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Le bar à poèmes
28 avril 2018

Alain Mabanckou (1966 -) : Tant que les arbres s’enracineront dans la terre

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Tant que les arbres s’enracineront dans la terre

 

 

je vends à l’autre siècle

les errements de mon destin sinueux

je revendique le double visage

de mon identité éclatée avec le temps

 

je déchire ici et maintenant

l’acte de naissance des frontières

pour baptiser le nouvel espace à conquérir

 

 

 

honte à toi qui me cantonne

à ce lopin de terre

et me donne le tam-tam à battre

 

prends donc ta Négritude creuse

porte-la comme viatique

surtout n’oublie pas ta sagaie

encore moins ta natte

on t’attend ainsi

vêtu de peau de léopard

 

je n’ai pour attaches

que la somme des intersections

les échos de Babel

 

 

 

voici mon mât au cœur d’un nouveau territoire

l’adoption me lie avec des racines enfouies

au plus profond de cet être à bâtir au jour le jour

 

garde ton authenticité vide de sens

prête ta voix au Maître

et vends mon territoire

pour une modique bourse

c’est ce qu’on attend de toi

 

 

 

J’emprunte à l’oiseau

l’incertitude du prochain buisson

 

je ne sais quel temps il fera

de l’autre côté de la migration

mais le monde s’ouvre à moi

riche de carrefours

 

que l’envol me porte

me porte encore loin de la clameur

loin de la basse-cour

loin des coqs dressés pour le combat

 

 

 

ne pas changer de nom

d’embranchement

rester homme jusqu’au bout

tant que les arbres s’enracineront

dans la terre

 

 

 

 

il y a plus à dire sur un grain de sable

que sur un éléphant

 

la liberté est de côté

qu’on ne s’y trompe pas

 

l’autre monde est la dernière des utopies

dressées au milieu des vents

le Paradis s’achève ici

 

vivre est une contingence

 

 

 

terrassé par l’amoncellement des saisons blanches

je succomberai un jour

je le sais

 

mais il y aura quelque part un arbre

le même qui remue ses branches dans mes poèmes

un rônier aux feuilles roussies

dont la sève coulera à flots

 

je dormirai près de mes songes

l’enfance se dissoudra dans le brouillard matinal

l’âme suivra le piétinement d’un troupeau

une hirondelle s’envolera

rasant de près la concession familiale

la silhouette de ma mère surgira enfin des ténèbres

 

 

 

quelle ombre vient de nouveau

ternir le ciel apaisé

en ce jour où le martinet

entonne le chant de la réconciliation

 

je dis au vent

de remuer les feuilles mortes

de ployer les branches des filaos

d’essorer la robe de la voûte céleste

d’étouffer les plaintes de la roche

 

 

 

ici s’arrêtent les contours de ce pays

l’ombre et la nuit s’entrelacent

dans une harmonie qui blesse la flore

quelques vestiges de soleil pendent

sur les branchages des figuiers

 

les regards des autochtones

se tournent désormais vers les grumeaux de nuages qui ont

avalé pour toujours

ce qui nous restait du bleu de l’azur

 

 

 

c’est ici le pays où les morts ressuscitent

par la mer

 

le pays où les arbres aussi versent des larmes

 

l’usure de nos lendemains

 

la légende de nos errances

 

 

 

c’est ici que l’arbre nous dira

la profondeur de la terre

l’enracinement de nos songes

l’étouffement de nos défunts

depuis le tassement des âges

jusqu’aux aubes des jours épuisés

 

 

 

les fruits des repentirs sont si aigres

qu’il ne suffira plus d’accuser la pluie

la sécheresse des savanes

l’écho des gourdes suspendues au seuil de la porte

près des canaris

des marmites en aluminium

des cuillères en bois

 

 

 

l’homme qui s’abrite sous l’arbre

mesure-t-il la patience de l’écorce

le labeur ininterrompu des racines

la résistance de l’humus

 

 

 

voici aussi que le vent parle

les feuilles s’envolent

annoncent la nouvelle

 

le courant les emporte

dans le tourbillon des cataractes

 

 

 

dans ce désert il suffit de peu

d’un rai de soleil

pour que s’élèvent les intonations muettes

de la nature

le mirage des voyelles

l’alchimie des consonnes renversées

 

 

 

au deuil de la flore

il faut rajouter les essences piétinées par le bétail

les nasses qui ne capturent plus d’anguilles

l’éternuement de la terre aride

les antres habitées par des fauves squelettiques

 

 

 

qui en voudrait à l’oiseau migrateur

de s’élever au-delà de son nid

 

ne pas changer de nom

d’embranchement

 

rester homme jusqu’au bout

tant que les arbres s’enracineront

dans la terre

 

 

 

le pacte du cordon ombilical

ne lie que les oiseaux de basse-cour

ceux qui délimitent l’horizon

aux dernières habitations du village

 

un jour nous lirons sur la crypte

les dernières volontés de l’homme libre

une colombe blanche survolera notre incrédulité

 

qui don entonnera

le chant de la Rédemption

 

 

 

la marche ronge les souliers

les années s’écaillent sous la semelle

de l’obstination

 

peu à peu l’appel de l’intérieur s’apaise

alors que s’ouvrent d’autres sentes

à prendre ou à laisser

 

 

 

viendra ce jour

où nous saurons enfin

que les anges n’ont pas d’ailes

sinon celles qui hissent l’imagination de l’homme vers les hauteurs de son

     égarement

 

les yeux ouverts à la lumière diurne

ce sera à nous de bâtir la fable de demain

celle que nous conterons à ceux qui pensent que les anges ont des ailes

 

 

 

tire ta force de la feuille morte

romps les liens jusqu’à nouer ton destin

au tronc du baobab

 

ne porte en toi aucun songe soldé

sur la place publique

ferme les yeux devant le miroir aux alouettes

remonte sans cesse la pente

même escarpée

les voix qui viennent de l’autre colline

ne sont que des échos

 

 

 

c’est ici que coulait la source des origines

la sécheresse a érodé le silex

aucune lame de couteau ne se rappelle

le passage des chasseurs

 

C’est au vent de redire les traces

 

 

 

voici venu le temps des rires hypocrites

le temps de la médiocrité servie à toutes les sauces

le temps où l’homme ne descend plus du singe

mais y retourne

le temps des vendeurs ambulants de chimères

le temps des apprentis sorciers

 

 

 

voici venu le règne d’hommes drapés de mensonge

les nouveaux Sisyphe se coltinant la rancœur

à l’instar de coccinelles apocalyptiques

condamnés à rouler la merde jusqu’à la prochaine rive

 

 

 

voici que la mauvaise parole grevée de sa graine nocive

croît sur l’innocence de nos lendemains

 

gare à la lueur de l’aube

à cet instant fatal où tomberont les masques

et nous verrons des colonies de lièvres

les oreilles dressées

 

 

 

les faux prophètes convoquent Diop

qui reste à lire

 

les faux prophètes convoquent Fanon

qui reste à lire

 

les faux prophètes convoquent Césaire

qui reste à lire

 

 

 

mais voici la montagne altière

fière de sa hauteur

 

voici la montagne de l’âme

silencieuse gardienne de l’immensité

 

voici la montagne qui se tait depuis des siècles

elle ne demande qu’un bout de ciel bleu

une herbe toujours verte

une rosée matinale

un troupeau qui broute aux alentours

des oiseaux de toute espèce

qui chantent

 

 

 

demandons à la pierre où est la Vérité

elle nous dira que c’est en ce bas-monde

et ici seulement

 

c’est en ce bas-monde que souffle le vent

que s’agitent les océans

que se divisent les cours d’eau

 

c’est en ce bas-monde que le rêve enjambe les frontières

perfore des murs invisibles

 

 

 

et l’Homme se dit espèce supérieure

depuis la nuit des temps

pendant que l’arbre en rit à longueur de journée

soutire des profondeurs de la terre

le nectar de sa sagesse

balance ses branches en signe de victoire

 

rester homme jusqu’au bout

tant que les arbres s’enracineront dans la terre

 

 

Tant que les arbres s'enracineront dans la terre

Mémoire d'encrier, Montréal (Québec), 2003

Du même auteur :

A ma mère (29/03/2015)

Les arbres aussi versent des larmes II (28/04/2019)

Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)

Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)

Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)

La légende de l’errance.I (27/04/2023)

La légende de l’errance.2 (27/04/2024)

 

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