Benjamin Fondane (1898 – 1944) : Titanic
Titanic
Titanic
I
C’est un rêve effrayant et je m’y trouve encore
- Une chose mouvante et qu’on appelle Terre
coule à pic, lentement, hors du regard de l’être...
A bâbord, le linge sèche comme avant le déluge,
calme le jeu d’échecs se poursuit, un pion avance,
la danse dans le hall pénètre dans les chairs
avec l’odeur sucrée des tropiques...
Sur le pont qui descend lentement hors du regard de l’être
la lumière est debout, elle a peur de tomber,
les hommes sont debout, ils ont peur de s’étendre,
congrès de fantômes debout,
ils crient : « Qui veut bien m’acheter ?
Tant pour ma liberté, tant pour ma conscience,
tant pour mon corps, ce n’est pas cher,
baisse de prix sur la justice,
quarante sous la sainteté
saison de blanc, Dieu est en solde,
la vente se fait au comptant ! »
Et parmi eux, à travers eux, en eux,
secrète, répugnante,
une chose invisible, tenace, obscène, lente,
suscite des rapports nouveaux,
éclate comme un pus patiemment mûri,
fait sourdre le soleil terreux des insomnies,
monte dans les gosiers comme un vomissement,
bleuit la rose des cancers
sous la dentelle des corsages,
et soudain c’est un vent furieux de destruction
immobile – dégels dans les pôles, démences,
longues agressions mijotantes, perfides,
couvées aux chefs-lieux de l’esprit,
et la valse du malaise emmêle les chairs pantelantes,
secoue le plateau à verres des danseurs,
opère les échanges, les assouvissements,
les blessures primordiales,
le réveil des substances humides au plaisir,
la délectable angoisse
de gaspiller l’éternité
pour une longue et pleine minute de néant.
A cinq minutes de la fin du monde
l’orchestre attaque le Tonnerre...
La Beauté meurt d’épuisement
sur les genoux des spectateurs
émus par cette Nuit savoureuse entre toutes...
*
II
... Je vais inaugurer ma seconde tournée
et mon second voyage parmi les hommes neufs,
le voyage d’un homme assis
mais qui regarde encore à travers les fenêtres...
« - A quoi servent-ils donc ces bateaux, se dit-il
à quoi bon fouetter toujours le mouvement,
et voyage-t-on sans soi-même ? »
Assis sur les tropiques ou sur les pôles froids
qu’est-ce qu’un homme après tout ?
Quelqu’un qui a peur et qui crâne
qui aime la joie et qui jeûne,
moitié réel, moitié fictif,
qui souffre du foie et du songe,
qui aime ses dieux et les mange
et dont le cœur durcit un morceau de pain...
Mais ce cœur est rongé d’ennui comme le mien,
comme le mien aussi salé de solitude
on ne peut s’embrasser qu’à travers un miroir,
se toucher qu’à travers un fleuve de silence
et le corps que j’étends sous mon ventre
est déjà loin. Peut-être dort-il ou rêve-t-il ?
Comment saisir ce qui se quitte ?
cette ville est-elle donc une ville vraiment
et ce réel une chose vraie,
vraie comme l’air, le sang, le feu, le diamant,
et non une féerie derrière une vitrine,
engendrée d’elle-même ?
Nos rides poussent dans la glace
nous vieillissons dans l’air, dans l’herbe
et le monde se refroidit dans notre sang...
Sans doute il est un temps pour appeler la joie,
il est un temps pour croire :
« A nous le fleuve ! A nous le Bruit ! A nous la Joie ! »
... Mais connaissez-vous donc l’angoisse de l’usure ?
l’angoisse de vieillir ? la peur d’être étranger ?
le pus de l’humiliation ?
- « J’ai froid », dit à présent le vieux chasseur de phoques
retour des mers polaires
« Je me sens seul », grelotte le Chef, qui tout à l’heure
était hissé sur la tribune
par les millions de mains gercées de la Bêtise
« L’amour, est-ce qu’on en mange ? » disent les cheveux blancs.
Et le Poète peine sur la chanson rassise
qui l’a fui, par les fentes des nombres et des mots :
« Qu’on ferme la fenêtre », dit-il à ce printemps
qui naguère chauffait ses lézards au soleil...
Il est assis tout comme moi, ici :
« A quoi servent donc ces bateaux ? » se dit-il.
« Assez du mouvement perpétuel, assez »
Je veux un autre pain, d’autres cuisines
des choses fixes, s’il se peut.
Qu’on brise les fenêtres dit-il
et voyage-t-on sans soi-même ? »
Il grelotte de froid, tremble de solitude
(a-t- on oublié l’homme seul ?)
Et il se penche encore sur l’homme, l’homme neuf,
par une très vieille habitude,
- tout comme moi !
*
Robinson
I
Le matin t’a lavé dans ses grandes eaux
il jette dans tes yeux les fourmis du soleil –
tu reviens à la nage
suspendu à ce beau premier matin du monde !
La chair meurtrie par les coqs,
les éclusiers ramassent les quelques litres d’air
et la poignée de chaux
dont ils auront besoin pour huiler leurs muscles.
Quitte la femme chaude enfouie en ta peau,
mange un croûton de pain et va.
Voici les routes
au milieu des terres, comme un paquet de cordes
jetées.
*
II
... La terre est apparue aux premiers appels du matin...
Un mot de toi, la ville est devenue brûlante,
un mot, les hommes naissent au bord des passions
un mot, la vie éclate !
Et je cherche le sens de ces températures
horreur du mouvement, chute et bond,
le monde, qu’est-ce donc que le monde, ce point !
la vie, qu’est-ce donc que la vie, cette goutte de sang !
ce Rien vécu d’écueils ma paresse s’y use,
je te connais sommeil, esprit,
musique avachissante du vieux renoncement
tu bouches tes oreilles à l’homme,
que t’importent les cris venus d
ans les veines de l’épaisseur,
les sommeils pleins d’empreintes de mains inavouables
... que t’importent
le drame que grossit le couteau d’une vitre,
la belle langue obscure des condamnés à mort,
le hoquet illisible dans la phrase humaine,
l’ironie sur cette terre défraîchie,
la vie enfin vécue, l’agonie
le temps enfin rongé, aboli...
*
III
La vie n’a pas besoin de musiciens pour mettre
du blé sous les paroles, des fraises dans les voix
le mouvement déjà est parti, il projette
le sang de la campagne jusqu’aux marchés des villes.
Qu’un instant l’aiguilleur s’absente de lui-même
et toutes les figures : gibier, poissons, épis,
enjambent les frontières mentales -
s’offrent en chair et os à tous les carrefours.
Ô jardins, même pas suspendus ! Quelque part
le voyageur s’égare dans une forêt d’hommes ;
il écoute dans le ventre des employés des postes
la chanson écrémée et simple des laitières.
Mais y-at-il encore des voyageurs, des pas
dans le sable, des touristes dévorés par des squales
des îles ovipares où pousse l’ancolie,
des bateaux échoués sur des lithographies ?
A travers le charbon, l’essence et le pétrole
voici que le visage de l’homme s’est noirci.
Voici qu’il penche sur ses outils de travail :
le rein, le foie et le poumon.
*
IV
Dépêche-toi. Voici la joie et la misère des hommes.
Dépêche-toi. Voici leur sort.
Le pain ne pousse pas sur l’arbre du sommeil
la femme n’aime pas les cuisses de l‘eau fraîche.
*
V
Une pensée nouvelle qui grince sur ses gonds
s’applique à supputer les chances
des structures qui doivent jaillir, des navires visités
par des voix dans les cales sèches...
Et tandis qu’étameurs, débardeurs, forts des halles
partageront enfin l’os à moelle des villes
- les paysans qui labourent la terre jusqu’au vide
sont avalés aux horizons.
*
VI
Dans les bistrots écoute la chanson perforée
des pianos mécaniques. Une belote éclate
comme un magnésium. Il reste entre les doigts
quelques dorures sales.
Banlieue chargée de feu et d’air comme un fusil
tu entoures les hommes de mers et d’horizons,
une grève sournoise et lente rôde autour
de la pensionnaire aux yeux bleus.
*
VII
Machines qui broyez les muscles et le sang
ouvrez un hublot pour l’orage,
que soit le roc visité par la foudre
humilié d’amour des pieds jusqu’à la tête.
Que soit le nom crié de sommet en sommet
frotté comme un galet de mer par les figures,
comme un galet blessé, une biche souffrante,
au bord des grandes eaux.
Le tremblement de terre est en route. Quel est
le mot de passe cri ou chanson ou sésame ?
L’arbre de l’existence
sera-t-il le premier des arbres foudroyés ?
*
VIII
Révolte. Quelque chose gonfle les chairs. Soudains
orages. Les massacres commencent par le blé.
Dors l’enfant, dors, la terre
jette le cri aigu des indiens sauvages.
Mystères sourdement captés, les coquillages
ô portes repoussées, ô vertiges, le sang
primitif et sur les mouchoirs de lumière
la face aux yeux verdis et fientés du dieu.
Et le prote, crotté d’huiles phosphorescentes,
assemble longuement en caractères gras
les crimes de la nuit –
qui ont fleuri aussi simplement que les fraises des bois.
*
Villes
I
Le silence coula sur mes mains
c’était un orage de sable
la ville était pleine de sable
où donc étaient-ils les humains
j’avais beau courir dans le vide
suivi lentement de mes pas,
le vide était plus plein
qu’une poitrine gonflée qui fait sauter les pressions,
le vide était si plein,
j’avais si peur qu’il n’éclatât
que soudain j’ai pensé qu’il me fallait crier
ressusciter la vie
souhaiter le sifflet des bateaux, des sirènes d’usine
la rumeur des meetings, des fleuves de glace qui cassent
sous la poussée du printemps,
les vitrines brisées des grèves générales,
le bruit strident des rémouleurs aiguisant les ciseaux, les couteaux
la criée des poissons dans les halles,
les plaintes des ’chants d’habits, des rempailleurs de chaises,
des pianos mécaniques et des musiques perforées
Je vous appelais du fonds terreux de mon angoisse
sonorités des étameurs, des camelots, ô chansons nasillardes
des marchandes de quatre-saisons qui font au printemps maladif
l’opération césarienne –
Et peu à peu je vis céder mon insomnie
mes oreilles bourdonnaient, une sorte d’âcre paix,
une paix nauséeuse,
pénétra dans mon sang avec une vieille odeur de draps
et mon sommeil ouvert comme une bouche d’égout
buvait les cantiques pieux des machines à coudre,
le ronflement régulier des tuyaux de vidanges,
le souffle léger de la vie qui monte et qui grince, ô poulie !
Le bruit de plus en plus fatigué de la vie.
*
II
Fuites de l’Or ! Ô menstrues désirables !
Les hommes sont sortis dans la rue comme les escargots après le tendre orage !
Voici qu’ils soupèsent le grain de l’épi en bijoutiers attentifs qui savent le prix
angoissant des choses,
le temps les surprend immobiles dans les cafés sordides
la tête gonflée de pensées comme les pièces d’échecs,
partis les bateaux de commerce sur le sillage des stroms
on sui l’itinéraire dans les journaux du rêve
sous les pluies battantes et les soleils lavés,
les pays font des révérences les uns après les autres
ils changent leur chemise du jour pour leur chemise de nuit,
escales vous éclatez dans la nuit comme vitrines de Noël.
Ô marchandises tendres dans le berceau des cales
trempées jusqu’à l’os par une canzon napolitaine
aussi irréelle que les émigrants qui la chantent
vous rêvez des ponts de troisième où des juifs chassieux
sanglotent en hébreu, assis sur des caisses d’oignons,
ils pleurent immobiles, perclus d’étoiles froides
et personne ne les attend de l’autre côté de la nuit...
Sans doute êtes-vous nées sous une meilleure étoile
car une pensée veille sur vous et vous protège
ô marchandises tendres,
une pensée qui brûle les reins fictifs des hommes,
voici que tout à coup
ils prient en se jetant la face contre la terre
pour le café du Brésil et les fourrures du pôle
il se fait un instant d’angoisse dans le monde
les marches qui descendent de plus en plus profond
sanglotent sous les pas
et la Prière active la marche des machines,
fait fondre en mer le sucre candi des icebergs,
stimule les bielles secrètes de l’angoisse,
fait circuler le sang atroce de l’espoir.
... Prière, espoir, désir, angoisse : dieux de honte.
figures de l’esprit vaincu
qui gisez sur la paille humide de l’humain,
voici qu’on vous confie les leviers de commande
comme on appelle aux muscles féroces des bagnards
dans le bateau qui sombre
sur le sommier des horizons.
*
III
C’est toujours cette sale musique intermittente
comme un vieux mal de dents fidèle et titillant
cette sale musique à moitié mécanique
qui traîne par la porte ouvert d’un bistrot
le sang opiniâtre de quelque meurtre ancien...
... et me voici cherchant du pain dans une ville
c’est plein d’affiches tristes et de murs où l’on pisse,
plein de boulangeries,
j’ai faim et mon visage est couvert de boutons
la nuit sort des bouches d’égout
on étale des nappes blanches pour éclairer
les trains vaseux des banlieues,
il ne pleut pas bien sûr, mais il pourrait pleuvoir,
ce serait un tam-tam placide de gouttières
les tziganes penchés sur les oreillers versent
quelque sale musique à moitié mécanique,
c’est fendre le cœur quand on a bien mangé
des cailles rôties à point arrosées de vin rouge
- j’ai faim et mon visage est couvert de boutons
une vitrine éclate dans la nuit, sa lumière me soupèse,
je ne peux m’arracher à ce piège infini,
une femme qui est seule pianote dans le vide
peuplé de gens bruyants,
les soucoupes augmentent et le regard se vide
elle croise ses jambes, on voit ses jarretières,
la peau sanglote dans le vide
- Joue Tzigane, vient plus près de mon oreille,
la nuit sort des bouches d’égout
la femme a le vertige : son sang coule à présent
avec l’entêtement d’un robinet qui dégoutte
dans une cuvette estropiée –
je sens qu’elle a froid à son ventre...
Joue Tzigane
quelque vieille musique à moitié mécanique
- Non, il ne neige pas, mais il pourrait neiger
çà ferait une nappe de plus, une belle nappe
avec des bonshommes de neige
pour les enfants qui prient après avoir dîné –
la neige monterait et couvrirait le tout
la femme en entrouvrant la porte sortirait
usée et chancelante
un peu de musique à son bras
*
IV
Et j’ai dit à mon propre espoir : Que me veux-tu ?
Pourquoi me harceler sans cesse ?
Cette terre me plaît aux entrailles douces
ce nuage d’été se pose dans mes yeux
comme un sanglot de joie,
ces lignes qui descendent et montent – c’est le monde
ces lampes qui s’allument et meurent – c’est l’esprit
ces bœufs au souffle lourd derrière les comptoirs
ce sont pourtant mes frères,
la ville souffle à présent comme une femme en gésine
mais patiente un peu : dans une heure au plus tard
sa danse jaillira dans le sang des hommes,
si puissante, si dévorante,
que la mort passera juste à côté du temps.
La fête de la chair commencera bientôt,
cette chair qui me plaît, aux entrailles douces,
le long des quais, des gens la tête sur la pierre,
de moitié dans l’esprit qui souffle des égouts
seront visités par des voix -
et chacun mangera son rêve quotidien.
Dans les taudis, la nuit venue,
chacun aura sur sa poitrine
le beau lingot d’un songe d’or
et un billet aller-retour pour un voyage
salué des mouettes
vieilles dentelles de Venise...
Et tandis que la mort prendra les escaliers
pour fermer ci et là quelques paupières lourdes
la musique partout giclera comme le sang
si puissante, si dévorante,
si près des puretés anciennes,
que nous pénètrerons sans crainte et sans nausée
dans l’eau tranquille de la mort.
*
V
Il neige quelque part derrière les fenêtres,
la neige a recouvert les noms vaseux des rues,
le vent agite l’œil huileux des réverbères –
qui donc moissonnera le champ de coton de la nuit ?
Dort l’enfant, do, l’oreiller est blanc, la neige est chaude
il est bon d’être encore au pays de la mère
il est dur d’avancer au sahara du froid,
dans les rues sans toits les yeux éteints des loups
ici et là les hommes meurent, les orteils gelés,
ils se sont allongés dans la neige poliment
une prière blanche sur les lèvres.
La nuit est pleine de chansons d’ivrognes,
l’alcool flambe dans les viscères de la nuit...
- Fouette cocher, la neige monte,
il fait chaud quelque part dans un intérieur
une femme enlève sa chemise, elle ne garde que les bas,
le désir d’elle-même la hante, elle prépare son rêve de nuit
il faut tout prévoir à l’avance,
- la neige monte, monte,
c’est le moment du tête à tête avec soi-même
des comptabilités intimes
l’insomnie croise l’épée contre ses propres visions
le sang est froid qui coule des fantômes,
les humbles à présent sortent des tirelires
leurs petites économies
ils pèsent du regard ces bijoux de ténèbres
ces beaux péchés à peine plus lourds qu’un diamant
ces désirs qu’on ne peut pas payer d’une prière
et tout à coup sans bruit
le meurtre et l’incendie vomissent sur les draps
le vieux monsieur entrouvre la petite fille qu’il désire
- la neige monte, monte, fouette cocher,
il fait chaud quelque part dans un intérieur,
une femme quitte sa chemise –
çà fera un peu plus de neige dans le monde...
*
VI
Mais au-dessus des terres, à la merci des voix,
la Ville suspendue aux mille sonneries...
Des ondes ont été lancées et à présent
elles rongent le monde de leur gangrène lente,
sans qu’on décèle leur présence.
A la lumière atroce des choses, gains et pertes,
un va-et-vient énorme de marchandises invisibles
débouche des zones lointaines
préside aux répartitions
des heures, des marées, du pain quotidien.
Est-ce une invasion fantôme ?
Le sang, la viande, l’or et le pétrole étrange
Existent-ils vraiment ?
Existent-ils vraiment ces dieux lointains qui nouent
les mailles de notre sort ?
Puissance sans figure !
Une absence nous creuse sur l’oreiller du vide,
la matière n’est plus possession mais échange,
le moindre évènement du pôle
nous fripe le visage,
à l’affût d’illisibles et vagues incidents
à la merci du plus infime des désastres
quelle chose sera digne de notre espoir ?
... et quelle chose digne de crainte ?
La source de la vie s’éloigne, elle est si loin,
là-bas dans les pays où la chose et le nom
ne sont que le noyau et la pulpe
d’un être indivisible !
Pays de l’Utopie !
Objets que la main touche et saisit !
Feu dévorant qui brûle !
Eau salée et iodée des mers !
Poids et saveur de toute chose !
Ici il n’est pas trace de terre dans le sang,
les verres isolants nous protègent des chocs atmosphériques,
des tessons de soleils parvenus jusqu’à nous
des catastrophes primitives –
suffisent à nos besoins d’adoration.
*
VII
De toutes parts la vie éclate, de toutes parts
des paroles, des cris, des bals, des épluchures
et les lumières traînent leurs robes de soirées
- qui versera cette nuit dans le goulot des nuits ?
Voici que le travail s’écoule des gouttières humaines
les sirènes d’usine ont cessé d’agiter notre sang,
liberté, une femme s’avance devant nous comme une île,
une île flottante bientôt mangée par les brouillards
et le bateau s’éloigne avec ses musique loufoques,
d’une solitude à une autre il n’y a qu’une rue
une rue comme toutes les rues avec des hommes usés,
enceints de quelque mal ancien qui ne pardonne pas,
une femme avance et son cœur frappe dans le corsage,
un monde de désirs équivoques éclate ici et là
sur les taches que font les pays sur le globe,
le globe tourne et les taches tournent aussi dans la nuit,
je marche dans le sens inverse pour fuir le mouvement
de toutes parts la vie éclate, de toutes parts,
sur le trottoir une ombre pèle –
que n’ai-je point assez ?
Vies usées en quête d’autres vies usées
nous cherchons nos plaisirs avec des organes usés
le cri du plaisir est plus rauque que l’aiguille des phonos
de foire, la musique enfin s’est dévêtue,
ô nuit peuplée de faces exsangues et grimaçantes,
on avance lentement, il y a place dans les vitrines du sommeil,
les montres se sont arrêtées et le temps commence
assez crié assez sangloté assez vu
assez rampé assez louvoyé assez fui
assez baisé, assez vomi dans les ténèbres
assez rangé les unes après les autres les fourmis du savoir
assez enragé, assez connu les soleils de la faim
la ténèbre secoue le prunier des visages,
assez sauté de roc en roc, de vie en vie.
Liberté, à présent le sommeil nous est dû,
sur un lit, sur un ventre, ou le plancher à vaches,
nous avons accompli notre devoir de vivre
c’est beau la vie, la mort est une autre chanson
d’autres êtres paniques vagissent déjà accrochés
aux seins plantureux de la femme –
partons !
*
VIII
... et je suis à nouveau descendu dans la rue.
Aube, tu balayais les grands pavés souillés,
la bouche des métros avalait les passants sans défense
les gares séparaient les gens avec des rails
les trains partaient livrer de gros paquets de fièvre
aux zones inhumaines –
et le linge séchait au vent comme un lézard.
Je pensais à l’effroi de toutes ces existences,
au réveille-matin grincheux, aux bouilloires fumantes,
aux lavabos aigris par les vomissements
aux lourds sommeils troués d’angoisse
aux femmes qu’on quittait au lit, encore chaudes,
les yeux gluants, l’odeur mauvaise,
la chemise trempée de rêve et de sueur.
Mais déjà les bistrots remplaçaient les trains
les cafés dans les gorges faisaient des nœuds bouillants
les journaux déployaient l’insomnie du jour
et les chairs étaient pleines de brouillards traînants
on se voyait à travers des vitres d’épaisseur,
pendant que le soleil absent faisait des signes
sur les marchés ouverts où les poissons de mer,
l’œil fixe, reflétaient le bel incendie de viandes
suspendues sur le pont de cette arche de Noé
qui transportait cette fois-ci tous les fruits de la terre
brosses balais rubans lacets cirages peignes
un couple de chaque espèce
pour refaire à nouveau le monde anéanti.
Dans le quartier du Temple, près de la synagogue,
les juifs faisaient descendre le prix du diamant.
Cette baisse jetait un froid dans les prières
Dieu lui-même mourait couvert de mouches vertes
à côté de culottes déteintes de bretelles,
de monceaux de savons et de parfum en vrac.
*
IX
Vers midi les sirènes d’usine jettent leur chant de coq.
La faim s’étend d’un bout à l’autre de la ville.
Les bureaux lâchent leurs tentacules,
le boa du travail desserre son étreinte
et les visages quittent leur peau usée et molle,
le regard lentement sort comme un escargot pour tâter l’air humide,
voici la traction de la langue elle commence à respirer,
le vent instable agite les feuilles des poumons
sous les ponts de la Seine
l’eau roule lentement
les bribes d’une peine
qui monte d’un chaland
c’est la chanson de la faim qui dévore la ville
au Zoo on nourrit les serpents de petites proies vivantes
et les draps ont quitté les grabats pour les tables
sur les nappes de vieille neige
le sel a effacé les vomissures rouges
voici les couteaux les salières les fourchettes édentées
- qui donc animera cette nature morte ?
La graisse a envahi les plats.
Les bouches s’ouvrent sous les moustaches.
L’estomac délicat presse sur les corsages
et le cross des garçons défile au pas de course
sous l’œil de la caissière sans corps, qui nous sourit...
Femmes guillotinées des villes, ô caissières
puissiez-vous rencontrer
le prince charmant
qui rompra le charme
vous rendra les jambes
vous transportera
aux pays magiques
- mais à présent le monde cesse,
une espèce de joie monte dans les poitrines
un lourd sommeil déjà picote dans les yeux
les sexes se réveillent
souvenir de vacances
avec la femme nue étendue sur le sable –
on n’a qu’a étendre la main pour saisir la terre
qui court comme une folle se jeter à la mer.
Je pense aux humbles joies de toutes ces existences
à la monnaie qui traîne près des bouteilles vides
aux femmes qui chantonnent sur la lessive sale
aux gosses crottés de soleil...
Les chairs chantent encore, mais l’esprit et le cœur
seront dans un instant repris par la machine
éponge, elle prendra ce qui leur reste d’air,
avilira le sang,
et mêlera son goût brûlant de destruction
aux graisses mal encore digérées de midi.
*
X
La meute des chiens de la nuit se jette sur la Ville
le jour en s’en allant ferme les magasins
- dans les bistrots l’alcool éclaire
les prairies de billards où roulent des moutons...
... Au cinéma les hommes se tiennent coude à coude
avec le même cœur et les mêmes entrailles,
détachés, étrangers à leur propre vie,
ils l’ont oubliée, ils ont honte de leur propre vie
ils l’ont enfouie en dedans comme un affront que l’on cache
leur propre vie pourtant qu’ils n’osent embrasser sur la bouche,
qu’ils traînent avec eux, comme un vieux parapluie,
- ces vieux parapluies qu’on oublie sur la banquette d’un tram –
leur propre vie pourtant, la soie déchirée et sans manche...
... et je pense aux misères de toutes ces existences
massées dans cette cale avec un seul hublot
ouvert sur l’univers fictif –
figures rongées de sommeil et qui ont peur de vivre,
voyageurs, voyageurs assis sur une chaise
les actes précipitent les mols évènements
un dieu capricieux dérange l’équilibre des choses
il a pitié de nous,
il substitue l’ordre du rêve à celui du réel
il fait de l’ouvrier renvoyé un prince de sang,
l’ouvreuse descend l’escalier monumental de l’Amour
dans un tissu de musique,
une image sombre défait sa chevelure,
voici qu’une femme s’avance dont, à travers la jupe,
on devine les cuisses fermes,
elles passent de main en main, on les soupèse,
elles restent longtemps dans les mains du boucher
qui veut troquer son fonds contre une maison de mode
mais l’épicier déjà les ouvre, c’est une huître,
sa femme, à l’hôpital, vomit sur l’oreiller...
Voyageurs, voyageurs assis sur une chaise,
la nuit fond comme un fruit juteux entre nos mains.
Sur le pont des bateaux, des émigrants réels
enlèvent de leur cosse
le poids nourricier des étoiles fines...
*
XI
... mais le meeting est une tempête dans le sable,
le sang ouvre ses portes battantes à l’orage
et je pense au courage de toutes ces existences
qui ont rompu le fil barbelé du danger,
à la misère affreuse de toutes ces existences
qui se sont réunies pour fuir leur solitude,
à cette peur qui ronge toutes les existences,
qui sonne aux heures creuse et fades des matins
le grand réveil des villes...
Ô masses de paquets, vivantes et grelottantes,
ici une ligne invisible passe à travers le globe,
l’axe du monde passe par vos reins,
elle lève partout le même vent de haine,
sème les mêmes fièvres,
un appel est venu des confins de la terre gercée,
un cri a parcouru les lèvres de l’espace,
il enjambe les frontières
pour crier d’une voix folle dans nos oreilles :
Frères de Billancourt, je suis un ouvrier bulgare
voyez mes mains qui germent au printemps nouveau,
nous avons aussi un soleil mais il pourrit dans les banques,
nus avons aussi une vie mais elle pourrit dans les bagnes,
nous sommes pauvres, pauvres comme nos frères les loups
trop pauvres pour chasser les esprits et la mort
mais non point assez pauvres pour mendier notre vie
pas assez pour permettre que l’homme devînt Dieu,
un dieu plus dur aux hommes que le destin aveugle...
Ecoutez : un malaise fécond a embrasé la terre,
un volcan invisible fume en chacun de nous,
dans l’œil du magnésium
de grands pays nouveaux éclatent,
les mers changent de lit sur les cartes du monde,
je vous aime mes sœurs de lait, mutineries,
bagarres intestines au fond des océans,
une ère nouvelle commence de mouvements sans fin,
entendez-vous le cri de l’homme,
ce cri qui étouffait dans le gosier du temps,
ce cri perfectionné au fur et à mesure qu’on le pousse,
il exige aujourd’hui, il exige... Ecoutez :
le pain et le sel de la Terre,
une sauvage, neuve et vierge Pureté !
*
XII
La nuit nous aspire à nouveau
une lave brûlante recouvre les cris, les voix, les bruits,
la ville a disparu mangée par les fourmis du sommeil
Pompéi enfouie sous l’oreiller de la terre,
je m’enfuis poursuivi par tes cendres ardentes
solitude, éperdu, je m’accroche à toi,
bouée de sauvetage
plus seul qu’une biche aux abois qui voudrait être un arbre
plus seul qu’un rat d’égout
fouetté par le vide, battu de visions,
avec une insomnie nouvelle dans le sang.
Et je pense à l’effroi de ma propre existence
à la fuite éperdue qui me ramène à moi,
à ce goût du voyage dont je reviens plus pauvre,
à cette soif des hommes dont je reviens gelé...
Pardonnez-moi, mes frères, de vous avoir cherchés
avec un cœur sans foi, avec des mains gercées,
j’ai crié avec vous, j’ai pleuré avec vous
- que ne puis-je arriver à croire à votre vie ?
Le jour s’en va, la nuit va vous rendre à vous-mêmes
elle rompt les liens, dévore les paroles,
détache les canots humains
les visages s‘effacent, ils meurent un à un,
l’eau se referme sur la blessure des rames –
vous êtes rendus à vous-mêmes...
A présent nous n’avons plus rien en commun
que cette lampe sourde
lumière d’au-delà, la source souterraine,
l’affreuse, cette même affreuse solitude
qui ronge les vivants –
d’une gangrène d’or qui les rend invisibles.
*
Radiographies
I
Travail, métiers, commerces, la petite ville est là
avec de vieille filles patinées par le vide
au seuil des merceries où le soleil antique
époussette le bijoux poussiéreux des regards ;
Parée pour le dimanche, ô poupées sans nombril,
tu essaies un à un tes instruments de songe,
rubans, peignes, onguents, chapelets, verroteries,
balais usés des sorcières.
Les juifs sortis des pures études de la faim
font un pas de menuet de l’offre à la demande
vêtus de prières anciennes –
ils captent le client par des moyens magiques.
Les paysans viendront dans une odeur de foin,
de cette terre lointaine trempée par les étoiles
acheter du vertige, du bruit, de longs malaises,
outils de première nécessité, pardi !
Paysans en chemise brodée et une plume au chapeau
plus purs qu’une carafe d’eau fraîche,
craignant comme une biche égarée dans un salon
de poser les sabots sur les trottoirs de verre.
S’en iront-ils plus vite boire leur eau-de-vie
afin de remonter les aiguilles du cœur
à deux pas de l’église où le bois peint du Christ
s’effrite pour la rédemption des caries ?
Les enfants ont sauté sur les chevaux de bois
dans la démangeaison aiguë des musiques,
en un monde qui tourne –
qui tourne sans savoir pourquoi.
Sarah, voici trente ans que tu comptes le temps
et que ton sexe tourne à vide comme une crécelle,
quelle étrange mathématique que la vie
cette langue qui n’a pas été déchiffrée.
Quelque part des marins qui sentent le varech
boivent dans des beuglants du port, avec des fesses
de femme, sur leurs lourds genoux – ils ont connu
les orages qui fouettent le cap des solitudes.
La vie n’est pas ici, est-elle donc là-bas ?
Est-il donc quelque chose qui réponde à la soif –
à cette jeune soif qui fait tourner les cœurs –
nos cœurs de vieilles filles ?
*
II
C’est au marché aux puces que je t’ai retrouvé
visage de l’angoisse –
graissé comme une vieille machine
une machine à coudre, une machine à moudre.
Fontaine de jouvence où meubles et parapluies
qui ont servi pendant mille ans
retrouvent leur sourire vierge
redressent leurs ressorts tordus.
Les mêmes meubles et les mêmes parapluies
les mêmes juifs râpés qui ont beaucoup servi
retournent à la circulation
du sang, des choses du destin.
Vis humaines rongées comme de vieilles monnaies
retournent dans le grand courant numismatique
- d’où prendraient-elles le repos ?
les voici imprimées de figures fraîches.
Sont-ce des choses vues déjà en mon enfance
ou dans une vie antérieure ?
Le siècle passe, ou bien une averse de trains –
qui a le temps de mettre un nom sur les visages ?
Peut-être sommes-nous les mêmes un peu partout
le temps peut-être est-il le même –
c’est pour cela que rien ne change
que seul vieillit le changement.
Les dieux priés avec les mêmes hiéroglyphes
ils ne nous baisent plus du baiser de leur bouche ;
nos cris usés comme vieux clous
n’enfoncent plus dans l’Eternel...
Les paroles ont perdu leur sens depuis longtemps
si longtemps –
et voilà, crénom ! qu’elles mûrissent
au seuil du temps qui vient –
de grands évènements passés.
*
III
Vendredi, le bain turc nous recevait chez lui
avec ses gradins en bois comme au théâtre antique,
ou des vieillards assis, frappés d’insolation
dormaient de l’œil ouvert des crocodiles nains.
Un choeur de juifs fumants comme un potage chaud
évoluait d’un bout à l’autre de la scène,
prêt à entrer en transe
dès que le dieu viendra aux bouches de l’oracle.
Confuse exposition d’instantanés bougés,
de bras sans corps, de corps sans visages, de ventres
de pieds ridés et flasques dont les orteils pointaient
les bijoux délicats et agressifs des cors.
Les sexes mous pendaient le long des cuisses maigres
sexes de patriarches où l’on prêtait serment
jadis, quand Jehova emmaillotté de nues
poussait le long bétail des juifs dans le désert.
Une acre odeur de songe et de sueur flottait
dans cet aquarium où des viandes molles
projetaient des lueurs visqueuses et miroitantes
les membres d’une espèce marine révolue.
Une sorte d’angoisse voluptueuse et pure
courait le long des dos et se jetait aux reins,
avide de garder dans le repli des chairs
cette joie glandulaire, obscure et utérine.
*
IV
à Line
L’enfer passait par là sans doute mais, le soir,
éclatait tout à coup l’orage des prières.
La foule entrait au cinéma des synagogues,
des visions de feu éclaboussaient le noir.
Le rémouleur divin aiguisait les esprits
Vertige ! Vous voilà bêtes d’apocalypse,
montées du fond des temps, courant sur les parois,
alléchées par le cœur des anges souterrains.
Colère, tu montais du parchemin antique
plus pure que jamais. La route, vers ton œil
énorme, reculait. Du grand cratère éteint
une larme lointaine roulait sur mon visage.
La crécelle des voix tournait à la lueur
laiteuse des bougies. Quelqu’un cachait le temps.
Les étoiles sortaient timorées de la huche
du ciel et Samedi passait les frontières.
Samedi pénétrait dans les maisons bénies
sans repousser les portes, et dans les verres pleins
trempait ses lèvres... Lors, les vaches mettaient bas.
L’Esprit comptait sur terre les hommes misérables
et secouait la grappe des morts parmi les vifs.
Les navires avaient de ces nausées étranges
qui font monter les tripes aux dents.
Mais les poissons,
l’œil d’or, étincelaient parmi l’argenterie
de table de grand-mère.
Une clepsydre hostile
comptait avec mon cœur le temps qui s’écoulait
qui s’écoulait et qui n’est jamais revenu –
et qui ne reviendra qu’au jour du jugement.
*
Le poète et son ombre
I
J’ai demandé aux volcans : que dois-je faire à présent
et que feriez-vous à ma place ?
Aux montagnes : quelle est cette soif qui vous tente,
le lait des vache est-il mauvais
la barbe de la terre pique-t-elle ?
J’ai demandé aux fleuves : pourquoi partir à pied,
quitter la maison chaude, le ventre de la mère,
le dieu tué par les ancêtres
l’œil bleu de notre enfance,
et s’enfoncer dans les ténèbres
pour boire dans le vide ripoliné de frais
la bière des pays nouveaux ?
Je me suis accroché aux bateaux : pourquoi s’éloigneraient-ils ?
La terre a du bon, elle ne bouge,
ça sonne si plein sous nos pieds,
source de certitude !
J’ai demandé à la lumière : pourquoi changer de place,
faite de deux moitiés,
couchée au rebord des étoiles ?
Le foin, il a du bon le foin,
l’eau-de-vie n’est pas mauvaise,
il y a des filles dans les foins,
leur ventre sonne le désir
J’ai demandé au monde : pourquoi, monde
tournes-tu sur toi-même
le cœur dans la nausée ?
Appelles-tu l’écartèlement éternel,
les virages d’éternité ?
J’ai couvert de mon corps le tremblement de terre
je lui ai dit : pourquoi trembler ?
Assez de visions fumeuses !
Les cités sont dessus, Dieu lui-même est dessus,
si tu tremble voici que les cités s’écroulent
Dieu lui-même s’écroule.
Briques du Dieu épars !
Si l’herbe se met à pousser dessus,
si les orties, si la fiente
si les enfants pissent dessus
où serait-il donc ton visage
ce visage dont j’ai besoin,
tranquille comme une eau où l’on couche sa tête ?
J’a demandé à Dieu : où vas-tu à présent ?
Faut-il marcher aussi longtemps pour te rejoindre ?
C’était si bon de rester là,
jouer avec de vieilles ombres
et les débris cassés de mouvements anciens.
*
II
La tempête va tout balayer – qu’elle vienne ! –
Plus l’écume d’un seul oiseau
entre moi-même et le regard.
Le grand vent se pose partout,
il vérifie la solidité des astres –
mais où est-il passé l’espace ?
La solitude vient- est-ce bien la dernière ?
Quelqu’un déjà tourne de l’œil
dans un naufrage sans mémoire.
Voici que des soleils très mûrs
marquent l’éveil des insomnies
- mais où est-il passé le temps ?
Je sens qu’il faudra être grand
dans cette solitude vierge
que vient balayer le vent –
oiseaux plus grands que neige...
Nuit de tonnerre !
La guerre civile fait rage,
les hommes mordent le trottoir
avant de tomber dans le vide -
mais où est-elle passée la mer ?
Joie à venir, affreuse joie !
De ce rayonnement obscur
quelle est ma part de lumière ?
Ô comme je voudrais quitter
ce coe
ur de papier que l’on froisse –
et cette molle éternité !
*
III
Plus loin que moi-même les yeux fermés à moi-même
quelle est la source première, quelle est la terre dernière ?
Finis les travaux des champs, autre chose commence
- par où pourrait-on ébrécher cette nouvelle soif ?
Si je bois où boivent
les mourons fictifs
les femmes qui lavent
les fleuves captifs
se souviendront-elles
des chansons mortelles ?
Voici la nuit, une nouvelle nuit qui s’allume
nous sommes déjà comptés avec les étoiles et les grains
cette fleur de viande ouverte à l’appétit des mains
avec des yeux indéchirables...
Si je mange et bois
le monde immangeable
j’aurais peur de quoi ?
mer nuage ou sable.
Si je bois ma soif
et mange ma faim
sous quelle épitaphe
dormirais-je enfin ?
A quelles neiges prochaines se blanchira mon cœur
à quel tourment ouvrirais-je mes chancelants vertiges
à quel ciel m’accrocherais-je
de mes deux mains sanglotantes ?
Pourquoi demander
et ne pas répondre –
las d’avoir crié
la chute des mondes ?
*
IV
à Geneviève
J’avais si peur de ce bonheur
soudain assis à cette table !
Quelles paroles disait-il
de quelle nuit jaillissait-il,
de quelles mers, de quelles sources,
de quelle angoisse inimitable
s’était faite cette figure
- Sa chevelure m’opressait ?
J’ai fait appel à sa pitié !
La route la cherchait, la route...
Ô, quelle chante en s’en allant,
je la capterai dans mes fils,
dévêtue par le cri des coqs,
la peau lavée par les pays,
pleine de noms comme un navire,
pleines de mers comme une carte.
Qui parle de peur à nouveau ?
Choses qu’on quitte et qui se quittent !
Trop de neige, je vous le dis,
trop d’îles dans les mains de l’eau !
Ce grand mouvement qui se casse,
et qui se lève et se ramasse
rompez-lui le cou, déchirez
sa navrante monotonie !
Je ne l’avais pas appelée
mais puisqu’elle est là, à ma table,
je veux cette cloche enfouie
qui sonne le temps à rebours.
*
V
Voici que le temps a sonné comme un esprit frappeur
les instants où le miel des choses s’accumule
dans chaque maison de la terre, dans chaque famille,
unie par les liens subversifs du sang.
Autour du feu, autour des saisons, de la table,
les forces conjuguées ont charrié ici
comme un torrent la pierre, les voix et les troncs d’arbres,
sous l’œil du père qui commande aux éléments.
Les gosses ont quitté les poches de kangourou
de la mère, qui veille sur nous comme une lampe.
Ils grandissent, l’oreille à terre, pour entendre
les merveilles hostiles et louches du dehors...
Dans cette paix de l’ordre établi, des navires
qui arrivent en temps voulu, des choses mûres,
voici qu’une parole, un regard, une caresse, un rien
jeté comme un gravier dans l’étang tranquille,
déclenche un cercle long. Tu montes et tu gonfles
(ô travail furieux et souterrain des eaux !)
un petit, si petit conflit, qui sur-le-champ
n’est qu’un léger nuage d’angoisse sur les tempes.
Dans chaque maison de la terre, dans chaque famille,
un petit, si petit conflit, enfle les veines des mains,
aigrit les regards, déborde comme un égout gorgé,
altère le sens des paroles.
Et soudain, quelque chose éclate vers minuit,
une haine que les mains ont peine à retenir,
un orage gonflé de sanglots et d’injures
qu’éclairent les poignées de cuivre des regards.
Haine qui fait sauter les pressions des cols
et des corsages - sourde explosion de grains,
qui jettent le rein du fils contre celui du père
et la moitié de pain contre l’autre moitié.
... A présent que l’orage est passé, que la pluie
ruisselante a lavé les soleils huileux,
chacun a emporté ses blessés en lui-même,
chacun a sécrété le vernis apparent de l’oubli.
Dans cette paix de l’ordre rompu et des navires
blessés, l’ortie qui rompt les grands pavés disjoints
mûrit sous les regards réconciliés et clairs
les lourds effondrements futurs.
*
VI
Nous nous sommes penchés sur tout le corps de cette terre
avons-nous assez soupesé dans nos mains ses entrailles
assez humecté son vagin de nos pleurs
assez crié d’amour et de mort sur son ventre !
Nous nous sommes cherchés et qu’avons-nous trouvé – que nous-mêmes ?
Des fleuves nous touchaient fleuves de solitude
derrière la masse des eaux des visages venaient vers nous
visages d’eau paroles d’eau
et nous avions beau briser ces miroirs implacables
notre vue s’obscurcissait devenait si lointaine
que les corps qu’on touchait devenaient froids soudain
Tout seul plus seul encore que d’être avec moi-même
j’ai peuplé mon néant de visages à moitié inhumains
je touchais leur réel puisqu’ils étaient irréels
je partageais le sang de mon cœur avec le leur
sur la bouche ils avaient la moitié de ma bouche
d’une vie j’ai fait deux vies
je criais : Hosanna ! émerveillés de voir
la simplicité du bonheur
Mais les êtres créés par moi-même dites-moi de quel droit
les dieux leur ont fait recevoir le baptême des lois humaines
de quel droit, dites-moi, la Mort a-t-elle pu blesser
ce qui n’était que la vie, la moitié de ma vie,
des êtres qu’elle n’a pas façonnés
pas nourris de ses ténèbres
et qui ne devaient pas mourir, puisqu’ils n’étaient pas nés ?
*
VII
Et voici qu’une cloche sonne dans le métal
l’avenir, le passé, le passé, l’avenir
elle effeuille au vent noir les liasses des fatigues
elle ouvre les tiroirs des jeunes solitudes
et la fatigue sonne, sonne dans le métal
le passé, l’avenir, l’avenir, le passé –
la même vieille, vieille, vieille rengaine du temps
qui chante, cependant que le sang mûrit
l’avenir, le passé, le passé, l’avenir
Chant du renoncement, j’ai mal à mes cheveux
voici revenu les vertus, les tisanes nauséeuses
les purges de la Justice, les somnifères de la Sagesse
les bouillottes de la consolation
voici que la Paix me replonge dans une enfance rebelle
les mots ont à présent la fièvre ils sanglotent
le passé, l’avenir, l’avenir, le passé
le même, même sanglot qui court le long des âges
la même vieille, vieille, vieille rengaine du temps
*
VIII
J’étais attaché à ces riens,
mais plus encore à moi-même.
A peine a-t-on franchi le seuil
qu’on tourne autour de quelque chose
comme un soleil désemparé...
Qu’on ouvre la porte seulement
le monde se jette dedans –
combien résisteront les digues ?
Qu’on ouvre l’œil, voici le cirque
où dansent les chevaux savants.
La vie déborde l’écran !
J’ai beau m’accrocher aux fauteuils,
la faim qui monte des entrailles
s’apaisera-t-elle jamais ?
il fait si chaud, si bon en moi,
j’ai effacé toutes les traces,
c’est comme un feu de bois tranquille,
des ombres passent à travers
le bois craque, les ombres craquent...
Je vais m’allonger sur le dos
moitié ici, moitié ailleurs,
les jambes posées sur le vide,
les bras ballants, les yeux ouverts
de l’autre côté de la nuit...
*
IX
Croyez-vous qu’il suffise de naître pour chanter,
et de mourir pour vivre ?
Je suis né de la chair comme le vin du diable
avait jailli des trous forés dans une table –
Je suis né de rien,
et cependant, plus tard dans la chair de la femme
j’ai cherché cette chose amère et emmêlée,
l’obscure volupté qui m’a ouvert les yeux.
Mais comment cette chair devient esprit, le sais-je,
comment le lait se transforme en paroles
et le sang en angoisse
et comment la matière se mue en désespoir ?
Je flottais sans souci sur les fleuves du sang
- quel pêcheur à la ligne s’est pris à ma dorure
pour me jeter dans un filet sale et humide
avec d’autres vivants, prisonniers comme moi,
réveillés comme moi aux pires solitudes,
privés de leur milieu salin ?
Je sors sur le balcon et je crie : Arrêtez ?
Qui se souvient encore de son pays natal ?
Cette terre n’est pas à nous,
la lumière n’est qu’une cage
et le temps qu’un fouet,
nous ne sommes que des esclaves
nos outils chantent-ils,
chante-t-il le travail
et nos poumons jumeaux respirent-ils à jamais ?
Je me souviens : j’habitais le pays des paresses,
les maeltsröms y chantaient sur les bords.
De grands oiseaux de songe y déposaient leurs œufs
de feu et de l’eau conjugués.
*
X
Un œil s’était ouvert
soudain dans l’angoisse des hommes,
ils marchaient dans la boue et le vent
d’aucuns naviguaient sur la mer
et d’autres labouraient le sable,
plus près tout à coup de leur sang
ce fleuve d’un monde ancien.
*
XI
à P - .L.Flouquet
J’ai marché derrière quelqu’un – et ce n’était pas Lui.
Ce n’était pas une vraie rue,
une rue qui tout à coup se jette dans une autre
et celle-ci à son tour
dans une rue de plus en plus grande
- et soudain le bal des lumières jaillit de toutes parts...
Je marchais, je craignais que ce ne fût pas Lui :
ce n’était pas une présence,
une vie qui tout à coup s’écoule dans une autre
et celle-ci à son tour
dans une vie inconnue de plus en plus brûlante
- et soudain cet affreux effondrement, l’Amour...
Il avançait toujours – et ce n’était pas Lui.
Je le suivais. J’étais à deux pas de son ombre.
C’était une poursuite lente
si lente et en dehors du temps
que l’aube tout à coup étala ses marais
et que l’on étrangla des coqs, qui éclatèrent
au centre du soleil
un grand soleil réel qui me baisait la bouche.
*
XII
Est-il un coin de terre où je ne sois allé
trafiquer quelque chose ?
Mais qu’importe la chose,
quand le désir en marche s’est emparé de nous !
Qu’importe le désir lui-même qui me mène
auprès de cette soif
qui le fouette – et ne peut s’arrêter nulle part
- en nul pays solide ?
Et qu’importe la soif
auprès de cette angoisse méchante et souterraine
qui ouvre les loquets aériens du sang
comme l’oiseau de mer les portes des navires ?
La Terre est pleine. Ô choses ! Merveilles du fini !
Cherchées, je les aurais trouvées... Et désirées,
elles eussent assouvi ma soif... J’ai vu partout
des êtres rassasiés de viandes et d’esprit...
Il est temps d’arrêter les frais. Mais envers qui
suis-je comptable de mes actes ?
Qui a le droit d’ouvrir les veines de mon corps
sans laisser une trace de main dans la poussière ?
Voici ma signature : je veux qu’on me réponde.
Voici mon cri : quelle est l’oreille qui m’écoute ?
Qui tourne autour de moi,
qui boit ma vie dans mon verre ?
Je veux ma part des choses crées et incréées.
Ma part du bruit humain. Ma part de solitude.
Le sang répond du sang. Mes voix... Ô sources claires !
Ma part du roc. Ma part de rien. Ma part de Dieu !
... et si le vrai bonheur était de se quitter
ô joie – et de descendre tes marches sanglotantes,
jusqu’à la gueule ouverte et lente et attirante,
halluciné par l’œil magique du boa ?
*
XIII
... et même en admettant que je sois revenu
nous n’irons pas plus loin que nous-mêmes !
Accroche donc ton ombre aux neiges,
voici le pain rassis qui a beaucoup souffert,
notre mère le sang et notre sœur le lait,
une musique à peine convalescente...
Toutes ces choses aux cheveux gris
tournant autour de mon délire
ont-elles jamais existé ?
Ces figures ont-elles surgi en mon absence ?
Ces regards qui se posent sur moi comme pigeons,
me pressent comme un fruit,
attendent de lécher le jus de mon voyage...
Mais ai-je rien vu qui fasse un souvenir ?
Rien qui se soit caillé, rien qui se soit durci,
et dont la densité émerge du mouvant ?
... et même en admettant que je sois revenu
fourbu, ayant manqué les grands évènements,
meurtri de soleil et de sables,
mordu par le hâle et le gel
- pensez-vous que je veuille guérir de mes blessures ?
Partir, quelle folie lorsque les dés nous boudent,
les cartes m’ont été contraires et les vents...
- Danse Equateur aux longs seins d’aubergine,
donne-moi le pain cuit de tes cuisses noires
- si j’ai rebroussé le chemin au pays de mon sang
croyez-vous que ce soit pour rien ?
A présent il me semble que la chose quittée,
patinée par les ans est devenue une autre –
déjà son visage m’appelle !
Mon voyage n’est pas fini...
Venez à moi lèvres salées, fientes douces,
herbes grimpantes des intestins de la terre,
sources brûlantes !
Le voyageur n’a pas fini de voyager.
*
Toute l’histoire me suit – suis-je un résidu ou un terme, ?
A la lumière du sang je redescends en moi-même,
toutes les routes se croisent, toutes les races se toisent,
j’avance sous l’œil du tonnerre
je parle : voici des bœufs mener la terre en laisse
je parle : voici les mers bouillir, les terres grasses,
je chante : terribles volcans merci de mûrir les vendanges,
je marche : et ma marche établit les échanges, les changements,
j’ai trafiqué tout au long de l’histoire,
j’ai fait des trouées dans le temps,
dans la viande sauvage des hommes j’ai semé le Messie
l’heure était là du sang,
cent fois j’ai été égorgé, brûlé, fusillé et pendu,
sous la barbe de Dieu j’avançais du temps que j’étais nu,
dans les métairies à midi
j’ai bu le lait des vaches et le regard des jeunes filles,
ma vue multipliait les palmes –
Terre je t’ai écoutée dans la tempête et le calme.
Dans les ténèbres de moi sans lampe je rouvre la marche...
il est un temps de marcher jusqu’à l’épuisement,
il est un temps de prier, mais un temps de crier,
un temps de rage et de folie,
un temps pour haïr l’homme,
un temps pour se haïr,
un temps pour demander quel est le sens de l’homme,
que cherche-t-il donc sur cette terre branlante,
pourquoi le fait-on descendre dans les égouts dans les mines,
le visage couvert d’urines et de boue,
pourquoi l’exploite-t-on, le frappe-t-on,
pourquoi lui crache-t-on au visage,
et lui arrache-t-on sa chanson ?
Il a beau être au centre des choses, il est SEUL
seul dans sa ville, seul aux meetings, seul encore
lorsqu’il baise sa femme –
Sa misère lui pèse, son impuissance aussi –
changera-t-il jamais le monde avec son cri ?
Il est un temps où l’eau est froide, mais un temps où elle bout,
le gaz irrésigné distend les parois et éclate,
il est un temps de mourir et un temps de ne pas mourir
de révolte perpétuelle –
Un temps de folie et de haine ?
SANS DOUTE !
Les cahiers du journal des poètes, N° 35, 5 Juin 1937
Bruxelles, 1937
Du même auteur :
Ulysse (04/11/2015)
Le mal des fantômes (04/11/2016)
L’Exode - Super Flumina Babylonis (04/11/2017)
« Je songe au passant qui... » (04/11/2019)
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