ville en flammes

je retrouve la clef de mon désir ancien.

 

A quoi bon un poète par temps de pénurie ?

Source vite tarie

en amont du langage,

simple expiration d’une clarté dans l’air,

besoin muet tracé dans le vif d’un visage :

souffle,

parole errante, ignorant l’écriture,

tu n’es que le fatal élan du héros vers

un théâtre où font loi le masque et la figure ;

de ton éden toujours sortira notre enfer.

 

« Quel soleil sans remords

soustrait à la chair vaine

saigne au front des faux morts

dans la mer souterraine ? »

 

Nous deux, dans le champ de maïs,

buissons de feu profondément bleuis

comme la chevelure de l’air

au soir de cuivre hors du temps,

écoutant refluer sur nous

le souffle rouge sombre,

aspirant

effeuillant

l’odeur en feu de la forêt.

 

Un portail qui s’enfonce –

puits d’orage nocturne

où dort la braise ancienne

entre les collines rouillées

qui portent l’espace noir :

gueule de four ouverte

sur le bûcher céleste

bâti par les nuages

dans les ronce rouges d’octobre.

 

Libre jusqu’au seuil de la perte

je porte en me jouant

le joug léger du temps.

 

Mais toujours, redressant la tête

en moi j’écoute rire

le craquement sinistre

d’une antique vertèbre

dans le creux lisse, tiède et tendre

de ma nuque.

 

Dans le défilé

il n’y a pas de sens

sinon

ce cri

soudain fusant

un cri de

          grâce :

                    manducation du vent

                    jour aveugle du chant

                    propulsé par le sang !

L’homme naît grâce au cri.

 

Corps mué en tâtonnement,

réduit à merci

par la nuit,

j’avance pas à pas dans mon étouffement

suivant une fissure

                    dans le roc lézardé.

 

Ru asséché, qui campe au creux de ma fêlure,

le sens vers lequel je me faufile

 comme dans les lèvres d’une blessure,

c’est l’impossible

                    aujourd’hui,

un moment meurtri gagné sur le sang :

mon coup de grâce

                    - Demeure donc, tu es si beau ! -

 

Pieux magicien moqueur,

sorcier béni du ciel

et cynique aussitôt par trop de nostalgie,

je m’amuse toujours au cœur de l’épouvante :

pitre déporté dans le vide

                                            à repeupler de mon fou rire

surgi

          sombré

sauvé

          perdu

                                            marionnette du souffle

je replonge déjà

                                            (mort-né ressuscitant

à l’affut d’une parole)

                                            vers l’abîme inversé

des formes qui m’appellent.

                                            Du roc la foudre monte en flèche

pour édifier mon ciel fêlé :

                                            étincelle en vain arrachée

à l’enclume du cœur,

                                            la syllabe volée

à la flaque de feu muette,

                                            coagulée

                                            sur le billot.

 

La chaîne de mon chant se ferme sur la nuit,

anneau déjà rivé

torque ou tête tranchée

                                            sur le séparé haletant

bouche bée

aspirant

vers le cyclone virtuel,

air inter –

dit à ma musique,

pénurie du vent dans la pierre.

 

Un jour    un mot du chant

conquis sur l’épaisseur de roc du temps

la main nue creusant le tunnel

sous l’écroulement incessant de la montagne

coincé

cerclé

traqué par l’immédiat

nuit    mort       silence

on ne peut pas

                     se retourner

dans le détroit souterrain

                                        l’instant à presque vivre

et arraché de justesse

conquis à l’arme pourpre et peu sûre de la parole

 

Jacob et poésie ont le même destin

                                                           être juif

ou poète

                    c’est tout un.

 

L’élu est limité

restreint à l’identique :

les autres ont le choix,

                                        s’ils n’ont pas le désir.

 

Chaque nuit Esaü

traque une biche vierge

sur les montagnes de Séir.

Les gentils s’octroient toute la place

qu’ils veulent dans l’espace,

ils prennent mille hypothèques

au crédit mutuel de l’histoire du monde,

sur l’unique maison de leur mort à venir ;

ils renversent les alliances,

achètent et vendent les hommes à l’encan :

Edom est un chasseur devant nul seigneur-dieu

et les nations pullulent sur le marché du massacre !

Mais pour le séparé

ni répit

ni repos :

                    la bataille incessante

                    est son terrain de jeu

                    son seul chant de manœuvre

et son feu

et son lieu.

Enfant du malconfort, amant de l’oubliette,

il respire à l’étroit

                                        le petit jour

                                        qu’on lui rationne.

Sa guerre est avec chaque instant,

                                        lui est contesté même

                                        le rayon de l’aurore

                                        où il se tient debout

                                        sur la tête à l’envers,

acrobate du rien qui défend son domaine :

l’encore ici,

                    risible,

                                son seul endroit – un cri

que la mort affairée

cerne et réduit de toute part.

Dans ton sang tu vivras :

lieu saint, inhabitable,  au fond du labyrinthe.

 

Né dans le chenal desséché

                                        tu dois

creuser l’aujourd’hui refusé

dans le flacon rouge de la montagne,

marteler de tes deux poings nus

debout au bord du gué un poème hoquetant,

enfanter le peuple ahanant

qui boite

          devant l’arche

selon le pas de danse obstiné de Jacob.

 

Peu de temps réservé pour lui

dans le désert rongé de vent –

devant ses mains orantes

                                        nulle patrie offerte

                                        sur un plateau d’argent,

ni de maison à l’aube ouverte

et close la nuit, prudemment.

Il y a deux mille ans, le contrat d’assurances

a flambé dans le temple : happé par la fournaise

en poussière

                      est tombé

                                  le plumage

de l’ange !

 

 

« Tu choisiras la vie, pour que tu vives. »

Dans une tour de cristal transparent

j’ai lu la vérité sur les faces murées

des soixante-douze nations, qui se disent

unies sous le soleil du Nouveau-Monde :

pour les nations l’honneur de l’homme

fleurit dans le mensonge,

la perfection triomphe avec le meurtre,

l’amitié vit du dol et par la trahison.

Tristesse des nations ! La vie ne les aime pas,

au banquet des serpents langue et cœur se haïssent ;

Avec l’horreur s’écarte la parole

de la table où le venin seul est roi.

La joie, au milieu d’elles,

naît pareille à une étrangère :

avant le temps

elle s’éclipse comme l’eau d’une source nocturne

qui jaillit trop tôt du désert

et se dessèche à l’aube.

La terre, un jour, se venge de sa soif,

laissant pour l’héritage à l’homme du déclin

labeur, soucis, calculs, prévisions, prisons

où la faim s’exaspère, où s’éteint le désir.

Une attente sans but. Être né pour la fin.

Triste chair à destin,

d’abord, au repas de Caïn

les prémices sont dévorés par cent bouches voraces :

à quoi bon exalter l’agneau

sur les bois de l’offrande ?

La fête des nations se tient dans une tour de verre

pour célébrer l’Ascension de la Mort

et parler son langage.

 

 

Le défi de Jacob

                         - son unique destin –

soit la parole : enfin

humaine.

 

 

Vrai poète

                         (en ce temps d’histrions et de cuistres),

tu nous avais rendu le don de clair-distance,

l’éclat du mot vivant qui fait surgir les corps

devenus tout à coup vacants, comme invisibles.

 

Dédaigneux des soupirs, des larmes, du délire,

tu savais nous confier – mais avec le sourire –

un chant qui se souvient

de la peine des hommes.

 

Sûrs de rien,

                         sans royaume                                             

                                              autre que le bruit du vent

où donc notre demeure ?

                                              et dans quelle clairière

danse la grande mort, qui conquiert ses domaines

sur la forêt natale où chantent les fougères ?

 

Consentant à la nuit

aspirant à l’abîme,

notre secret sur terre

n’est-il pas d’oublier la vie

pour naître à chaque instant,

presque libres de souvenirs

dans la lumière froide, incertaine, de l’aube ?

 

L’éternité d’un cri

- la floraison toujours

promise au vrai poète

par la terre funèbre –

prend racine au tombeau

qu’est l’attente de vivre.

 

Lorsque tu glisses

comme l’ombre du vent

 

sur le sil rouge

de mon sépulcre,

 

de désir

dans la fosse

 

je déchire

mon suaire...

 

Parler

palper :

connaître en caressant.

 

Voir battre sous mes yeux

sentir avec mes paumes

qui de ton premier cri suraigu se souviennent

s’agiter et frémir une nouvelle fois

le grain de feu planté

dans l’eau sombre

des origines.

 

Grande fille en allée,

- un peu la mienne encore -,

dans ce ventre mouvant que son levain travaille,

le germe d’un salut mûrit avec la nuit.

 

Embryon,

feu errant

qui veille et qui sommeille :

un oiseau capturé tisse son  nid de feuilles

dans l’humide sous-bois du verger qui l’accueille.

 

Par l’eau-mère du temps

secrètement nourrie,

l’étincelle du cri

toujours caché

attend.                                        

 

 

Délivrance du souffle

Editions Flammarion, 1977

Du même auteur :

L’eau des sombres abysses (03/04/2015)

La clef de l’origine (03/04/2016)

 Noyau pulsant (03/04/2017)

« Entre la terre obscure… » (03/04/2018)

Passant près d'un banc vide / Ich geh àm e läre bänkel verbéi (27/04/2020)

La fin à l’horizon / Bâll schpeetsummer (27/04/2021) 

Pâque de la parole (27/04/2022)

« Parfois je crois surprendre... » / « Mànischmool glaawi... » (27/04/2023) 

Hors des matrices du sel (27/04/2024)

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