Henri Pichette (1924 – 2000) : Le Duo d’Amour Fou
Le Duo d'Amour Fou
a (l’Amoureuse ) Quand il fait jour je pense à la nuit
p (le Poète) et la nuit je fêle ta voix, je m’initie à ton parfum,
tes seins fermissent, tu tires mes yeux
a et tu me frises et me tutoies avec des gants.
p Je tords la joie de vivre. Je te visite entière. Je t’irise. A mon
aise je t’incendie.
a Comme en hiver, de ta main droite tu fouettes l’attelage tandis
que nous sommes à l’abri du froid, les draps tirés jusqu’au menton
p et je m’éclaire les doigts de la main gauche.
a Bientôt je résiste à la ruée du sang.
p Tu es fragile
a toi, tendrement brutal
p tu te plains
a tu me parcours
p C’est alors que j’oublie le revers des villes, le souci de vivre au milieu
des flèches. Je retrouve intacte mon enfance. Je jouerais des siècles
avec tes boucles. Je t’emmènerai au Pays des Manières limpides. Je
t’accrocherais un cristal de neige éternelle au corsage. Tu choisirais tes
lacs, tes rives, tes chaînes de montagnes. Tu commanderais ton ciel, ta
saison, les robes des lendemains. Pour toi, sur les chemins de ronde,
nous sortirions minuit de nos poches et nous ferions du feu.
a il fait bon
p ou je laverai la Grande Ourse
a en sifflant
p Puis tu serais une vague égarée de l’Océan
a je me perpétuerai en toi, tel un goéland, tu me couperais de ton aile…
Comme je t’appartiens ! Tu as le sens des mouvements qui me grisent,
et la diction d’un fanal. Mes flots se teintent. Tu renverses l’azur en
moi. Tu jalonnes mon ventre d’ifs tout allumés. C’est la fête. Je deviens
poreuse. Tu m’échevelles. Je t’accompagne. Nous descendons au ralenti
un escalier de pourpre, je me voile dans l’écume, le vent se lève, tu
t’effaces devant les portes, où suis-je ? Mais tu ne réponds pas, tu
m’inspires des flambeaux de passage, tu déplies soigneusement la volupté,
tu détournes ma soif, tu me prolonges, tu me chrysalides et je suis de
nouveau élue. Alors je danse ,je danse, je danse ! comme une flamme
debout sur la mer ! les paupières fermées. Ta patience fait mon bonheur.
Je suis nue, j’en ai conscience et je te remercie parce que la fin de la folie
est imprévisible. Tu échafaudes des merveilles. Tu me crucifies à toi. Le
plaisir est doucement douloureux. Je suis bien.
Laisse-moi te dire : j’ai besoin de me sentirvoyagée comme une femme.
Depuis des jours et des nuits, tu me révèles. Depuis des nuits et des jours
je me préparais à la noce parfaite. Je suis libre avec ton corps. Je t’aime
au fil de mes ongles, je te dessine. Le cœur te lave. Je t’endimanche. Je te
filtre dans mes lèvres. Tu te ramasses entre mes membres. Je m’évase. Je
te déchaîne
p Je t’imprime
a je te savoure
p je te rame
a je te précède
p je te vertige
a et tu me recommences
p je t’innerve te musique
a te gamme te greffe
p te mouve
a te luge
p te hanche te harpe te herse te larme
a te mire t’infuse te cytise te valve
p te balise te losange te pylône te spirale te corymbe
a l’hirondelle te reptile t’anémone te pouliche te cigale te nageoire
p te calcaire te pulpe te golfe te disque
a te langue le lune te givre
p te chaise te table te lucarne te môle
a te meule
p te havre te cèdre
a te rose te rouge te jaune te mauve te laine te lyre te guêpe
p te troène
a te corolle
p te résine
a te margelle
p te savane
a te panthère
p te goyave
a te salive
p te scaphandre
a te navire te nomade
p t’arque-en-ciel
a te neige
p te marécage
a te luzule
p te nacelle
a te luciole te chèvrefeuille
p te diphtongue
a te syllabe
p te sisymbre te gingembre t’amande te chatte
a t’émeraude
p t’ardoise
a te fruite
p te liège
a te loutre
p te phalène
a te pervenche
p te septembre octobre novembre décembre et le temps qu’il faudra
Les Epiphanies, Editions Gallimard, 1969
Les Épiphanies ,« mystère profane », a été créé en 1947 par Gérard Philipe,
Maria Casarès, Roger Blin, au Théâtre des Noctambules, à Paris, dans une
mise en scène de Georges Vitaly. Les décors étaient de Matta et la musique
de Maurice Roche.
Du même auteur :
Ode à la neige (26/08/2014)
« Je fais corps… » (26/08/2016)
« Nous sommes à la perle… » (26/08/2017)
Apoème 3 (26/08/2018)