Francis Ponge (1899 – 1998) : La figue
La Figue
Réponse à une enquête sur la poésie
J’avoue ne trop savoir
Je ne sais trop ce qu’est la poésie
Mais je prétends savoir
Mais assez bien ce que c’est qu’une figue.
Voilà entre beaucoup d’autres une façon d’être
J’ose le dire
Ayant fait ses preuves
Qui les fait encore quotidiennement
Et qui s’offre à l’esprit
Sans lui demander rien en échange
Qu’un minimum de considération
Mais nous plaçons ailleurs notre devoir
Symmaque
Grand païen de Rome
Se moquait de l’empire devenu chrétien :
Il est impossible
disait-il
Qu’un seul chemin
Mène à un système aussi sublime.
Il n’eut pas de postérité spirituelle
Mais devint le beau-père de Boëce
Auteur de La Consolation Philosophique
Puis tous deux furent mis à mort
Par l’empereur barbare Théodoric
en 525
Barbare et chrétien je suppose.
Ceci fait
Il fallut attendre plusieurs siècles
Pour qu’enfin l’on rebaisse les yeux
Et regarde à nouveau par terre
C’est alors qu’un beau jour
selon Du Cange :
Icelluy du Rut trouva un petit sachet
Où il y avait mitraille
Qui est appelée billon.
La belle affaire !
Eh bien, moi,
Pour ma part j’ai trouvé une figue
Qui sera l’un des éléments
De ma Consolidation matérialiste
Ce n’est pas qu’entre-temps
Plusieurs tentatives
N’aient été faites
En sens inverse
Dont les souvenirs ou vestiges
Sont touchants
Ainsi avez-vous pu comme moi rencontrer
dans la campagne
Au creux d’une région bocagère
Quelque église ou chapelle romane
Comme un fruit tombé
Bâtie sans beaucoup de façons,
L’herbe, le temps, l’oubli,
L’ont rendue extérieurement presque informe
Mais parfois le portail ouvert,
Luit au fond un autel scintillant.
Eh bien la moindre figue sèche
La pauvre gourde , à la fois rustique et baroque
certes ressemble fort à cela
Avec cette différence pourtant
Qu’elle me paraît beaucoup plus sainte encore
Ou si vous le préférez
Dans le même genre
Plus modeste
Et réussie à la fois
Et si je désespère bien sûr, d’en tous dire
Si mon esprit, avec joie,
La restitue à mon corps,
Ce ne sera pas sans avoir voulu lui rendre
au passage
le petit culte à ma façon qui lui revient
Ni plus ni moins intéressé qu’il ne faut
Voilà l’un des seuls fruits
qu’on le constate
Dont nous puissions sans faute tout manger
L’enveloppe, la pulpe, la graine
Ensemble
Concourant à notre délectation
Et peut-être bien parfois n’est-ce
qu’un grenier à tracasseries pour les dents
N’importe
Nous l’aimons comme notre tétine
une tétine
par chance
Qui serait devenue comestible
Et dont la principale singularité
à la fin du compte serait d’être
d’un caoutchouc desséché juste au point
qu’on puisse
en insistant incisivement un peu
Franchir la résistance
Ou plutôt non-résistance d’abord
Aux dents de son enveloppe
Pour
les lèvres déjà sucrées
Par la poudre d’érosion superficielle qu’elle offre
Se nourrir de l’autel scintillant en son intérieur
Qui la remplit toute
D’une pulpe de pourpre gratifiée de pépins
Ainsi de l’élasticité à l’esprit des paroles
Et de la poésie comme je l‘entends.
Pour finir
Je parlerai encore
De cette façon
Particulière au figuier
De sevrer son fruit de sa branche
- comme aussi nous
notre esprit de la lettre –
Et de la sorte de rudiment
dans notre bouche
Du petit bouton de sevrage
Irréductible
Qui en résulte
Bref ainsi en soit-il de ce texte
Dont j’avoue
M’être soucié, à peu près comme d’une figue
(Ce qui
On l’aura compris
N’est pas rien)
Et maintenant qu’il soit
Mais que ce soit
à vos yeux
un poème
à vos yeux un poème
ou que vous le recrachiez sur le bord de l’assiette
voilà certes, absolument compris
qui est égal
De cela, certes,
beaucoup moins.
(Les Fleurys, Juillet-Septembre 1958)
Oeuvres Complètes, Tome II
Editions Gallimard (La Pléiade), 2002
Du même auteur :
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