John Ashbery (1927- 2017) : Grand galop
Grand galop
Toutes les choses paraissent citations d’elles-mêmes
Et les noms qui s’embranchent à elles s’affourchent à d’autres référents.
En gros, le printemps, de nouveau existe. Le weigela recommence sa chose
poussière
Dans l’air martelé par le feu. Et les seaux à ordure sont entassés contre
La grille tandis que bâillent les tulipes, qu’elles se fissurent, qu’elles éclatent.
Aujourd’hui, lundi au menu : omelette espagnole, salade laitue tomates,
Gelée, lait, biscuits. Et demain : croque-madame beurre fondu,
Galette maïs, tomates vapeur, gâteau de riz, lait.
Les noms volés par nous ne nous relèguent pas :
Nous avons pris un peu d’avance sur eux
Maintenant c’est l’heure d’attendre.
D’attendre, rien que d’attendre : et, en attendant, qu’est-ce qu’il y a ?
C’est une attente d’une autre espèce, l’attente où l’on attend la fin d’attendre.
Rien ne remplit sa part de temps prévue,
L’attente s’intègre aux choses qui viennent tout juste à l’existence.
Il n’y a rien d’incomplet partiellement, mais l’attente
Investit le monde entier comme un climat.
Quelle heure du jour est-il ?
Rien a-t-il de l’importance ?
Oui car, attendons de voir à quoi va ressembler
L’évènement qui tourne le coin de la rue
Qui ne ressemblera à rien d’autre et ne produira certainement
Pas de surprise tant il est gigantesque.
De l’eau
Suinte d’un climatiseur
Sur les passants, plus bas. C’est un des spectacles de la ville.
Pouach ! Vomissements. Pouachhh ! Revomissement. Un quidam qui
Arrive, chien à bout de laisse, est à distance pour dire comment tout ce manège
Change la minute en heure, l’heure
En moments de jours, les jours en mois, ces entités faciles à concevoir,
Puis les mois en saisons, tout autres, quant à elles, étrangères
A notre concept du temps. Mieux valent les mois –
Des personnes, quasiment – que ces abstractions tamisant
Poussière de marbre sur les oeuvres inachevées du studio
Vieillissant chaque chose en portrait ressemblant de soi-même.
Préférable n’est-il pas que le comité de nettoyage se concentre
Sur un article ayant valeur médiocre de fragment
D’architecture obsolète – corniche ou bien tympan
Faisant partie d’un tout confusément remémoré
Sans doute dépourvu de la moindre élégance. Mais supposons qu’on puisse le
prendre,
Le transporter, l’y poser,
Alors l’œuvre est sauvée, pour finir,
Sous la souriante étendue céleste
Qui jamais ne choisit de favoris et pourtant
N’honore que ceux qui l’auront courtisée.
Les chiens aboient, passe la caravane.
Les mots avaient une sorte de fleur à leur surface
Bien qu’allégés de pesanteur, allant outre ce qu’on disait.
« Moment propice », croyez-vous, pour sortir :
Le début de cette nuit est frais, ni trop
Ceci ni trop cela. Des hommes paradent avec leurs animaux
Domestiques sur les pelouses, les terrains vagues comme s’ils étaient autant
d’impondérables, eux aussi,
Avant de s’enfermer dans la décence de leurs vies intimes,
Barricadés derrière leurs portes, car cela ne regarde personne.
Encore que cela concerne un peu les autres mais uniquement
Dans la mesure où ils prennent conscience de la distance où leur respect
Les a conduit. Qui oserait jouer les intrus ?
Cette nuit ressemble à toutes les autres
Le ciel témoigne d’une légère impatience à voir se finir la journée
Tel une vendeuse qui, d’ennui, danse d’un pied sur l’autre.
Ces culottes kaki accrochées sur leur corde à linge
Le vent qui s’amuse en passant à les gonfler, n’en ferons-nous jamais
déclaration ?
Et ces immeubles toujours les mêmes sur notre route que nous ne mentionnons
jamais
Les choses nous échappent.
Aussi longtemps que nous avons le sentiment que quelque chose est à sa place
Tout va bien mais avec l’arrivée et le départ
De chaque chose nouvelle chevauchant l’autre intensément dans la pénombre
C’est folie. Dommage, à mon sens, que faire la connaissance de chacune une
éphémère petite seconde
Doive se voir préférer la connaissance imparfaite de sa totalité informe,
Comme une Histoire de Poche du Monde, superficialité si grande
Que le sanglot, la plainte qu’elle constitue ne peut se rapporter
A aucune définition. Et les ères mineures
Revêtent une importance toute disproportionnée à l’histoire
Qui ne peut plus se désenrouler mais reste sur le métier
Indéfiniment, comme une trousse d’urgence que personne n’utilise,
Un mot dans le dictionnaire que personne jamais ne vérifie,
La crème anglaise se fige : cependant
Je n’ai pas seulement à me soucier de mon histoire
Mais suis contraint de m’en faire pour des détails sans ampleur reliés
A de vastes concepts inachevés incapables de jamais en venir au point
De l’existence sans ni avec mon secours, pour le cas où l’un se présenterait.
Ce n’est rien d’autre que la disparition au loin
Dans une nuit abstraite, de la caravane sans réel
But précis à l’horizon, et d’ailleurs en toute indifférence,
Qui ménage cette pause. Pourquoi se presser
D’aller à toute allure dans la direction inverse, vers l’autre bout de l’infini ?
Car les choses peuvent parfois se durcir très significativement à l’instant de
l’indécision.
Je suis incapable de me décider sur la direction à suivre
Mais cela ne m’affecte pas, serais même préparé
A m’attaquer à l’ascension d’une montagne (elle a presque l’air plate)
Aussi bien qu’à revenir à la maison
Ou rentrer dans un bar un restaurant ou la demeure
De tel ou tel ami aussi charmant et inoffensif que moi-même
Puisque ces pauses sont censées être la vie
Et qu’elles enfoncent des aiguilles d’acier au fond des pores, comme pour dire
Pas la peine d’essayer d’échapper
D’ailleurs tout est déjà ici. Et leurs flancs abrupts glissants défient
La moindre notion de continuité. C’est la raison
Qui nous ramène dans ce qui semble être réellement l’Histoire –
Du genre manquant d’éclat, anarchique, sans dates,
Qui parle du fond du tronc d’un arbre creux
Pour détourner les simplement polis ou ceux
A qui le destin ne laisse pas le choix d’ergoter sur les moyens
Qui ne sont pas des fins, encore que... Qu’est-ce qui, à propos de l’heure du
jour qu’il est ou du temps, fait que les gens en prennent note laborieusement
dans leurs carnets
Pour la lecture de ceux qui viendront après eux ?
Sans doute est-ce parce que le rayon de lumière
Ou bien l’obscurité qui vous frappe à l’instant est l’espoir
Dans toute sa forme mature, maternelle, prenant l’ensemble des choses en
compte
Et les redistribuant selon la taille
En sorte que l’on ne peut pas dire que telle est la manière naturelle
Dont les choses eussent dû se produire, du moins n’a-t-on aucune raison de se
plaindre
D’elles, qui est comme d’avoir atteint la fin,
Dans l’attente du but, exalté par sa réalisation ou sa défaillance,
Car nous disons qu’il est impossible que telle soit la fin
Aussi longtemps qu’il ne nous reste pas d’endroit où aller
Et pourtant c’est la fin et cela que nous avons achevé nous le sommes devenus
A la minute précise c’est l’élan du matin qui actionne
Le tictac de ma montre. Comme un qui pointe son nez
De dessous une pile de couvertures, bon et mauvais tout ensemble,
De même ce maquis d’impossibles résolutions et irrésolutions
Le désir de s’amuser, de faire du bruit et partant
D’ajouter à l’entrelacs forestier quasiment illisible des graffitis sur la cloison
des chiottes.
Quelqu’un va venir vous chercher :
Le facteur, le maître d’hôtel entre portant un plateau avec une lettre
Dont le message va tout changer mais en attendant
Il faut vous soucier de votre haleine, de vos pellicules, de vos lunettes égarées
–
Si seulement le lever de rideau voulait bien se terminer, car il est interminable.
Encore qu’il y ait une consolation :
Si, comme il se trouve, cela n’en valait pas la peine, alors je n’ai rien fait ;
Si le spectacle m’atterre, je n’ai rien vu ;
Si la victoire est pyrrhique, je n’ai rien gagné.
De sorte que de ce jour plein à craquer de rumeurs
De choses qui seraient faites de l’autre côté de la montagne
Demeure un noyau, une possibilité à jamais parfaite
Susceptible de durer indéfiniment. Quoique
Les plaintes des travaux de l’enfantement soient assourdissantes ; il faut
Se lever, sortir des couvertures, se colleter avec les choses. Le matin est fait
pour les poules mouillées
Comme toi mais les épreuves vraies, celles qui font le tri entre les hommes et
les garçons sont pour plus tard.
L’Oregon fut, pour nous, plus sympathique. Les rues
Offraient un choix de routes pour les promenades
Et de librairies où l’on vend de la pornographie. Toutefois
L’on renifle un léger parfum de folie dans l’air.
Ils rentraient tous dans leurs voitures et s’en allaient
Comme à la fin d’un film. De sorte que cela n’a fait aucune différence
De savoir si c’était la fin ou si c’était ailleurs ;
S’il fallait que ce fût ailleurs, dans ce cas
Autant que ce soit ici, au-dessus de la tête. Ici, tout comme ailleurs,
Avril propose de nouvelles suggestions et l’on peut tout aussi bien
Avancer avec elles, particulièrement au regard
De la lumière bleu minuit qui en s’extériorisant
Offre quelque chose d’étrange à l’attention, une chose
Qui n’est pas elle-même, moustique vrillant devant mes yeux
A une invraisemblable, calme vélocité. Trop prononcée après tout
Pour être à ce point insignifiante. Et ensuite passage à l’après-midi
Dans le désert, soi-même totalement à neuf, et la scène
Quasiment flambant neuve ne fût-ce qu’après le décorticage des papiers du
chewing-gum, etc....
Mais j’essayais de vous raconter une chose étrange
Qui m’est survenue, et ce n’est pas comme cela qu’il faut la raconter,
En la faisant réellement se produire. Elle s’effiloche en fragments.
Et l’on reste tout seul assis dans la cour
En train d’essayer d’écrire de la poésie
Se servant de ce que Wyatt et Surrey ont laissé dans le coin,
Ont pris et reposé
Comme autant de splendide matière brute,
Comme s’il n’y aurait pas de fin à cela
Et d’ailleurs puisqu’on avance toujours
C’est sûr de se produire en dépit de tout
Par un dimanche, où vous êtes restés assis
A l’ombre, laquelle, comme d’habitude, est un peu trop froide.
Et donc, voici que tourbillonne vers vous issu de la pas trop grande
Profondeur du vide le mot « coq » ou n’importe quel autre, mots frères et sœur
Sans trop devoir escompter d’eux, même si
Ce sont les mots qui vous ont attendu longtemps avant de s’en aller à la fin,
après avoir abandonné tout espoir.
Il y a, dans votre voix, une note de désespoir, vous plaidez leur cause,
Tandis que l’intensité s’amincit et acère sa pointe,
Soit la question qu’elle se préparait à poser.
On attend depuis le début de la soirée
Avant que le sommeil n’ait définitivement bouché les yeux et les oreilles
De tous ceux qui sont venus en auditeurs.
Car, quoiqu’on dise, la poésie survient encore parfois
Ne serait-ce qu’aux faux plis de missives oubliées
A fond de malles, dans les mansardes – trésors qu’on avait oublié qui existaient
D’ailleurs quelle importance,
Récompense si précisément dosée
Qu’on la prendrait pour l’application juste d’un jugement pervers.
Vous oubliez comment pourrait circuler une bouffée d’air frais
Au secret de cette liasse. Et, bien entendu, votre oubli
Est le signe de l’importance réelle qu’elle a pour vous.
« Cela a dû être important »
Les mensonges pleuvent comme fils de lin tombant du ciel
Sur la surface de l’Amérique, et le fait que certains sont vrais naturellement
N’est pas tellement important qu’ils ne servent à justifier
Toute la force folle organisatrice sous les vagues houleuses du plaisir juste.
Surrey, ton luth souffre d’une attaque de paralysie nerveuse
Mais il reste encore des sujets de chanson,
Voici l’un deux, encore que je ne voudrais pas faire intrusion
Dans l’accomplissement frénétique, la bienveillance tous azimuts
De ce jardin d’humeur persistante où les klaxons prennent leur source :
Entre les intervalles des mâchoires serrées, ton rondelai venimeux.
Demandez à un porc ce qui arrive. Allez. Posez-lui la question.
La route commence tout juste, semble-t-il, à s’effacer
A l’horizon, pas très loin. Ils ont dû rapprocher l’horizon.
Et c’est comme cela qu’allant à cloche-pied soigneusement
D’un jour à l’autre, l’on approche une tour de pierre ronde, usée
Tapie très bas dans le creux d’une gorge
Sans porte ni fenêtre mais couverte d’une foule de vieilles plaques de licences
Clouées en travers d’une fente trop étroite pour le passage du poignet
Avec ce signe : « Cassoulet Porc Haricots Van Camp’s ».
Après quoi, entrons : cieux couleur d’angst, replis émotionnels
Tandis que l’affaire entière commence à vous effrayer vous-même,
Son promoteur originel. L’horizon réapparaît
Sous forme d’un sourire de reconnaissance cette fois, poli, vide, de questions.
Comme il y a longtemps, semble-t-il, que vous avez quitté le lycée
Pourtant cela ne peut pas être si loin :
Tellement courte la distance parcourue !
Les styles n’ont pas changé beaucoup,
Ai toujours un sweater et deux ou trois autres choses que je portais déjà.
On dirai que c’était tout juste hier
Ce film avec les vaches dedans
Tu t’es retourné vers l’une, à côté de toi, qui a roté
Tandis que le matin voyait un nouvel ordre vert pois et grenat se
Proposer du fond d’un infini bathos, comme des morceaux de science-fiction.
Impossible de ne pas être ému par le minuscule nombre
Affiché par ces gens, indiquant qu’il faudrait les élever à telle ou telle
puissance.
Mais nous voici au Cap de la Crainte, aujourd’hui, et la piste des plateaux
N’est pas praticable, un dense brouillard couronne la mer de son rideau.
Traduit de l’anglais par Jacques Darras
In, « Arpentage de la poésie contemporaine »
Trois Cailloux – Maison de la Culture d’Amiens éditeur
Collection « In’hui », Amiens, 1987
Du même auteur :
La seule chose susceptible de sauver l’Amérique / The one thing that can save America (24/11/2016)
Pyrogravure / Pyrography (24/11/2017)