Octavio Paz (1914 – 1998) : Source
Source
Parle laisse tomber une parole
Bonjour j'ai dormi tout l'hiver et maintenant je me réveille
Parle
Une pirogue glisse vers la lumière
Une parole légère avance à pleines voiles
Le jour a la forme d'un fleuve
Sur ses rives brillent les plumes de tes chants
Douceur de l'eau dans l'herbe endormie
Eau claire voyelles à boire
Voyelles pour garnir un front des chevilles
Parle
Touche la cime d'un silence heureux
Et puis ouvre les ailes parle sans cesse
Passe un visage oublié
Tu passes toi-même allure de vent dans un champ de maïs
L'enfance avec ses flèches son idole son figuier
Romps les amarres passe avec la tour et le jardin
Passent futur et passé
heures déjà vécues heures qu'il reste à tuer
Passent des éclairs portant dans leur bec des lambeaux de temps encore vivant
Volées de comètes qui se perdent sous mon front
Parle
Mouille les lèvres dans la pierre qui jaillit inépuisable
Plonge tes bras blancs dans l'eau pleine de lourdes prophéties imminentes
*
Un jour se perd
Dans le ciel fait à la hâte
La lumière ne laisse pas de trace dans la neige
Un jour se perd
Ouvrir et fermer les portes
La graine du soleil s’ouvre sans bruit
Un jour commence
Le brouillard grimpe la colline
Un homme descend la rivière
Ils se rencontrent dans tes yeux
Et toi tu te perds dans le jour
Chantant dans le feuillage de la lumière
Tintent les cloches au loin
Chaque appel est une vague
Chaque vague ensevelit à jamais
Un geste un mot la lumière contre le nuage
Tu ris et te peignes distraite
Un jour commence à tes pieds
Cheveux mains blancheur ne sont pas des noms
Pour ces cheveux cette main cette blancheur
Ce qui est visible et palpable l’extérieur
Ce qui est intérieur et sans nom
 tâtons se cherchent en nous
Suivent la marche du langage
Passent le pont que leur tend cette image
Comme la lumière entre les doigts ils glissent
Comme toi-même entre mes mains
Comme ta main avec mes mains ils s’entrelacent
Un jour se lève avec ces mots
Lumière qui mûrit jusqu’à devenir corps
Ombre de ton corps lumière de ton ombre
Maille de chaleur peau de ta lumière
Un jour commence dans ta bouche
Le jour qui se perd dans nos yeux
Le jour qui s’ouvre sur notre nuit
*
Comme les pierres du Commencement
Comme le commencement de la Pierre
Comme au Commencement pierre contre pierre
Les fastes de la nuit :
Le poème encore sans visage
Le bois qui est encore sans arbres
Les chants encore sans nom
Mais à pas de léopard déjà c’est l’irruption de la lumière
Et la parole se lève ondule tombe
Et c’est une grande blessure un silence sans tache.
*
Même si la neige tombe en grappes mûres
Personne ne secoue de branches là-haut
L’arbre de la lumière ne donne pas de fruits de neige
Même si la neige se disperse en pollen
Il n’y a pas de semailles de neige
Pas d’oranges de neige pas d’œillets
Il n’y a ni comètes ni soleils de neige
Si même elle vole en bande il n’y a pas d’oiseaux de neige
Dans la paume du soleil elle brille un instant et tombe
A peine a-t-elle un corps à peine un poids un nom
Et déjà elle recouvre tout de son corps de neige
De son poids de lumière et de son nom sans ombre
Traduit de l’espagnol par Jean-Clarence Lambert
in, Octavio Paz : « Liberté sur parole »
Editions Gallimard, 1966
Du même auteur :
L’avant du commencement /Antes del Comienzo (17/01/2015)
Pierres de soleil / Piedra de sol (17/02/2016)
Hymne parmi les ruines / Himno entre ruinas (10/02/2017)
La fille et le printemps / Primavera y muchacha (10/02/2019)
Elégie ininterrompue / Elegía interrumpida (10/02/2020)
Mise au net / Pasado en claro (10/02/2021)
Le temps même / El mismo tiempo (10/02/2022)
La vie tout simplement / La vida sencilla (10/02/2023)
Réponse et réconciliation / Respuesta y reconciliación (12/02/2024)