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Le bar à poèmes
7 avril 2018

Jean Cocteau (1889 -1963) : Le chiffre sept

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Le chiffre Sept



Voici que presque rien de ce fil ne me reste.

Sa pelote était lourde et me bondait le cœur.

Et ce cœur si souvent a retourné sa veste

Qu’il croyait ne jamais perdre de sa douleur.

 

Or ce n’est pas du sang c’est un fil qui s’écoule,

Invisible, terrible, aux visages tenu.

Ces visages étaient une innombrable foule,

Chacun démaillotait et voulait mon cœur nu.

 

Le voulait-il ? Plutôt ils étaient tous aux ordres

D’un maître qui nous vide et nous charge de nuit.

Qui nous charge de nuit de poussière et de cendres,

Du fantôme cruel d’un monde qui me fuit.

 

Il fuit de moi pour vivre et pour prendre des forces,

Car il les prend en nous qui nous en nourrissons.

Multipliant, changeant ses mille et une farces

Que nous crûmes repos, rencontres et chansons.

 

C’était je m’en souviens sous forme de souffrance.

Mais je restais debout de la France incompris,

Comme était, au dehors, incomprise la France

Avec sa croix d’honneur et ses livres de prix.

 

Elle grouillait, inculte, éprise de désastres,

Et je lui ressemblais (ce qu’elle n’aime pas).

Je me savais un corps formé d’ombres et d’astres

Et j’étais son esclave et j’étais son repas.

 

Elle me dévorait sur sa nappe de seigles,

Sur une nappe blonde où penchent les épis,

Sur son charme de sourde et sa grâce d’aveugle

Et sous son ciel bien sourd et bien aveugle et pis.

 

On y voyait dormir la jeunesse qui tombe,

Des cadavres si frais, si nobles et si beaux

Que tous les moissonneurs moissonnaient une tombe

De beaux corps endormis adorés des corbeaux. 

 

C’est ce qui m’apparaît lorsque je me retourne

Transformé par avance en colonne de sel.

Car les larmes en moi glacent un sel interne

Qui ne veut pas se fondre au sel universel.

 

Ce sel me brûle. Il sèche, il cristallise, il ronge,

Il remplace le bloc de ce fil à sa fin.

Bientôt mon corps à vif ne sera qu’une éponge

Ayant toujours plus soif de larmes et plus faim.

 

Plus faim de ma substance et plus soif de mes larmes,

Plus vide et plus gonflé de tout ce que j’aimais.

Les yeux de ma jeunesse ont cru, monde, à tes charmes

Qui se vengent sur nous de ce que tu promets.

 

Les couples amoureux dénoués de leurs crises

Ecrivaient sur les murs des dates et des noms

Et les cerisiers secs méditaient leurs cerises

Et l’or écervelé se changeait en canons.

 

La jeune éternité que rien ne rassasie

Et se moque pas mal de nos maigres espoirs

Assoupissait l’Europe et réveillait l’Asie

Et postait ses grands boucs au seuil des abattoirs.

 

A quoi peuvent prétendre avec leur peau tannée

Le monde qui somnole et la chambre où je dors ?

Mon sommeil où le rêve à vie instantanée,

Pousse des inconnus par d’obscurs corridors.

 

Nul n’y peut rien. Il faut que le temps et l’espace

Feignent de débiter ce qui n’est que d’un bloc

Et que je me réveille et qu’un autre jour passe

Et qu’un matin rouillé chante comme un vieux coq.

 

Pauvre guerrier lassé, cousu de cicatrices,

Théâtre fait avec les planches d’un radeau, 

Prépare tes acteurs, maquille tes actrices,

On frappe les trois coups, on lève le rideau

 

Rouge (comme il se doit) car rouge est le théâtre

Du crime. Il coulera du sang noir et du vin

Rouge, et rouge le drame et, dans l’ombre rougeâtre,

Sur mille spectateurs en restera -t-il vingt ?

 

Vingt qui s’égorgeront pour ne laisser personne

Debout. Par politesse. Une dame debout ?

Quel scandale ! On la tue. Alors l’entracte sonne

Et rentre un public neuf venu l’on ne sait d’où.

 

Neuf le public. Neuf les acteurs et neuf le drame.

L’intelligence (on s’en doute) fait des progrès.

Progresse le massacre et la dernière dame

Peut voir son meurtrier sans honte ni regrets.

*

Fleuves qui déroulez un cortège de vaches

Vaches dont l’œil voyage au fond des lourdes mers

Fleurs dont l’âme cruelle organise les taches

Miroirs qui détestez qu’on vous passe au travers.

 

Salles des pas perdus, portes de la justice,

Chambres où l’accusé se change en innocent,

Embellissez vos cours (vous me rendrez service)

De ces géraniums qui décorent mon sang.

 

Décorez-vous. Mentez. Menez de gloire en gloire

Les victimes du bouc qui trompe le troupeau.

Je ne veux même pas vivre dans la mémoire

De la fille aux huit sœurs drapée en son drapeau.

 

Je crache sur vos lys, vos robes d’innocence,

Sur les bustes du parc de la célébrité.

Je suis ; figurez-vous, moins bête qu’on ne pense

Et pour dormir me tourne de l’autre côté.

 

(Côté mur) où s’accroche une photographie

De noce –horizontale chute au ralenti

D’un accident mortel sur lequel je défie

Qu’on me trouve. J’étais vraiment par trop petit.

 

Très ridicule en costume de Bonaparte,

Une main dans le dos, l’autre dans le gilet.

De ma chaise il faudra descendre et que je parte,

Magnifique empereur de ce groupe fort laid.

 

Et me voilà, mangé par une île déserte

Sans sauvages (et vivante bien entendu).

Cette île m’adorait et décida ma perte ;

A force de m’aimer d’amour j’étais son dû.

 

Probablement sur cette île repousserai-je

Sous forme de quelque orchidée ou datura.

Quelque moelle d’amour dont la brûlante neige

Se prostitue à l’insecte qui la tuera.

 

Quelque métamorphose de ce genre, bien funeste,

Et bien morne, soumise à de tendres poisons.

Pas plus mornes que le souvenir qui me reste

Du linge abandonné dans toutes mes maisons.

*

Midi sonne le gong sur la mer des naufrages.

Le mistral criminel détrousse l’olivier.

A qui puis-je m’en prendre et que dois-je envier ?

Où conduisent, hélas, mes fièvres et mes rages ?

 

Des autres déterrer, gaspiller le trésor,

Je le voudrais. Quel luxe il y a dans l’envie !

Mais jamais un trésor n’allège aucune vie

Car la seule richesse est d’enterrer sa mort.

 

Elle tricote en nous. On soigne cette Parque

Industrieuse, en train de démêler son fil.

Qu’il est délicieux de mener mal sa barque

De montrer tantôt l’un, tantôt l’autre profil.

 

C’est superbe. Si rien ne peut être superbe

Sur un monde qui roule et roule de travers,

Sur ce tison malade où le moindre brin d’herbe

Cache des univers.

 

Ah j’en dessècherais de tourner dans le vide

(Qui n’est pas vide) et qui se décharge de nous

En pavoisant, en décorant des invalides,

Au milieu du troupeau des gloires à genoux.

*

Pauvres hommes pressés savez-vous que vous n’êtes

Rien. Des dupes. Et que tout vous condamne exprès

A ce rythme trompeur qui berce les planètes,

A prendre pour du loin un mensonge du près.

 

Tout est près. Rien n’est loin. Rien n’est lourd. Rien ne pèse.

Rien ne va vite. Rien n’a tort. Rien n’a raison.

Et l’âme assise sur un fantôme de chaise

Rempaille le soleil au seuil de sa maison.

 

Spectacle il faut l’avouer extraordinaire

Dans une tente de foire, où, sur l’écriteau,

On annonce qu’on peut admirer Lacenaire

De face et de profil, sa main et son couteau.
 

Et pourtant, et pourtant un éventail de branches

Imite les rayons roses des projecteurs, 

Et les seins, les genoux, les épaules, les hanches,

Volent au ras du sol sur leurs vélomoteurs.

 

On résiste très mal à toutes ces caresses,

Au revolver adroit de ces jeunes coups d’œil,

A ces citrouilles qui deviennent des carrosses

A ce gai corbillard des familles en deuil.

 

C’est noir. C’est en couleur. C’est une belle éclipse

De la lune sur la mer où se vautre le vent.

C’est la grêle de feu, de bitume et de gypse,

Et le danseur de corde avec son chien savant.

*

Le septième ange qui sonnait de la trompette

Lança ses foudres d’or sur le char d’Apollon.

Le Dieu (dont le sourcil ressemble à la houlette)

Excitait son quadrige en frappant du talon.

 

Mais les chevaux cabrés et ligotés de veines,

L’un l’autre s’insultaient et se mordaient le col.

Et les rois se jetaient sur les bûchers des reines,

Et le char du soleil se fracassait au sol.

 

Il y eut quelques minutes étonnantes

Où les îles sombraient, où tonnaient les volcans,

Où l’ange assassinait les bêtes et les plantes,

Les soldats de César endormis dans les camps.

 

Les femmes des soldats avortaient sur leur couche,

La peur fuyait la mort, la mort frappait la peur.

Alors l’ange se tut en s’essuyant la bouche

Devant un monde vide et frappé de stupeur.

 

Voilà comment en nous se peut rompre une artère,

Voilà comment en nous un cycle s’interrompt.

La trompette a sonné l’ange n’a qu’à se taire.

Ce que l’ange a défait d’autres le referont.

 

Ce n’est pas grave. Une minute ! une minute 

Désagréable, mais c’était du beau travail,

Or, l’ange le regarde avec ses yeux de brute,

Avec ses yeux de folle, avec ses yeux d’émail.

 

Et s’en va. Qu’on s’y fasse. Où va-t-il ? Je l’ignore.

Il l’ignore lui-même. Il est seul. Il est nu.

Il est immense. Il est une espèce d’aurore

Boréale. Il s’en va comme il était venu.

 

Ce n’est pas drôle. Rien n’est drôle. C’est son rôle

De ne pas être drôle et d’être le zéro

Qui souffle dans du cuivre et désaxe les pôles,

Avec l’indifférence exquise d’un bourreau.

 

Il s’exécute avec l’exquise indifférence

D’un bourreau payé cher et qui n’est pas méchant.

Avec l’indifférence exquise de l’enfance

Qui torture une sauterelle dans un champ.

 

Le champ, pour ce supplice, ouvre ses ondes blondes.

L’ange musicien sans être plus ému,

(Blonde est sa grâce aussi) s’éloigne entre les mondes.

Jamais on ne saura quelle force le mût.

 

Quelle force le mût, qui lui donna cet ordre

De cueillir notre monde et de mordre dedans.

De choisir une vieille orange pour y mordre

Et pour laisser dedans la marque de ses dents.

 

C’est une curieuse histoire que la Bible

Raconte. Savez-vous ce qui vous pend au nez ?

Savez-vous, sentez-vous, qu’il n’est pas impossible

De revivre ce jour dont vous vous étonnez.

 

Et que cet ange cueille encore notre orange

Et la morde et sonnant de sa trompette d’or,

Reprenne sa musique et ce beau travail d’ange,

Sa fanfare de mise à mort ;

*

O ma maison de fous combien je te vénère,

Combien j’aime la chaux de tes murs profanés

Plus blanche que le lait qui coule d’une mère

Dans la bouche des nouveau-nés.

 

Qu’on ne me parle pas de m’en ouvrir la porte.

Enfermez-moi dehors votre bal est trop laid.

Qu’il est tendre le lait qui coule d’une morte…

Et je me nourris de ce lait.
 

Lait de chaux sur lequel des sexes et des flèches

Dans un cœur, sont les hiéroglyphes des amants.

Amour faudrait-il pas, ces murs, que tu les lèches,

Que tu lèches ces murs charmants.

 

O ma maison de fous, j’exige qu’on m’enferme

Et pour être enfermé n’ai-je pas payé cher ?

J’abandonne à ses cris, à ses vagues de sperme

Le monde avec ses murs de chair.

 

O ma maison de fous, ô mes murailles saintes,

O mon ingratitude, ô ma solitude, ô

Mes icones d’amour, ô mes cellules peintes

O mon maternel lait de chaux.

*

Ainsi chante le cygne et cygne ainsi je chante,

Jusqu’à rejoindre au fond une dame du lac.

Il n’est pas, paraît-il, de dame plus méchante,

Mollement assoupie en l’eau de son hamac.

 

Une dame dans le genre du Roi des Aulnes,

Quelque chose, on me la raconte, d’approchant.

En son hamac ou bien assise sur un trône

Et mieux qu’une sirène adroite pour le chant.

 

Mon chant à ceux uni que chante cette dame

Risque de déranger la barque des rameurs.

Trempe à gauche une main, trempe à droite une rame…

Car les rameurs muets savent que je me meurs.

 

Les filles de la barque en laissant la main pendre

Perdent leurs bagues, sans même s’apercevoir

Que la dame qui voit mes bagues d’or descendre,

Les enferme dans son tiroir.

 

C’est ensuite crier, se plaindre à la police,

M’accuser, m’accabler, me contraindre aux aveux

Par les coups, et m’ouvrir un nouveau précipice

Où choir –mais ce n’est pas celui-là que je veux.

 

Allez comprendre. Et les rameurs furent des Corses

A grande gueule, vifs à me faire chanter

Un autre chant de cygne où j’épuise mes forces

(Et le mensonge où s’empêtre la vérité).

 

Bilan lugubre d’un dimanche à la campagne.

Et l’interrogatoire : « Etes-vous cygne ou non ? »

« A qui sont les cheveux qui restent dans le peigne ? »

« Alors vous refusez de dire votre nom ? »
 

Et coetera. Là-haut, la sibylle de Delphes

Vaticinait au flanc d’une montagne à pic

Où l’on achetait des sucres d’orge, des gaufres,

Et les colifichets qui plaisent au public.

 

A droite, sur son char, était debout l’Aurige,

Vêtu de plis de bronze, et ses âges orteils

Bien rangés, bien nattés, bien attelés, que dis-je ?

A de jeune chevaux côte à côte pareils.

 

C’est alors dans le ciel orageux et tandis qu’

Il pleuvait sur les immortelles, dégageant

Des tisanes d’odeur, que nous vîmes un disque

Arriver de Patmos et du livre de Jean.

 

Il volait à toute vitesse et en silence

Environné d’un éclair de magnésium.

Et Pallas qui pleurait, le front contre sa lance,

De sa tente guerrière écarte le velum.

 

Que voit-elle ? Ce disque effectuait des courbes

Et disparut silencieusement vers l’est.

Ecoeuré par le roc, les offrandes, les marbres,

Il se vidait d’un feu comme on jette du lest.

 

Ce feu vert s’allongeait sur l’isthme de Corinthe.

Nous le vîmes s’évanouir pendant que cet

Objet incompréhensible, né de la crainte,

S’en retournait à la source du chiffre sept.

*

L’homme épris de sa haine, enfiévré de se battre

Sous ce chiffre qui fait et qui défait les rois,

A sa glèbe attaché, fidèle au chiffre quatre

Accumulait la colère du chiffre trois.

 

L’accumulait (par une mauvaise habitude

D’alchimistes courbés sur son triangle noir).

Dans le triangle un œil espionnait leur étude

Et cet œil les voyait qu’ils ne pouvaient pas voir.

 

Sept colonnes de feu de meurtre et de fumée

Firent le reste. Un aigle en avait pondu l’œuf.

La triade détruite, aussitôt reformée,

Les observe au milieu de son triangle neuf.

 

Neuf est absurde. Ainsi me tendait une perche

La rime d’un poème exprès torve et boiteux.

Non. L’œil est une bouche. Elle dit cherche… cherche…

Et l’on connaît comment se terminent ces jeux.

 

Cherche, cherche… L’objet impudemment s’expose,

Trop simple à nos regards au-dessus du panier.

Que le joueur y fouille. Il se décide. Il ose.

Qu’il ose ! Rira bien qui rira le dernier.

*

La mer brassait un sang bleu peuplé de microbes

Effroyables (plaisirs du pêcheur sous-marin).

Cette folle pliait et dépliait ses robes 

 

Bavait, se flagellait les fesses et les  reins

Elle se dénudait, dégrafait ses étoiles

De viande crue et les lançait au bord d’un lit

Où le linge en désordre et les fauteuils de toile

 

Dérange le voisin du volume qu’il lit.

Il se soulève. Il voit s’énerver les persiennes

Qui grincent et la folle érotique à côté,

Sauter du lit, hurler, ouvrir grande les siennes,

Afin que la tempête insulte sa beauté.

 

Les arbres, les balcons, les mouettes, les navires

Dansent en son honneur. Car folle de son corps,

(Qu’importe le spectacle et si d’autres le virent)

Elle court sur la plage et roule dans les ports.

 

La police trouve à l’hôtel les chambres vides,

Les meubles sens dessus dessous.

Et pourquoi demander leur aide

A des hommes à moitié saouls ?

 

Aux estivants réfugiés dans les cabines,

Aux femmes en chemise et criant au secours

A cet enlèvement absurde des Sabines,

A ces sous qui pleuvaient sur le pavé des cours.

 

C’est en vain qu’on interroge quelques personnes

Pour savoir qui jetait les sous

Qui cassait les fauteuils, qui claquait les persiennes

De l’hôtel sens dessus dessous.

 

A l’aube on retrouva la folle dans sa chambre

En ordre. Elle riait et peignait ses cheveux.

Elle avait retrouvé la place de ses membres.

Elle se refusait à faire des aveux.

*

Folle, folle superbe, entrez dans mon domaine,

Dans ma maison de fous et dans mon lait de chaux.

Aussi bien que sur les rives on s’y promène.

Ses carrelages froids valent vos sables chauds.

 

Suivez-moi. C’est un cloître. Ici l’on ne découvre

Plus les folles d’amour sous la houle des draps. 

Profitez de ce calme. Une porte s’entrouvre.

C’est la bonne, courez et tombez dans mes bras.

 

J’aime votre laideur, vos écumes, vos goîtres.

Ils ne m’effrayent pas car je les trouve beaux.

Vous goûterez enfin dans les chambres de cloître

Ce fleuve de silence où voguent les tombeaux.

*

J’obéirai, s’il faut, pages, que j’obéisse,

Que je vide au dehors mon interne encrier.

Que puis-je contre vous et contre ce supplice,

Muse dont le plaisir est de faire crier.

 

Tout moyen vous est bon. Que dirai-je ? Qu’y puis-je ?

Libre fut mon matin. J’espérai jusqu’au soir.

Mais votre œil est pareil à celui de l’Aurige

De Delphes, cannes blanches aux ordres d’un trottoir.

 

Canne d’aveugle, canne blanche, blanche canne,

Blanche canne de somnambule sur le toit,

Masque blanc du chirurgien qui trépane.

O muse indifférente à ce qui n’est pas toi.

 

De trottoir en trottoir depuis la Grèce antique,

L’Aurige marche, sans même bouger un pied. 

De sa canne d’aveugle il est le domestique

Et de la Sibylle, assise sur son trépied.

 

Ce trépied n’était qu’un animal à trois pattes,

Aveugle, naturellement (on s’en doutait).

Animal cuirassé de croûtes et de crottes,

Qui bavarde et lorsqu’on l’interroge se tait.

 

Il le fallait, de toi, trépied, que j’écrivisse.

Tu ressembles par trop à mon guide inhumain,

A ses haltes, à sa dégaine d’écrevisse.

Pendant ce temps l’Aurige en a fait du chemin !

 

Rien ne manque à l’appel, le manque à l’enchevêtre-

ment. Aucun passepoil, aucun bouton d’unif

orme. Aucun passepoil, aucun bouton de guêtre.

Aucune note prise à cet indicatif.

 

Je voudrais avance. Tu freines, tu recules,

Tu tournes sur toi-même et cours en reculant.

Et pourquoi m’inviter à ce travail d’Hercule

Puisque je me dirige avec un bâton blanc.

 

Au moins cassez mon rythme et faites qu’il trébuche.

Evitez-moi la course éprise de son but.

Pour activer mon feu dérangez chaque bûche,

Que ma plume ait un air de femme qui a bu.

 

Fil de fer barbelé de longues et de brêves,

Employez tout. Faussez les chances de succès.

Inventez un mandant pour la fouille des rêves,

                    Mentez à mon procès.

 

Et si quelque passant saluait mon poème,

Faites-le suivre. Allez vous plaindre au tribunal.

De toutes les façons il est suspect s’il l’aime.

                    Il ne peut aimer que le mal.

 

Qu’il soit, à mon exemple, accusé d’innocence.

                    Payez les témoins s’il le faut.

Je veux, auprès de vous saluer sa naissance,

                    Sur les planches d’un échafaud.

Saint-Jean-Cap-Ferrat, 12 août 1952

 

 

Le chiffre sept

Pierre Seghers éditeur, 1952

Du même auteur :

 « Je n’aime pas dormir… » (19/01/2014)

« Contre le doute… » (19/0120/15)

Préambule (07/04/2016)

Prairie légère (07/04/2017)

 La forêt qui marche (07/04/2019)

Le séjour près du lac (07/04/2020) 

Taches (07/04/2021)

« Peu m’importe la pluie... » (07/04/2022)

Par lui-même .(07/04/2023)

Mensonges (07/04/2024)

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