Jean Cocteau (1889 – 1963) : La forêt qui marche
La forêt qui marche
Ode
J’ai croisé les Anglais roulant vers la bataille
Sur leurs grands camions automobiles
Leurs visages de brique rose
Et leur chanson des soirs sur la Tamise
Leurs uniformes n’avaient pas la morne invisibilité
De poudre, de crasse et de fatigue
Des uniformes de l’ennemi.
J’ai vu les Anglais rouler vers la bataille
Comme la forêt qui marche de Shakespeare
Comme un soulèvement du jeune labour
Comme la sève des feuillages.
Ils étaient sur la route qui sent la pomme
(On entendait le canon bousculer la colline rose)
Comme une équipe de football
Comme un grand collège en promenade
Comme un équipage qui a quitté son navire natal
Parfumé de goudron de sel de gingembre et d’iode...
Pour la douce terre où nous sommes.
Les Anglais chantaient sur leurs lourds camions automobiles
Où il y avait des obus et des conserves
Et des chemises de rechange
Et des rasoirs Gilette et des tubs et du thé
Les Anglais chantaient sur leurs lourds camions automobiles
Où il y avait des obus et des gâteaux secs
Des conserves et des chemises de rechange
Des aéroplanes démontés
Et des cuirs et des sacs et des tubs et du thé.
Ils chantaient
Et le soir qui endort même les archanges
Mais qui sur nos bivouacs comme sur les camps grecs
Ne fait pendre jamais les ailes de Minerve
Les écoutait chanter.
Ils chantaient l’île où le brouillard cache les hommes
Ce grand bâtiment pétrifié en plein voyage...
Ce peuple de marins si secret et si limpide
Comme Steerforth quand il va mourir dans David Copperfield.
J’ai entendu les Anglais chanter sur la route
Ils avaient la couleur des mousses et des biches
Des champignons sous les bruyères
Des taches de rousseur des feuilles de fougères
De l’aigle [ mots illisibles] la tige des fougères.
Ils avaient la couleur des cabanes de bûcherons
Du chasseur et gibier qui se déjouent
De la sève qui pleure aux branches des sapins.
La couleur du whisky et des faubourgs de Londres.
Ils roulaient en chantant vers ce qui est le pire !
Et c’était leur île qui chante...
Et c’était la forêt qui marche de Shakespeare.
Choral ! Schubert joué par les étudiants !
Brocs de bière écumeuse aux rives du Neckar
Myosotis dans le jardin d’Henri Heine...
L’Ennemi !
Les Vandales !
Ce Dimanche !
Un tel dimanche tant de Haine,
Où Booz dort contre toutes les meules
Où le ciel plein de monstres planétaires
Comme de poissons l’océan
(Il y en a qui charment encor la terre
Et qui sont déjà des cadavres du néant)
S’allume pour, naïf, conduire les Rois Mages.
Un dimanche où le crépuscule
Semble une aube de la nuit.
Un dimanche où l’on prend pour des mitrailleuses attentives
Des machines d’agriculture.
Ou vite au passage on regarde
Evoluer la silencieuse stratégie des perspectives.
La paix se réfugie au milieu des moissons.
Vers d’autres blés hélas ces chars et ces chansons...
Chanson narquoise et triste et monotone et sobre
J’ai entendu les Anglais chanter sur la route d’octobre.
Comme les lads qui promènent les chevaux de course
Dans ma campagne de Seine-et-Oise.
Obus qui souffle, tombe, explose
Et gonfle autour de lui l’atmosphère –
Tranchée où on chancelle de faim
Et où on patauge et où on n’en peut plus.
Mélinite qui laisse un nuage joufflu
Et qui souffle avec ses noirs séraphins,
Du feu bref et de la rocaille de fer.
Œuf tonnant qui tombe d’un aigle
Mitrailleuse avec son doux balancement de palme
Qui mène dans sa broderie
Et dont le bruit semble au loin sur les colline calmes
La suture qui craque entre un champ de trèfle et un champ de seigle
Et un champ de seigle et un champ d’orge –
Les Anglais dans le soir chantaient à pleine gorge...
Et ils ignoraient les causes profondes
Il n’y avait pas besoin pour leur armée
De dix-neuf cent quatorze et de dix-huit cent quinze
De harangues et d’anniversaires
Ni de remords, ni de revanche,
Ni que partent les fils du roi Georges –
Non – pour qu’ils traversassent la Manche
Il y avait tout simplement
Et rien d’autre n’était nécessaire
Un grand match de ca non avec les Allemands.
J’ai croisé les Anglais sur leurs automobiles
J’ai vu leurs visages de brique rose –
- les Anglais avec nous marchant contre un Empire !
Ils avaient la couleur des rochers de la Corse
Ils avaient la couleur des moutons de Lorraine...
Et c’était la forêt en marche de Shakespeare !
Oeuvres poétiques complètes,
Editions Gallimard (La Pléiade), 1999
Du même auteur :
« Je n’aime pas dormir… » (19/01/2014)
« Contre le doute… » (19/0120/15)
Préambule (07/04/2016)
Prairie légère (07/04/2017)
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Le séjour près du lac (07/04/2020)
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