Nâzim Hikmet (1901 – 1963) : Lettres et poèmes (1942 – 1946)
Lettres et poèmes
(1942 – 1946)
I
Ma seule au monde et
tu me dis dans ta dernière lettre :
« Ma tête éclate, mon cœur défaille,
S’ils te pendent,
si je te perds
j’en mourrai. »
Tu vivras, ma femme
Mon souvenir comme une fumée noire
se dispersera dans le vent.
Tu vivras, sœur aux cheveux roux de mon cœur
Les morts n’occupent pas plus d’un an
les gens du vingtième siècle.
La mort
Un mort qui se balance au bout d’une corde
à cette mort-là
mon cœur ne peut se résigner.
Mais
rassure-toi, ma bien-aimée
si la main noire et velue d’un pauvre tzigane
finit par me mettre la corde au cou
ils regarderont en vain
dans les yeux bleus de Nazim
pour y voir la peur.
Dans le crépuscule de mon dernier matin
je verrai mes amis et toi
Et je n’emporterai sous la terre
que le regret d’un chant inachevé.
Femme mienne
Mon abeille au cœur d’or
Mon abeille aux yeux plus doux que le miel
Pourquoi t’ai-je écrit qu’on demandait ma mort ?
Le procès ne fait que commencer
On n’arrache tout de même pas la tête d’un homme
comme on arrache un navet.
Allons ne t’en fait pas
Ce ne sont que des possibilités lointaines.
Si tu as de l’argent
Achète-moi un caleçon de laine
J’ai encore la sciatique dans la jambe
Et n’oublie pas que la femme d’un prisonnier
Ne doit pas avoir de noires pensées.
II
J’ai gravé ton nom avec mon ongle
sur le cuir de mon bracelet
Tu sais que là où je me trouve
il n’y a ni canif à manche d’écaille
« Défense de porter des objets contondants »
ni sapin dont la tête pénètre le ciel.
Il y aurait un petit arbre dans la cour
mais défense d’avoir des nuages au-dessus de la tête...
Combien sommes-nous à habiter cette maison,
Je n’en sais rien
Je suis seul loin d’eux
Ils sont ensemble loin de moi
On ne me laisse parler qu’avec moi-même
C’est ce que je fais
Mais comme je trouve mes parlotes sans saveur
Je chante, ma femme.
Et vois-tu, ma voix que tu connais
cette voix vilaine et sans accord
me pénètre si profondément
que cela me fend le cœur.
Et comme le petit orphelin des contes larmoyants
qui marche les pieds nus sur la neige des routes
mon coeur a envie de pleurer
essuyant ses yeux bleus et son tout petit nez.
Pleurer...
non pas pour arrêter sur la route
le voyageur au cheval vermeil
Pleurer
non pas pour ne plus entendre
les cris des oiseaux noirs affamés
Pleurer, tremblant dans le vent
Pleurer sans rien attendre de personne
Pleurer tout seul pour soi.
....................................................
Il est cinq heures ma bien-aimée.
Dehors,
Avec sa soif, son drôle de chuchotement, son toit de terre
et avec son cheval maigre et estropié
qui reste immobile au milieu de l’infini
Dehors
avec toute son industrie, ses bric-à-brac
avec tout ce qu’il faut enfin
pour rendre fou l’homme qui est dedans.
Dehors
tout rouge dans l’espace sans arbres
C’est un soir de steppe qui descend.
Bientôt ce sera la nuit, brusquement
Une lumière viendra faire le tour du cheval maigre
Et cette nature sans espoir
qui est là couchée comme un mort au visage dur
remplira soudain d’étoiles son absence d’arbres
Ce sera la fin bien connue de l’affaire
C’est-à-dire tout sera prêt
tout sera à sa place, au complet
pour une somptueuse nostalgie.
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III
Je te dirai quelque chose
d’une importance capitale
L’homme change de nature
quand il change de lieu.
J’aime effroyablement ici
le sommeil qui vient comme une main amie
ouvrir les verrous de ma porte
et renverser les murs qui m’enferment.
Comme dans la comparaison banale
je me laisse aller dans le sommeil
comme la lumière glisse dans les eaux tranquilles
Mes rêves sont magnifiques
Je suis toujours dehors
Le monde y est clair, le monde y est beau
Pas une fois encore
je n’y fus prisonnier.
Pas une fois encore dans mes rêves
je ne suis tombé de la montagne dans l’abîme.
Tes réveils sont terribles diras-tu,
Non, ma femme,
J’ai assez de courage pour faire au rêve sa part de rêve.
IV
Si par l’intermédiaire de monsieur Nouri le commissionnaire
Ma ville, mon Istanbul m’envoyait
Une caisse en cyprès, une caisse de mariée
Si je l’ouvrais en faisant sonner
la petite clochette de la serrure : tschinnnnn
Deux rouleaux de toile de Chilé
Deux paires de chemises
Des mouchoirs blancs brodés de fil d’argent
Des savons d’Andrinople
Des fleurs de lavande dans de petits sacs de tulle
et toi et si toi tu sortais de là-dedans.
Je te ferais asseoir au bord de mon lit
Je mettrais sous tes pieds ma peau de loup
Et je resterais devant toi mains jointes et tête baissée
Je te regarderais, ô joie, je te regarderais émerveillée
Que tu es belle, mon Dieu, ah que tu es belle
L’air et l’eau d’Istanbul à ton sourire
La volupté de ma ville à ton regard
O ma sultane, ô ma Maitresse, si tu permettais
et si ton esclave Nazim Hikmet l’osait
Ce serait comme s’il respirait et embrassait Istanbul sur ta joue
Mais garde-toi
garde-toi de me dire « approche »
Il me semble que si ta main touchait ma main
je tomberai mort sur le béton.
V
Dans la plaine les arbres brillent
d’un dernier effort
Scintillement d’or
de cuivre
de bronze et de bois.
Les pieds des bœufs s’enfoncent tendrement dans la terre humide
Et les montagnes grise et mouillées se noient dans la fumée.
VI
Ca y est
L’automne est peut-être fini aujourd’hui
Les oies sauvages ont passé tout à l’heure à tire-d’aile
Elles vont au lac d’Iznik sans doute
Dans l’air quelque chose de frais
quelque chose qui sent la fumée
Dans l’air c’est l’odeur de la neige...
Être dehors maintenant, dehors
à cheval au galop
vers les montagnes
Tu ne sais pas monter à cheval me diras-tu.
Ne plaisante pas et ne sois pas jalouse
Je me suis fait un nouvel amour en prison
J’aime autant
ou presque autant que toi la nature
Et vous êtes tous les deux loin...
VII
Quand nous sortirons par la porte du fort
pour aller voir la mort
Nous pourrons dire, ma bien-aimée,
en regardant pour la dernière fois la ville :
Bien que tu nous aies rarement fait rire
Nous avons fait de notre mieux
pour te rendre heureuse
Ta marche continue vers le bonheur
La vie continue...
Nous avons la conscience tranquille
Nous avons dans l’âme le goût
de ton pain bien gagné
Dans l’âme nous avons le regret
de quitter ta clarté
Nous voilà venus et partis
Soit heureuse ville d’Alep
VIII
Le vent coule et s’en va
Le même vent ne balance jamais deux fois
La même branche de cerisier
Les oiseaux chantent dans l’arbre
Il y a des ailes qui veulent voler
La porte est là fermée
Il s’agit de la forcer
C’est toi que je veux
Que la vie sois belle comme toi
Quelle soit amie et aimée comme toi
Je sais qu’il n’est pas encore fini,
le banquet de la misère
mais il finira...
IX
Je regarde à genoux la terre
Je regarde l’herbe
Je regarde l’insecte
je regarde l’instant fleuri tout bleu
Tu es comme la terre au printemps, ma bien-aimée,
Je te regarde.
Couché sur le dos je vois le ciel
Je vois les branches de l’arbre
Je vois les cigognes qui, volent
Tu es comme le ciel de printemps, ma bien-aimée,
Je te vois.
J’ai fait du feu la nuit à la campagne
Je touche le feu
Je touche l’eau
Je touche l’étoffe
Je touche l’argent
Tu es comme un feu de bivouac sous les étoiles
Je te touche.
Je suis parmi les hommes j’aime les hommes
J’aime l’action
J’aime la pensée
J’aime mon combat
Tu es un être humain dans mon combat
Je t’aime.
X
Dans cette nuit d’automne
Je suis tout plein de tes mots,
Mots éternels comme le temps, la matière,
Mots lourds comme la main,
Mots scintillants comme les étoiles.
De ton cœur, de ta tête, de ta chair
Tes mots me sont parvenus,
Tes mots tout chargés de toi,
Tes mots, mère,
Tes mots, femme,
Tes mots, amie.
Ils étaient tristes, amers,
Ils étaient joyeux, chargés d’espoir,
Ils étaient braves, héroïques,
Tes mots étaient des hommes.
XI
On nous a eus.
Nous sommes en prison,
Moi dans les murs,
Toi dehors.
Mais qu’importe ce qui nous arrive.
Ce qui est pire,
C’est de porter en soi la prison.
Conscients ou inconscients,
Tant d’hommes en sont là,
Tant d’hommes honnêtes, laborieux et bons
Qu’on pourrait aimer comme je t’aime.
XII
Indescriptible, dit-on, la misère d’Istanbul.
La famine fauche les gens, dit-on.
On s’enlise, dit-on, dans la tuberculose,
Et des fillettes, comme çà, dit-on,
Dans les gravats, dans les loges de cinéma...
Mauvaises nouvelles de ma ville lointaine,
De celles de gens honnêtes, laborieux et pauvres,
De mon vrai Istanbul,
Ville que tu habites, ma bien-aimée,
Ville que j’emporte sur mon dos, dans mon sac,
D’exile en exil, de prison en prison,
Ville que je porte dans le cœur comme un couteau,
Comme ton image dans mes yeux.
XIII
De rares œillets demeurent encore dans les pots.
Mais dans la plaine on a déjà labouré la terre.
On jette le grain,
L’olive est cueillie.
Tout en s’apprêtant pour l’hiver,
On pioche des lits aux boutures du printemps.
Et moi, tout plein de ton absence,
Chargé de l’impatience des grands voyages,
J’attends comme un cargo à l’ancre dans Brousse
XIV
Par-dessus les toits de ma ville lointaine
Et le fond de la mer de Marmara,
Par-delà les terres de l’automne,
M’est parvenue
Ta voix humide et mûre.
Cela dura trois minutes
Et puis le téléphone sombra.
XV
Soudain, c’est la neige
Tombée à notre insu dans la nuit.
Le matin commence avec des corbeaux
Qui s’envolent des branches toutes blanches.
Hiver à perte de vue dans la plaine de Brousse.
On dirait l’infini devenu visible.
C’est ainsi, ma bien-aimée,
Après des luttes lentes et souterraines.
La saison change d’un bond
Et sous la terre,
Laborieuse et fière,
La vie va son train.
XVI
Nous savons tous les deux, ma bien-aimée,
On nous a appris
A avoir faim et froid,
A crever de fatigue
Et à vivre séparés.
Nous ne sommes pas encore réduits à tuer.
Il ne nous est pas encore arrivé de mourir.
Nous savons tous les deux, ma bien-aimée,
Nous pouvons apprendre aux autres
A combattre pour nos hommes
Et à aimer chaque jour un peu plus,
Chaque jour un peu mieux.
XVII
Neuf heures
viennent sonner sur la place
Les portes des cellules vont bientôt se fermer.
Cela a été long : un peu long cette fois-ci huit ans.
Vivre, ma bien-aimée,
C’est un boulot qui promet.
Vivre, ma bien-aimée,
C’est aussi sérieux que de t’aimer.
XVIII
Tièdes et vibrants
comme le sang qui sort d’une veine
les vents de Lodos se sont mis à souffler.
J’écoute les airs
Le pouls s’est ralenti
Il doit neiger sur les sommets d’Oulouda.
Et les ours là-haut
doivent dormir, magnifiques et ravissants,
sur les feuilles toutes rouges des marronniers.
Les peupliers se déshabillent dans la plaine
Les vers à soie vont s’enfermer d’un moment à l’autre
L’automne va finir d’un moment à l’autre
La terre va rentre d’un moment à l’autre
dans les sommeils de l’enfantement.
Et nous passerons encore un hiver
En nous chauffant au feu de notre grande colère
et de notre espoir sacré.
XIX
Notre fils est malade
Son père est en prison
Ta lourde tête est entre tes mains lasses
Nous sommes au point où en est notre monde.
Des jours mauvais aux jours meilleurs
les hommes porterons les hommes.
Notre fils guérira
son père sortira de prison
Tu souriras du fond de tes yeux d’or
Nous sommes où en est notre monde.
XX
La plus belle des mers
est celle où l’on est pas encore allé.
Le plus beau des enfants
n’a pas encore grandi.
Les plus beaux jours
on ne les a pas encore vécus.
Et ce que moi je voudrais te dire de plus beau
Je ne l’ai pas encore dit.
XXI
Que fait-elle maintenant,
Maintenant, en cet instant ?
Chez elle ? dans la rue ?
Au travail ? allongée ? debout ?
Peut-être lève-telle le bras ?
O ma rose,
Comme ce mouvement découvre soudain
Ton poignet blanc et rond !
Que fait-elle maintenant,
Maintenant, en cet instant ?
Un petit chat sur les genoux
Elle le caresse.
Ou peut-être marche-t-elle.
Voilà son pied qui s’avance.
O tes pieds, tes chers pieds,
Pieds qui marchent dans mon âme,
Pieds qui illuminent mes jours noirs.
A qui pense-t-elle ?
A moi ? ou ... que sais-je,
Aux haricots qui ne veulent pas cuire ?
Ou peut-être se demande t-elle
Pourquoi tant d’hommes sur la terre
Sont si malheureux.
Que fait-elle, que fait-elle maintenant,
En cet instant ?
XXII
Que c’est beau de penser à toi
A travers les rumeurs de la mort et de la victoire
Penser à toi quand on est en prison
Et quand on a passé la quarantaine.
Que c’est beau de penser à toi
Voici une main oubliée sur une étoffe bleue
Et voici dans tes cheveux
La tendresse fière de ma terre d’Istanbul
C’est comme un autre homme en moi
Le bonheur de t’aimer.
Que c’est beau de penser en toi
D’écrire pour toi
De te regarder couché sur le dos
Dans ma cellule
Un mot que tu as dit tel jour à tel endroit
Pas le mot lui-même
Mais cette façon qu’il avait de contenir tout un monde.
Que c’est beau de penser à toi
Je vais encore sculpter pour toi des choses
Faire une petite boîte, une bague,
Tisser trois mètres de soie
Et tout à coup
Me jetant debout
Allant me coller aux barreaux de ma fenêtre
Et crier au ciel bleu de la liberté
Tout ce que j’ai écrit pour toi.
Que c’est beau de penser à toi
A travers les rumeurs de la mort et de la victoire
Penser à toi quand on est en prison
Et quand on a passé la quarantaine.
Traduit du turc par Hasan Gureh
In, « Nâzim Hikmet, anthologie poétique »
Scandéditions, 1993
Du même auteur :
La plus drôle des créatures (19/10/2015)
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