Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (III)
Elégie pour le temps de vivre (III)
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Qui me dira, avec la rosée qui clignote
dans le matin humide, qui me dira
où se trouve l’entrée de la lumière ? Qui ?
Je sais qu’on ne revient pas aux sourires
qu’on n’a pas su cueillir, de même
qu’on n’oublie pas le couteau sous
la gorge, l’insoumission qui nous
donna la force des pierres, le claquement
de la solitude après les portes
sourdement refermées, je sais
que je ressemble à une langue morte,
une langue cependant qui résiste
comme ce bouquet de pâquerettes flétries
qu’un inconnu a déposé soigneusement,
au pied d’un jeune hêtre, après
l’avoir longuement serré dans sa main.
Quelle femme et quel souffle
dans l’éclair, tout près de la rivière ?
Quelle nuque sensible aux escarpements
du temps ? Quelle discordance
dans les reflets que ce soir d’automne
verse sur les fleurs fatiguées ?
Je suis rentré chez moi avec quelques
cailloux dans la poche , je les avais
soigneusement ramassés dans un chemin
étroit qui bordait un jardin où peinait
une femme âgée, femme au souffle
court, femme souriant à l’allégresse
des dahlias, à leurs tourbillons de couleurs
où tiennent tête les empreintes de la terre.
Mais quelle femme poursuit
son patient ouvrage ? quelle femme
avant cette femme aperçue aujourd’hui,
courbée sur le sol qui s’offre
à sa présence douce et fertile ?
Anciennes amies, paysannes joyeuses
qui savaient consoler la brume
et les nuages, fillettes parfois cruelles
qui faisaient main basse sur ma tendresse,
corps où la lumière traçait les marques
du futur, du souvenir ou de l’oubli.
Et cette vieille solitaire, dans son domaine ,
parmi ses fleurs, c’est elle qui les porte
ces persistantes ombres qui vibrent
dans l’éternelle caresse que l’on prodigue
aux plantes, au plus profond du monde
où les vielles femmes durent,
pour éclaircir le présent et rassurer
les fleurs fatiguées des soirs d’automne.
J’ai sauvé quelques maigres boutons
de roses des premières gelées,
les feuilles tachées de noir
commençaient à tomber et quelques
pucerons audacieux résistaient
à mes ongles, malingre
était le bouquet, sans lumière,
sans souvenir précis du ciel, mais
j’ai vu cela comme de la pudeur
qu’il me fallait respecter,
ce que j’ai fait en disposant ces
quelques tiges aux boutons pleins
de songes enfouis et d’azur tranquille
dans un verre dont l’eau heureuse
allait bercer d’une étreinte douce
ce qui demeurait de l’été
sous ces restes de vie
où la mort voulait régner trop
tôt, avec trop d’importance.
Puis ce matin, que de soleil sur ma table,
entre mes livres, mes paperasses,
mes objets ! que d’amour entre
les pétales de roses ! que de force !
que de temps gagné ! et moi qui
veux voir plus loin parmi les mots
qui m’assaillent, je n’ai qu’à fixer
les fleurs ouvertes et cueillir
en leurs plis le silence
qui tend ses fils sur
nos aurores en partance.
La terre entière à présent m’enveloppe,
mes lèvres remuent des semences
que l’air emportera jusqu’aux visages
des montagnes, parmi la danse
des sentiers et des sèves où
se reconnaîtront nos solitudes
enfin rassemblées pour la joie – et
nous ne compterons plus nos pas,
nous répondrons aux voie éperdues,
nous leur dirons qu’avec un maigre
bouton de rose on peut préserver
l’avenir et ses impatientes clartés.
Je suis l’autre et sa chair,
je ne puis m’en aller, quels fruits
de la lumière respirent contre
les cheminées ? quel espace
en moi cherche un espace autre
que ce silence qui brisa mes fenêtres ?
J’ai suivi des visages où je croyais
trouver la profondeur du monde, mais
le printemps fut trop tardif
et les oiseaux trop fuyants,
aucun doigt sur ma peau ne laissa
ses empreintes dorées, je n’aperçus
le fond d’aucun ruisseau, ma vie
n’atteignit que les cendres
abandonnées sur les terres
par les feux qu’on allume en automne.
Le vent trop éloquent érafla
l’horizon, où je voulais franchir
ces cascades de mots qui m’empêchaient
d’entrer au cœur de mon poème,
aucun baiser donné ne s’explique,
aucun frisson volé ne dénoue
la peur qui coupe en deux
celui qui aime trop, celui qui dérive
et rejoint dans la nuit l’absence
de caresses. Tout est tranquille,
et tout pèse pourtant, le souvenir
d’un merle mort ou d’un chemin
dans la montagne, l’enjambement
du jour sur ton corps, ta voix contre
la mienne, et cette précieuse nostalgie
qui change le passé en tendresse.
Les chemins son limpides quand
la terre murmure, ils ont des profondeurs
de fleuves, tu t’en aperçois
lorsque tu rencontres un promeneur
qui te sourit puis s’éloigne de toi,
petit à petit, comme un amour qui t’avait
troublé et que tu avais oublié,
les chemins ont souvenance de tant
de mirages, de tant de larmes tombées
des étoiles, leur fatigue est
la tienne, leur poussière tes
gestes inaccomplis, les chemins
surgissent parfois victorieux entre
les sapins, les hêtres, les fougères,
ce qu’ils t’offrent des années écoulées,
des saisons que tu n’a pas connues,
ce sont les méandres d’une mémoire
qui scintillait avant ta naissance
et qui te visite aujourd’hui, parce que
tu es prêt à regarder en face celui
qui revient et qui ressemble à ton silence,
celui qui t’a croisé tout à l’heure,
qui s’approche, hésite un peu
et te prend la main avec l’allégresse
des chemins innombrables qui se donnent
aux pas de l’humanité, chemins
de naissances, de pluies, chemins
retrouvés, chemins reposants, vous,
chemins qui portez l’anxiété
de la terre et ce qui subsiste
du réel dans l’ombre que nous
laissons parmi vos flaques
et vos cailloux, tandis que le temps
encombré de témoins inutiles
s’écoute passer dans notre corps.
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Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le tempsde vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le tempsde vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le tempsde vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)