Alain Mabanckou (1966 -) : Tant que les arbres s’enracineront dans la terre
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre
je vends à l’autre siècle
les errements de mon destin sinueux
je revendique le double visage
de mon identité éclatée avec le temps
je déchire ici et maintenant
l’acte de naissance des frontières
pour baptiser le nouvel espace à conquérir
honte à toi qui me cantonne
à ce lopin de terre
et me donne le tam-tam à battre
prends donc ta Négritude creuse
porte-la comme viatique
surtout n’oublie pas ta sagaie
encore moins ta natte
on t’attend ainsi
vêtu de peau de léopard
je n’ai pour attaches
que la somme des intersections
les échos de Babel
voici mon mât au cœur d’un nouveau territoire
l’adoption me lie avec des racines enfouies
au plus profond de cet être à bâtir au jour le jour
garde ton authenticité vide de sens
prête ta voix au Maître
et vends mon territoire
pour une modique bourse
c’est ce qu’on attend de toi
J’emprunte à l’oiseau
l’incertitude du prochain buisson
je ne sais quel temps il fera
de l’autre côté de la migration
mais le monde s’ouvre à moi
riche de carrefours
que l’envol me porte
me porte encore loin de la clameur
loin de la basse-cour
loin des coqs dressés pour le combat
ne pas changer de nom
d’embranchement
rester homme jusqu’au bout
tant que les arbres s’enracineront
dans la terre
il y a plus à dire sur un grain de sable
que sur un éléphant
la liberté est de côté
qu’on ne s’y trompe pas
l’autre monde est la dernière des utopies
dressées au milieu des vents
le Paradis s’achève ici
vivre est une contingence
terrassé par l’amoncellement des saisons blanches
je succomberai un jour
je le sais
mais il y aura quelque part un arbre
le même qui remue ses branches dans mes poèmes
un rônier aux feuilles roussies
dont la sève coulera à flots
je dormirai près de mes songes
l’enfance se dissoudra dans le brouillard matinal
l’âme suivra le piétinement d’un troupeau
une hirondelle s’envolera
rasant de près la concession familiale
la silhouette de ma mère surgira enfin des ténèbres
quelle ombre vient de nouveau
ternir le ciel apaisé
en ce jour où le martinet
entonne le chant de la réconciliation
je dis au vent
de remuer les feuilles mortes
de ployer les branches des filaos
d’essorer la robe de la voûte céleste
d’étouffer les plaintes de la roche
ici s’arrêtent les contours de ce pays
l’ombre et la nuit s’entrelacent
dans une harmonie qui blesse la flore
quelques vestiges de soleil pendent
sur les branchages des figuiers
les regards des autochtones
se tournent désormais vers les grumeaux de nuages qui ont
avalé pour toujours
ce qui nous restait du bleu de l’azur
c’est ici le pays où les morts ressuscitent
par la mer
le pays où les arbres aussi versent des larmes
l’usure de nos lendemains
la légende de nos errances
c’est ici que l’arbre nous dira
la profondeur de la terre
l’enracinement de nos songes
l’étouffement de nos défunts
depuis le tassement des âges
jusqu’aux aubes des jours épuisés
les fruits des repentirs sont si aigres
qu’il ne suffira plus d’accuser la pluie
la sécheresse des savanes
l’écho des gourdes suspendues au seuil de la porte
près des canaris
des marmites en aluminium
des cuillères en bois
l’homme qui s’abrite sous l’arbre
mesure-t-il la patience de l’écorce
le labeur ininterrompu des racines
la résistance de l’humus
voici aussi que le vent parle
les feuilles s’envolent
annoncent la nouvelle
le courant les emporte
dans le tourbillon des cataractes
dans ce désert il suffit de peu
d’un rai de soleil
pour que s’élèvent les intonations muettes
de la nature
le mirage des voyelles
l’alchimie des consonnes renversées
au deuil de la flore
il faut rajouter les essences piétinées par le bétail
les nasses qui ne capturent plus d’anguilles
l’éternuement de la terre aride
les antres habitées par des fauves squelettiques
qui en voudrait à l’oiseau migrateur
de s’élever au-delà de son nid
ne pas changer de nom
d’embranchement
rester homme jusqu’au bout
tant que les arbres s’enracineront
dans la terre
le pacte du cordon ombilical
ne lie que les oiseaux de basse-cour
ceux qui délimitent l’horizon
aux dernières habitations du village
un jour nous lirons sur la crypte
les dernières volontés de l’homme libre
une colombe blanche survolera notre incrédulité
qui don entonnera
le chant de la Rédemption
la marche ronge les souliers
les années s’écaillent sous la semelle
de l’obstination
peu à peu l’appel de l’intérieur s’apaise
alors que s’ouvrent d’autres sentes
à prendre ou à laisser
viendra ce jour
où nous saurons enfin
que les anges n’ont pas d’ailes
sinon celles qui hissent l’imagination de l’homme vers les hauteurs de son
égarement
les yeux ouverts à la lumière diurne
ce sera à nous de bâtir la fable de demain
celle que nous conterons à ceux qui pensent que les anges ont des ailes
tire ta force de la feuille morte
romps les liens jusqu’à nouer ton destin
au tronc du baobab
ne porte en toi aucun songe soldé
sur la place publique
ferme les yeux devant le miroir aux alouettes
remonte sans cesse la pente
même escarpée
les voix qui viennent de l’autre colline
ne sont que des échos
c’est ici que coulait la source des origines
la sécheresse a érodé le silex
aucune lame de couteau ne se rappelle
le passage des chasseurs
C’est au vent de redire les traces
voici venu le temps des rires hypocrites
le temps de la médiocrité servie à toutes les sauces
le temps où l’homme ne descend plus du singe
mais y retourne
le temps des vendeurs ambulants de chimères
le temps des apprentis sorciers
voici venu le règne d’hommes drapés de mensonge
les nouveaux Sisyphe se coltinant la rancœur
à l’instar de coccinelles apocalyptiques
condamnés à rouler la merde jusqu’à la prochaine rive
voici que la mauvaise parole grevée de sa graine nocive
croît sur l’innocence de nos lendemains
gare à la lueur de l’aube
à cet instant fatal où tomberont les masques
et nous verrons des colonies de lièvres
les oreilles dressées
les faux prophètes convoquent Diop
qui reste à lire
les faux prophètes convoquent Fanon
qui reste à lire
les faux prophètes convoquent Césaire
qui reste à lire
mais voici la montagne altière
fière de sa hauteur
voici la montagne de l’âme
silencieuse gardienne de l’immensité
voici la montagne qui se tait depuis des siècles
elle ne demande qu’un bout de ciel bleu
une herbe toujours verte
une rosée matinale
un troupeau qui broute aux alentours
des oiseaux de toute espèce
qui chantent
demandons à la pierre où est la Vérité
elle nous dira que c’est en ce bas-monde
et ici seulement
c’est en ce bas-monde que souffle le vent
que s’agitent les océans
que se divisent les cours d’eau
c’est en ce bas-monde que le rêve enjambe les frontières
perfore des murs invisibles
et l’Homme se dit espèce supérieure
depuis la nuit des temps
pendant que l’arbre en rit à longueur de journée
soutire des profondeurs de la terre
le nectar de sa sagesse
balance ses branches en signe de victoire
rester homme jusqu’au bout
tant que les arbres s’enracineront dans la terre
Tant que les arbres s'enracineront dans la terre
Mémoire d'encrier, Montréal (Québec), 2003
Du même auteur :
A ma mère (29/03/2015)
Les arbres aussi versent des larmes II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.I (27/04/2023)
La légende de l’errance.2 (27/04/2024)