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Le bar à poèmes
24 mai 2018

Louis Aragon (1897 – 1982) : Un homme passe sous la fenêtre et chante

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Un homme passe sous la fenêtre et chante

 

 

                    Nous étions faits pour être libres

                    Nous étions faits pour être heureux

                    Comme la vitre pour le givre

                    Et les vêpres pour les aveux

                    Comme la grive pour être ivre

                    Le printemps pour être amoureux

                    Nous étions faits pour être libres

                    Nous étions faits pour être heureux

 

                    Toi qui avais des bras des rêves

                    Le sang rapide et soleilleux

                    Au joli mois des primevères

                    Où pleurer même est merveilleux

                    Tu courais des chansons aux lèvres

                    Aimé du Diable et du Bon Dieu

                    Toi qui avais des bras des rêves

                   Le sang rapide et soleilleux

 

                   Ma folle ma belle et ma douce

                    Qui avais la beauté du feu

                    La douceur de l'eau dans ta bouche

                   De l'or pour rien dans tes cheveux

                   Qu'as-tu fait de ta bouche rouge

                   Des baisers pour le jour qu'il pleut

                    Ma folle ma belle et ma douce

                    Qui avais la beauté du feu

 

                    Le temps qui passe passe passe

                    Avec sa corde fait des nœuds

                   Autour de ceux-là qui s’embrassent

                    Sans le voir tourner autour d’eux

                    Il marque leur front d’un sarcasme

                    Il éteint leurs yeux lumineux

                    Le temps qui passe passe passe

                    Avec sa corde fait des nœuds

 

                    On n'a tiré de sa jeunesse

                    Que ce qu'on peut et c'est bien peu

                    Si c'est ma faute eh bien qu'on laisse

                    Ma mise à celui qui dit mieux

                    Mais pourquoi faut-il qu'on s'y blesse

                    Qui donc a tué l'oiseau bleu

                    On n'a tiré de sa jeunesse

                    Que ce qu'on peut et c'est bien peu

 

                    Tout mal faut-il qu’on en accuse

                    L’âge qui vient le cœur plus vieux

                    Et ce n‘est pas l’amour qui s’use

                    Quand le plaisir dit adieu                  

                     Le soleil jamais ne refuse

                    La prière que font les yeux

                    Tout mal faut-il qu’on en accuse

                    L’âge qui vient le cœur plus vieux

 

                    Et si ce n’est pas nous la faute

                    Montrez-moi les meneurs du jeu

                    Ce que le ciel donne qui l’ôte

                    Qui reprend ce qui vient des cieux

                    Messieurs c’est ma faute ou la vôtre

                    A qui c’est-il avantageux

                    Et si ce n’est pas nous la faute

                    Montrez-moi les meneurs du jeu

 

 

                    Nous étions faits pour être libres

                    Nous étions faits pour être heureux

                    Le monde l’est lui pour y vivre

                    Et tout le reste est de l’hébreu

                   Vos lois vos règles et vos bibles

                    Et la charrue avant les bœufs

                    Nous étions faits pour être libres

                    Nous étions faits pour être heureux

 

                    VOIX DANS LA FOULE SUIVANT LE CHANTEUR

 

                   Nous sommes faits pour être libres 

                    Nous sommes faits nous sommes faits

                    Nous sommes faits pour être heureux 

*

Tu rêves les yeux large ouverts

Que se passe-t-il donc que j’ignore

Devant toi dans l’imaginaire

Cet empire à toi ce pays sans porte

Et moi sans passeport
 

Ceux que traverse la musique

On dirait qu’ils sont les branches d’un bois

Pliant sous des oiseaux qui se perchent

Mais toi

 

Ceux dont le regard est fait des facettes du nombre

Ceux qui jonglent avec les fonctions de ce qui n’existe pas

Ceux dont l’esprit parabolique met le feu comme un miroir

L’hypothèse est leur cigarette roulée

 

Mais toi
 

Tu poses ta main sur ta joue

Et je n’ose pas te demander à quoi tu joues

Qui passe dans l’espace pers où tu te perds
 
Peut-être es-tu dans un pays de chevaux sauvages

Peut-être es-tu toi-même une contrée entre le bien et le mal

Et une route des pèlerins dans la montagne

Une escale de boucaniers aux îles Fortunées

Ou les mains jointes des amants
 

Peut-être
 

Je suis le pauvre au-dehors qui n’a point accès à ta suite

À peine entendra-t-il au loin l’avalanche de l’orchestre

Il n’entrera jamais dans la salle du Grand Opéra
 

J’ai promis que je ne parlerai pas

Du passé Je ne parlerai pas

De ces chambres où j’ai guetté ton silence

Celle où Thérèse enleva le diamant de sa main

Celle où Michel chanta sans que je l’entendisse

Il naissait des êtres de toi que je ne t’avais pas faits

Personne ne saura jamais la violence

La torture la jalousie

L’égarement qui s’emparait de moi quand tu avais enfin la cruauté

De me montrer ces enfants de toi seule

Comme par mégarde aperçus

Passant sous la fenêtre

 

Et tout à l’heure encore

Tu as introduit un homme à l’oeil mangé d’aigue-marine

Dans la maison d’une inconnue

Et peut-être va-t-il savoir d’elle

Tout ce que je meurs d’ignorer en toi

Un homme lourd et blond Son corps

Entre nous comme un écran

Un homme opaque et caressant

Distraitement tout un mystère d’opalines

C’est un étrange et un terrible don que celui de donner la vie

Mais quand il a suivi l’ancien rite

L’accouplement l’attente et la gésine

Et les matrones portant le linge frais

Parcourant les chambres les escaliers ouvrant les armoires

Alors il y a ce cri de l’enfant et tout n’est plus qu’une grande

     fête et des congratulations

Dont le père béatement prends sa part tout blême d’orgueil et

     de peur

 

Il s’agit ici d’une tout autre sorte de naissance

Et celui qui n’a point engendré ne voit pas sans honte son

     visage dans les miroirs

Avec cette perversité d’aimer les être de ta chair

Cette curiosité déchirante que j’ai de tes rêves

De cette parturition contre moi

D’où sort ce peuple dans notre maison qui s’installe

Et en voilà un qui s’assied au pied du lit

Qui pèse et respire

Ah si je pouvais comme toi donner le souffle le pouls la parole

     à des ombres rivales

Peut-être les entendrions-nous se disputer dans la pièce voisine

Mes fils envieux et les tiens

Tes grandes filles qui ont l’éclat de la perle et les gestes du vent

Peut-être y aurait-il pour eux cette guerre entre nous

Que j’ai toute la vie hésité à te mener sans merci

Parce que l’homme n’est heureux que de faire plier

Capituler ce qu’il adore

J’ai essayé pour cela de toutes les formules magiques

De toutes les fornications de l’esprit

Je me suis damné sur tous les Brocken qui se sont offerts

J’ai conjuré des charretiers des prêtes

Des maréchaux d’empire

Des filles des bandits

J’ai violé des mémoires éteintes

J’ai volé leurs secrets aux tombes

Consulté comme un marc la poussière des os

J’ai fait de l’histoire une putain sur mes genoux

 

Vainement
 

Mes spectres un rayon de toi suffit à les dissiper

Et tu marches dans le triomphe avec cette progéniture innombrable

Cette troupe de ta lumière

Ce printemps humain dans tes pas

Ces violettes de tes veines

Dont je suis déchiré parce qu’elles te ressemblent

Et à je ne sais qui dont j’avais pourtant cru sauvagement te garder

Prisonnière de mes bras dans nos demeures de tout autre désertes

 

*

Un moment vient clopin-clopant où celui qui s’agrippe à ra robe

Est séparé de toi comme un nyctalope dans l’éclat de midi

L’ignorant devant la science

Le stropiat au seuil  du bal 

Un certain nombre de fois dans la vie

J’ai vu s’ouvrir les portes de ton royaume

Là je n’entre point où commencent les enchantements

Toute sorte de calamités menacent qui marie une fée

S’il veut la suivre dans ces régions extérieures à la géographie

 

 Une fois c’était à Provins une ville comme une merveilleuse poubelle

Et je ne dirai rien d’Avignon rien des Pénitents Noirs

Mais il y eut aussi ces corridors de misère à la Cité Jeanne d’Arc

Et cette ville abandonnée en arrière de Nice après le chemin de fer

Avec des chaussettes séchant dans les galeries à colonnes des palais

Quelque part où se traîne la vieillesse des émigrés près de leurs églises

     bulbaires

Encore comme une écriture couchée

Les tours et les détours bâtards de la Nationale au-dessus des boucles

     de la Seine

Qui plonge tout soudain dans le poil noir des forêts

Ou simplement ces maisons à vendre visitées avec un marchand de   

     bien le notaire

Parfois tu parles de Bergen que je ne connais pas

Ou tu dis que tu voudrais encore une fois dans l’existence

Goûter la fadeur du papaïe et la mangue qu’on mord et jette à Tahiti

 

Ô tiaré qui dit je t’aime sur l’oreille

Parfum des mots qui s’écartent comme des colonnes

Portiques portiques te voilà partie

C’est là que tu m’échappes à jamais

Reine d’une perspective où je n’ai point ma place

Fugitive ô nouvelle Mélusine

Et ton pied d’oiseau s’éloigne sur les terrasses

Ta robe encore un instant luit sous les arbres

Comme dans les ténèbres d’un Watteau

 

Je t’attends égaré tout au bas d’une rue

Ou à l’orée dorée du crépuscule

Une fois il se pourrait qu’elle ne revînt pas 

 

Une fois délibérément pour te promener dans l’un de tes domaines

     fantasques

Il t’a fallu m’imaginer mort enfin

Que je ne vinsse pas te déranger sous un soleil de catastrophe

Et chaque fois depuis que je te regarde

Je me souviens de ce que tu m’as tué comme on chante

Et que je ne vis après tout que parce que tu le veux bien

Ces yeux-là se sont imaginé le monde sans moi

Cette bouche a parlé de moi tout naturellement au passé

Tout ceci en plein vingtième siècle

Avec des satellites autour de la terre et des machines à penser 

 

Mais un couteau reste un couteau

Un cœur un cœur

 

Elsa

Editions Gallimard, 1959

Du même auteur :

Vingt ans après (24/05/2014)

« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)

Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)

L’Amour qui n’est pas un mot (24/05/2017)

La beauté du diable (24/05/2019)

Air du temps (24/05/2020)

Falparsi (24/05/2021)

Pour demain (24/05/2022)

« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)

Epilogue (24/05/5024)

 

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