Louis Aragon (1897 – 1982) : Un homme passe sous la fenêtre et chante
Un homme passe sous la fenêtre et chante
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Comme la vitre pour le givre
Et les vêpres pour les aveux
Comme la grive pour être ivre
Le printemps pour être amoureux
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Toi qui avais des bras des rêves
Le sang rapide et soleilleux
Au joli mois des primevères
Où pleurer même est merveilleux
Tu courais des chansons aux lèvres
Aimé du Diable et du Bon Dieu
Toi qui avais des bras des rêves
Le sang rapide et soleilleux
Ma folle ma belle et ma douce
Qui avais la beauté du feu
La douceur de l'eau dans ta bouche
De l'or pour rien dans tes cheveux
Qu'as-tu fait de ta bouche rouge
Des baisers pour le jour qu'il pleut
Ma folle ma belle et ma douce
Qui avais la beauté du feu
Le temps qui passe passe passe
Avec sa corde fait des nœuds
Autour de ceux-là qui s’embrassent
Sans le voir tourner autour d’eux
Il marque leur front d’un sarcasme
Il éteint leurs yeux lumineux
Le temps qui passe passe passe
Avec sa corde fait des nœuds
On n'a tiré de sa jeunesse
Que ce qu'on peut et c'est bien peu
Si c'est ma faute eh bien qu'on laisse
Ma mise à celui qui dit mieux
Mais pourquoi faut-il qu'on s'y blesse
Qui donc a tué l'oiseau bleu
On n'a tiré de sa jeunesse
Que ce qu'on peut et c'est bien peu
Tout mal faut-il qu’on en accuse
L’âge qui vient le cœur plus vieux
Et ce n‘est pas l’amour qui s’use
Quand le plaisir dit adieu
Le soleil jamais ne refuse
La prière que font les yeux
Tout mal faut-il qu’on en accuse
L’âge qui vient le cœur plus vieux
Et si ce n’est pas nous la faute
Montrez-moi les meneurs du jeu
Ce que le ciel donne qui l’ôte
Qui reprend ce qui vient des cieux
Messieurs c’est ma faute ou la vôtre
A qui c’est-il avantageux
Et si ce n’est pas nous la faute
Montrez-moi les meneurs du jeu
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
Le monde l’est lui pour y vivre
Et tout le reste est de l’hébreu
Vos lois vos règles et vos bibles
Et la charrue avant les bœufs
Nous étions faits pour être libres
Nous étions faits pour être heureux
VOIX DANS LA FOULE SUIVANT LE CHANTEUR
Nous sommes faits pour être libres
Nous sommes faits nous sommes faits
Nous sommes faits pour être heureux
*
Tu rêves les yeux large ouverts
Que se passe-t-il donc que j’ignore
Devant toi dans l’imaginaire
Cet empire à toi ce pays sans porte
Et moi sans passeport
Ceux que traverse la musique
On dirait qu’ils sont les branches d’un bois
Pliant sous des oiseaux qui se perchent
Mais toi
Ceux dont le regard est fait des facettes du nombre
Ceux qui jonglent avec les fonctions de ce qui n’existe pas
Ceux dont l’esprit parabolique met le feu comme un miroir
L’hypothèse est leur cigarette roulée
Mais toi
Tu poses ta main sur ta joue
Et je n’ose pas te demander à quoi tu joues
Qui passe dans l’espace pers où tu te perds
Peut-être es-tu dans un pays de chevaux sauvages
Peut-être es-tu toi-même une contrée entre le bien et le mal
Et une route des pèlerins dans la montagne
Une escale de boucaniers aux îles Fortunées
Ou les mains jointes des amants
Peut-être
Je suis le pauvre au-dehors qui n’a point accès à ta suite
À peine entendra-t-il au loin l’avalanche de l’orchestre
Il n’entrera jamais dans la salle du Grand Opéra
J’ai promis que je ne parlerai pas
Du passé Je ne parlerai pas
De ces chambres où j’ai guetté ton silence
Celle où Thérèse enleva le diamant de sa main
Celle où Michel chanta sans que je l’entendisse
Il naissait des êtres de toi que je ne t’avais pas faits
Personne ne saura jamais la violence
La torture la jalousie
L’égarement qui s’emparait de moi quand tu avais enfin la cruauté
De me montrer ces enfants de toi seule
Comme par mégarde aperçus
Passant sous la fenêtre
Et tout à l’heure encore
Tu as introduit un homme à l’oeil mangé d’aigue-marine
Dans la maison d’une inconnue
Et peut-être va-t-il savoir d’elle
Tout ce que je meurs d’ignorer en toi
Un homme lourd et blond Son corps
Entre nous comme un écran
Un homme opaque et caressant
Distraitement tout un mystère d’opalines
C’est un étrange et un terrible don que celui de donner la vie
Mais quand il a suivi l’ancien rite
L’accouplement l’attente et la gésine
Et les matrones portant le linge frais
Parcourant les chambres les escaliers ouvrant les armoires
Alors il y a ce cri de l’enfant et tout n’est plus qu’une grande
fête et des congratulations
Dont le père béatement prends sa part tout blême d’orgueil et
de peur
Il s’agit ici d’une tout autre sorte de naissance
Et celui qui n’a point engendré ne voit pas sans honte son
visage dans les miroirs
Avec cette perversité d’aimer les être de ta chair
Cette curiosité déchirante que j’ai de tes rêves
De cette parturition contre moi
D’où sort ce peuple dans notre maison qui s’installe
Et en voilà un qui s’assied au pied du lit
Qui pèse et respire
Ah si je pouvais comme toi donner le souffle le pouls la parole
à des ombres rivales
Peut-être les entendrions-nous se disputer dans la pièce voisine
Mes fils envieux et les tiens
Tes grandes filles qui ont l’éclat de la perle et les gestes du vent
Peut-être y aurait-il pour eux cette guerre entre nous
Que j’ai toute la vie hésité à te mener sans merci
Parce que l’homme n’est heureux que de faire plier
Capituler ce qu’il adore
J’ai essayé pour cela de toutes les formules magiques
De toutes les fornications de l’esprit
Je me suis damné sur tous les Brocken qui se sont offerts
J’ai conjuré des charretiers des prêtes
Des maréchaux d’empire
Des filles des bandits
J’ai violé des mémoires éteintes
J’ai volé leurs secrets aux tombes
Consulté comme un marc la poussière des os
J’ai fait de l’histoire une putain sur mes genoux
Vainement
Mes spectres un rayon de toi suffit à les dissiper
Et tu marches dans le triomphe avec cette progéniture innombrable
Cette troupe de ta lumière
Ce printemps humain dans tes pas
Ces violettes de tes veines
Dont je suis déchiré parce qu’elles te ressemblent
Et à je ne sais qui dont j’avais pourtant cru sauvagement te garder
Prisonnière de mes bras dans nos demeures de tout autre désertes
*
Un moment vient clopin-clopant où celui qui s’agrippe à ra robe
Est séparé de toi comme un nyctalope dans l’éclat de midi
L’ignorant devant la science
Le stropiat au seuil du bal
Un certain nombre de fois dans la vie
J’ai vu s’ouvrir les portes de ton royaume
Là je n’entre point où commencent les enchantements
Toute sorte de calamités menacent qui marie une fée
S’il veut la suivre dans ces régions extérieures à la géographie
Une fois c’était à Provins une ville comme une merveilleuse poubelle
Et je ne dirai rien d’Avignon rien des Pénitents Noirs
Mais il y eut aussi ces corridors de misère à la Cité Jeanne d’Arc
Et cette ville abandonnée en arrière de Nice après le chemin de fer
Avec des chaussettes séchant dans les galeries à colonnes des palais
Quelque part où se traîne la vieillesse des émigrés près de leurs églises
bulbaires
Encore comme une écriture couchée
Les tours et les détours bâtards de la Nationale au-dessus des boucles
de la Seine
Qui plonge tout soudain dans le poil noir des forêts
Ou simplement ces maisons à vendre visitées avec un marchand de
bien le notaire
Parfois tu parles de Bergen que je ne connais pas
Ou tu dis que tu voudrais encore une fois dans l’existence
Goûter la fadeur du papaïe et la mangue qu’on mord et jette à Tahiti
Ô tiaré qui dit je t’aime sur l’oreille
Parfum des mots qui s’écartent comme des colonnes
Portiques portiques te voilà partie
C’est là que tu m’échappes à jamais
Reine d’une perspective où je n’ai point ma place
Fugitive ô nouvelle Mélusine
Et ton pied d’oiseau s’éloigne sur les terrasses
Ta robe encore un instant luit sous les arbres
Comme dans les ténèbres d’un Watteau
Je t’attends égaré tout au bas d’une rue
Ou à l’orée dorée du crépuscule
Une fois il se pourrait qu’elle ne revînt pas
Une fois délibérément pour te promener dans l’un de tes domaines
fantasques
Il t’a fallu m’imaginer mort enfin
Que je ne vinsse pas te déranger sous un soleil de catastrophe
Et chaque fois depuis que je te regarde
Je me souviens de ce que tu m’as tué comme on chante
Et que je ne vis après tout que parce que tu le veux bien
Ces yeux-là se sont imaginé le monde sans moi
Cette bouche a parlé de moi tout naturellement au passé
Tout ceci en plein vingtième siècle
Avec des satellites autour de la terre et des machines à penser
Mais un couteau reste un couteau
Un cœur un cœur
Elsa
Editions Gallimard, 1959
Du même auteur :
Vingt ans après (24/05/2014)
« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)
Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)
L’Amour qui n’est pas un mot (24/05/2017)
La beauté du diable (24/05/2019)
Air du temps (24/05/2020)
Falparsi (24/05/2021)
Pour demain (24/05/2022)
« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)
Epilogue (24/05/5024)