Lorand Gaspar (1925 - 2019) : Nuits
Nuits
Un soir devant la cheminée à Sain-Rémy-du-Val
Pour Hédi
craquements épars
décousus hérissés du bois
de loin en loin le tracé
rouge d’un tir les éclats
d’une langue oubliée ou qui sait
à l’état de tessons, bris de
bonds, de rumeurs et de vents
stellaires ou le simple
froissement de nos silences
prennent-ils feu aussi à un moment
ces flammes sont-elles comme une danse
qui cherche ses racines dans la nuit
vécues, senties au long d’une vie
dehors la nuit est blanche,
dans l’âtre, ardents et fragiles
battements de braises de nos vies –
des flocons de neige bougent
dans les blancs de nos livres
peut-être dans les mots
de temps à autre que l’on dit –
La brume de l’hiver enveloppe
le monde visible on ne voit
ni griffes ni rouge rosée
sur la peau écorchée des corps
à peine un renflement des gris
duveteux rappelle la fureur
des dents et des nerfs au combat
et la très vieille douleur
où l’esprit creuse sans relâche
à la rencontre d’une eau vive –
mer retournée par les vents de l’aube
de fonds entrouverts sans mot sans amour
tant de douleur fouillée sous les blancs
de peaux et de pensées qu’abandonnent
les nuits de tourmente sur les rochers –
là ou se creuse la vague
retient son souffle la crête
ce qui tente à nouveau de naître
tenu fermement dans la griffe
de la peur sur elle-même fermée
et le frisson court de nervure
en nervure de soleil en ténèbres
poignées de couleurs dansées
jamais vues, que peint une musique
inconnue –
et toute l’encre de la vieille Chine
diluée, tremblée, bue par la brume
seul le trait continue de voler –
comme si la main d’un enfant
tenait ouvert l’espace
dessinant sans relâche
une éclosion d’envols
source vive d’oiseaux
que les yeux adultes égarent –
aux longs crépuscules d’été
les jeunes martinets empruntent
des courants subtils qui montent
vers de hauts-pays inconnus
où nul regard ne peut les suivre –
tu entends un dieu sous les voûtes
marcher dans l’herbe du jardin –
quoi résonne sous les arches du vol
qu’on ne peut entendre, ni voir ?
le désir, peut-être, d’y être uni –
comprendre vraiment ce qu’est être ici
nuage, martinet, homme ou caillou –
c’est ainsi dans les moments les plus simples
que le dire s’enracine en son vivre –
puisse la saveur du jour dans la gorge
portée par l’ouverture trouvée,
pour d’autres parmi les herbes renaître –
l’air nervuré de balancements
étendue sans racine où les mondes
sans fin se composent se dissolvent
duvet de neige dansant dans la nuit
battements dans l’oreille du cœur
d’une langue si proche d’être ici –
mémoire de neige sur la peau
flocons fondus d’images passées
nuit sans bord bordant le souvenir
nuées qui se serrent se dilatent
la paille jetée dans la lumière
pluviers dorés qui virent sous le vent
j’écoute encore ce que tirent un instant
l’oreille, la voix les doigts le cerveau
du fleuve en mouvement sans fin des choses
une eau qui charrie des mots friables
que de main en main, de bouche à oreille
brin de clarté et de deuil nous passons –
on parle très bas et les pas s’ébruitent
roule sans frein la braise d’une vie
rougeur d’un matin, d’une couche encore
dans les gorges sur les regs délabrés –
quelqu’un en moi écoute sans relâche
l’inaudible battement dans les choses –
dissonances, accords et silence…
le feu de ces grands ciels rouges du soir,
cherchant quand la braise se couvre de cendre
le geste et la parole pour celui qui passe –
on pense toucher le fond
mais la nuit n’a pas de fond
ni toit ni murs ni fenêtres –
(N’est-il pas vrai cependant que le peu
de clarté que l’esprit peut entrevoir
est nécessaire pour connaître l’obscur ?)
Et je me rappelle ces nuits lointaines
(qu’une fois de plus embrasait la guerre)
sous la fragile clarté d’une lampe
trois femmes et un homme
cherchant à recoudre des corps
que d’autre au-dehors sans relâche déchiraient –
par moment j’arrive à me faire
rocher de ma chute sans fin
un sol aveugle de l’abîme
jonché des fragments d’un savoir nocturne
symboles peut-être à lite au toucher,
musique en braille pour les doigts de l’âme –
travail infime d’un très lent savoir
dispersé par le flux d’une eau nocturne
où sans mémoire dérivent encore
cris et couleurs d’un marché d’Orient
odeurs de corps, d’épices et les bruits
portés par la houle de l’appel à la prière
Allahou Akbar
l’esprit jette son encre dans le feu
encre brûlée, rompue, éclaboussée –
la nuit sans mot longtemps croît tout autour
une main quelque part au loin joue
avec un rayon tombé sur la table –
« Ô mère, ô nuit ma mère qui m’enfantas »
d’une infinie patience il te faut réapprendre
à aimer un feu comme naguère perdu au loin
t’arrêtant à la tombée du jour
quelque part dans l’inconnu d’un désert –
tu demandes rien que pouvoir toucher
par instants la chaleur d’un battement
léger sillage d’un oiseau
qui rompt le cercle du regard
tes yeux verront-ils la clarté encore ?
elle sourit au présent tout autour
tel l’Orient en toi du vol nocturne
des grands et des infimes migrateurs –
le jour revenu accueille les fruits
des forages nocturnes qui éclatent
dans la pièce nocturne de Schumann
qu’il demande de jouer simplement –
dans le pinceau de T’ang parti sans bruit
en septembre, encre instantanée
du clair jaillissement de vivre,
dans le noir presque bleu des nuits d’automne –
voici encore ces cathédrales d’ailes
dans l’air du soir criblé de cris
légèreté de ce jeu ô combien précis
dans la trame sans bornes du mouvoir,
désir de dessiner l’air transparent
soudé au-dedans à un rien de braise –
peu à peu en elle-même sombre la mer
dans l’unique foulée d’un trait de pinceau
et j’écoute longuement dans le noir
le bruit de l’eau, ma seule pensée –
la légèreté à peine croyable
inespérée nous ouvre un instant
mais à quoi au juste ? on la sent
comme un air devenu soudain lisible
dans les mains retournées –
je sors dans la nuit
parmi de grands arbres
qui bougent les étoiles
et vais ne sais comment
dans le grondement sourd
de vagues qui se lèvent
personne ne sait où –
Eteins la parole
éteins la pensée
et va ! vole ! tombe !
sans haut ni bas
aspiré, foulé
dans les failles de l’air
entre courbures d’une mélodie
que personne ne joue –
à Fanchon et Jean-Pierre
Comme ce vent monte
prend force dans la nuit
surgi d’un grand silence
où l’esprit et le cœur
tout un monde nocturne
se désaltéraient
Puis d’un seul coup, tous ces corps immobiles
se sont mis à bouger comme jadis
à Bézetha quand l’ange venait
fouetter la source tarie dont l’eau
avait le pouvoir de guérir –
et les herbes, les arbres, la maison
l’homme qui cherchait à entendre le silence
sans gouvernail s’embarquent vers le large –
pudeur lumineuse des nuits de neige
les pieds de l’enfant s’enfoncent sans bruit
dans l’épaisseur du mystère de l’Un
qui embellit un moment nos regards –
et l’eau du baptême jaillit
des jardins nocturnes du corps
syllabes de vers décousus-
la main fouille longtemps
dans les chiffons de brume
la pensée retenue
dans la rougeur du soir
à présent disparue –
le jour murissant se fait chair
puis cendres blanches de paroles
………………………….
ces mots impénétrables laissés par la nuit
dans la crépitation d’un feu sur la mer –
la part qu’ils gardent du chuchotement des eaux
de la douceur peut-être du sein maternel –
ils abandonnent leur énigme sur les pierres,
je vois un cormoran remonter des fonds
un éclair de vie se débattant dans son bec –
toujours ces plis fins, discrets, par temps calme
effleurent en fin de course le rivage
rumeur de sens que murmurent les eaux
si je pouvais faire entendre des sons
si justes et si simples –
toujours d’autres ténèbres et d’autres soleils
des corps s’accordent et se fouillent au couteau
se cousent et se décousent, guérissent parfois
se creusent encore pour entendre en pensée
les couleurs simples dans le noir épais –
dans le creux les plis du mouvant
pour accueillir ce qui toujours fut là
un rayon s’allume à une feuille
nudité sans corps et sans lieu –
J’accueille la nuit
même si l’épaisseur
de sa fourrure aujourd’hui
me cache le scintillement
d’une profondeur sans fond –
au large du sommeil perdu
j’écoute les purs propos de la mer
et la brûlure des battements
d’ailes décousues du cœur
- chuintement étrange
de la chouette effraie
Dieu comme l’air est doux au toucher
Comme la lumière est bonne à voir
Et comme elle m’enveloppe
Tendrement, impitoyablement
La nuit –
Non, non n’étanchez jamais la soif
de porter l’obscur vers plus de lumière
d’y voir, d’y toucher d’y entendre mieux,
laissez-moi ouverte à jamais la porte
où respirent ensemble dedans et dehors –
et qu’y-a-t-il de plus clair pour l’esprit
que de s’ouvrir sur l’inimaginable
que tout ce que j’ignore et le peu que
je comprends soient un et innombrable
que sans tous ces corps et herbes bougés
par la même montée de sèves
de vents de lueurs dans l’œil, dans la main
je n’aurai jamais rien pensé –
ni senti le jasmin dans la nuit.
désir d’être plus clairement la nuit
qui revêt ce corps presque rien –
note par-dessus le vide tenue
puis dissoute dans la lumière
Père,
tu t’es pendu une nuit de Noêl
quand se sont tus les chants
qui chantent qu’est né ce jour
l’enfant qui sauvera le monde –
Un je ne sais quel autre en toi
t’imitant à s’y méprendre
s’est emparé de tes forces
et mit fin à sa vie finie
lorsque les ténèbres eurent englouti
la dernière goutte de mémoire
le pain de l’aube se mit à rougir –
Bienvenue ô nuit
de terre et d’humaine ignorance
de la peur quand la pensée
erre en vain oublieuse de la source
éclairant elle-même et la nuit –
Dans la clarté dont il ne reste guère
que ces nuages cendre et rose
pensées peintes dans la nuit –
et tu ne sais où s’articulent
ces sombres et vivaces rivières –
en toi à présent le jardin d’où monte
en hiver dans une eau verte de feuilles
si claires de pensée, si proche
- telle « la rose sans pourquoi » -
des ténèbres qu’elle interroge –
parfois, on ne sait comment
une clarté mûrie dans la chair
d’une longue leçon de ténèbres
éclôt et l’esprit peut toucher un instant
ce que ni mots, ni musique, ni rien
ne peuvent imaginer, ni dire –
comme les mains infatigables à tuer, à supplier
comme le désir jusqu’au bout de guérir
comme la langue mimant l’inimaginable
comme le bleu respiré à même l’ouvert
comme la peur où nous retombons sans arrêt
come une cellule du corps qui s’affole
comme le glaneur de poubelles à l’aube de Manhattan
comme à deux heures du matin dans un lit d’hôpital
comme un couteau qui s’abat éclaire le noir
comme un homme qui cherche malgré tout
comme à midi au désert toute ombre brûlée –
Ma vie veux-tu laissons maintenant
tant de hâte aveugle à son néant aller
le souci de ces choses qui se comptent
ces chiffres auxquels on ajoute encore
calculs de systèmes, harmonies des sphères,
pour apprendre à vivre, à souffrir,
aimer être un visage du vivant –
Il marchait un matin d’hiver
dans les rues vides d’un dimanche à Paris –
vent froid, ciel gris,
l’air un peu hagard, égaré
de l’errant qui ne sait pas au juste où il va –
il avait pourtant un désir précis :
arriver par-delà le désespoir –
La lumière approche –
son ombre se projette au bord du noir –
lentement elle imbibe et traverse la trame
ce qui augmente ainsi, prend corps, n’est pas
quelque chose qui puisse être touché
c’est comme à certains moments la présence
inimaginable de l’infini
dans le corps, dans toute pensée, ou comme
l’affirmation si claire ce matin
dans l’appel du troglodyte : j’existe !
Une même pulsation dans les mondes –
Patmos et autres poèmes
Gallimard éditeur, 2001
Du même auteur :
La maison près de la mer, II (29/03/2016)
Patmos (29/03/2017)
La maison près de la mer, I (29/03/2019)
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