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Le bar à poèmes
10 février 2025

Octavio Paz (1914 – 1998) : Exercice préparatoire

 

Photo de  Rafael Doniz. 1984

 

 

Exercice préparatoire


(Diptyque avec tablette votive)

 

 

MEDITATION


(Premier panneau)

 


La préméditation de la mort est préméditation de la


liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.


MICHEL DE MONTAIGNE

 

L’heure se vide.


Le livre me fatigue et je le ferme.


Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;


Mes pensées m’épient.


                                      Je pense que je ne pense pas.


Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.


Peut-être, derrière cette porte,


n’y a t-il pas d’autre côté.


                                           Des pas dans le couloir.


Des pas de personne : seul l’air


qui cherche son chemin.


                                        Nous ne savons jamais


si nous entrons ou sortons.


                                             Moi, sans bouger,


Je cherche également – non mon chemin :


la trace de mes pas


qui par des années décimées m’ont mené


à cet instant sans nom, sans visage.

 

 

Sans visage, sans nom.


                                      Heure inhabitée.


La table, le livre, la fenêtre


chaque chose est irréfutable.


                                               Oui,


la réalité est réelle.


                                 Et elle flotte


 - énorme, solide, palpable –


sur cet instant creux.


                                  La réalité


est au bord du trou toujours.


Je pense que je ne pense pas.


                                                 Je me confonds


avec l’air qui passe dans le couloir.


L’air sans visage, sans nom.

 

 

Sans nom, sans visage,


sans dire : je suis arrivée,


                                          elle arrive.


Interminablement elle est en train d’arriver,


imminence qui s’évanouit


en un ici-même


                     au-delà toujours.


Un toujours jamais.


                                 Présence sans ombre,


dissipation des présences.


Dame des réticences


qui dit tout quand elle ne dit rien,


Dame sans nom, sans visage.

 

 

Sans visage, sans nom.


Je regarde


                 - sans regarder ;


je pense


              - et je me dépeuple


C’est obscène,


ai-je dis en une heure pareille,


de mourir dans son lit.

 

 

                                Je me repens ;


je ne veux pas une mort du dehors,


je veux mourir en sachant que je meurs.


Ce siècle est possédé.


A son front, signe et clou,


brûle une idée fixe ;


tous les jours elle nous sert


le même plat de sang.


A un coin de rue quelconque


- juste, omniscient et armé –


attend le dogmatique sans visage , sans nom.

 

 

Sans nom, sans visage :


la mort que je veux


porte mon nom,


                          elle a mon visage.


Elle est mon miroir et elle est mon ombre,


la voix silencieuse qui dit mon nom,


l’oreille qui écoute quand je me tais,


le mur impalpable qui me barre le passage,


Le sol qui soudain s’ouvre.


Elle est ma création et je suis sa créature.


Peu à peu, sans savoir ce que je fais,


je la sculpte, sculpture d’air.


Mais je ne la touche pas, mais elle ne me parle pas.


Je n’apprends pas à voir encore,


dans le visage du mort, mon visage.

 

 

 

REMEMORATION


(Second panneau)


J’aimerais qu’elle soit de telle sorte qu’elle laisse entendre


que ma vie ne fut pas si mauvaise que je laisse le nom de fou ;


puisque  je l’ai été, je ne voudrais pas confirmer cette vérité par


                                                                               ma mort.


MIGUEL DE CERVANTES

 

Avec la tête je le savais,


non avec le savoir du sang :


être est un accord et un autre accord ne pas être.


La même vibration, le même instant


désormais sans nom, sans visage.


                                                        Le temps,


qui mange les visages et les noms,


lui-même se mange.


Le temps est un masque sans visage.

 

 

Le Bouddha ne m’a pas appris à mourir.


Il nous a dit que les visages se dissipent


et que les noms sont un son creux.


Mais en mourant nous avons un visage,


nous mourons avec un nom.


A la frontière de cendre


qui ouvrira mes yeux ?

 

 

Je reviens à mes écritures


au livre du gentilhomme mal lu


dans une adolescence ensoleillée,


avec de plurielles violences partagée :


la plaine criblée de couteaux,


les combats du vent avec la poussière,


le pirú, vert jet d’eau d’ombre,


le front obstiné de la sierra


contre la nuée enceinte de chimères,


le corps vivant de l’espace :


géométrie et sacrifice.

 

 

Je m’abîmais dans ma lecture


entouré de prodiges et de désastres :


au sud les deux volcans


faits de temps, neige et lointain ;


sur les pages de pierre


les caractères barbares du feu ;


les terrasses du vertige ;


les collines presque bleues à peine dessinées


avec des mains impalpables par l’air ;


le midi imagier


qui de tout ce qu’il touche fait une sculpture


et les distances où l’œil apprend


les métiers d’oiseaux et architecte poète.

 

 

Haut-plateau, terrasse du zodiaque,


cirque de soleil et ses planètes,


miroir de lune,


haute marée devenue pierre,


immensité à gradins


que monte à peine lumière la matinée


et descend la grave nuit tombante


jardin de lave, maison des échos,


tambour du tonnerre, conque du vent,


théâtre de pluie,


hangar des nuages, pigeonnier des étoiles.

 

 

Tournent les saisons et les jours,


tournent les cieux, rapides ou lents,


les fables errantes des nuages,


terrains de jeux et champs de bataille


d’instables nations de reflets,


royaumes de vent que dissipe le vent.


Les jours sereins l’espace palpite,


les sons sont des corps transparents,


les échos sont visibles, on entend les silences.


Source de présences,


le jour flue évanoui dans ses fictions.

 

 

Dans les plaines la poussière est endormie.


Ossements de siècles par le soleil broyés,


temps fait soif et lumière, poussière fantôme


qui se lève de sa couche de pierre


en brunes et rousses spirales,


poussière dansante masquée


sous les dômes diaphanes du ciel.


Eternités d’un instant,


éternités suffisantes,


vastes pauses sans temps :


chaque heure est palpable,


les formes pensent, la quiétude est danse.

 

 

Pages plus vécues que lues


dans les après-midi fluviales :


l’horizon fixe et changeant ;


la tempête qui se précipite, violette,


depuis l’Ajusco jusqu’aux plaines


avec un bruit de pierres et de sabots


résolue en une houle pacifique ;


les pieds nus de la pluie


sur la cour de briques rouges ;


le bougainvilliers dans le jardin décrépit,


véhémence mauve...


Mes sens en guerre contre le monde :


fragile armistice fut la lecture.

 

 

La mémoire invente un autre présent.


Ainsi elle m’invente.


                                   L’aujourd’hui


Se confond avec le vécu.


Les yeux fermés je lis le livre :


à son retour de l‘errance


le gentilhomme à son nom revient et se contemple


dans l’eau  stagnante d’un instant sans temps.

 

Pointe, soleil douteux,


de la brume du miroir, un visage.


C’est le visage du mort.


                                       En de tels moments


dit-il, l’homme ne doit pas tromper son âme.


Et il regarde son visage :


                                         dégel de reflets.

 

 

DEPRECATION


(Tablette)

 


Debemur morti nos nostraque


HORACE

 

 

Je n’ai pas été Don Quichotte,


je n’ai redressé aucun tort


                                           (même si parfois


les forçats m’ont jeté des pierres)


                                                      mais je veux,


comme lui, mourir les yeux ouverts.


                                                           Mourir


en sachant que mourir c’est revenir


là où nous ne savons pas,


                                           là où


sans espérance, nous attendons.


                                                    Mourir


réconcilié avec les trois temps


et les cinq directions,


                                   l’âme


- ou ce qu’ainsi nous appelons –


devenue une transparence.


                                             Je demande


non l’illumination :


                                 ouvrir les yeux,


regarder, toucher le monde


avec un regard de soleil qui se retire :


je demande à être la quiétude du vertige,


la conscience du temps


la durée à peine d’un battement de paupière


de l’âme assiégée ;


                                je demande


face à la toux, au vomissement, à la grimace,


à être jour dégagé,


                               lumière mouillée


sur une pierre de pluie récente


et que ta voix, femme, sur mon front soit


le soliloque calme d’un fleuve ;


je demande à être bref scintillement,


soudaine fixité d’un reflet


sur la houle de cette heure -là :

 


mémoire et oubli,
                              à la fin,


une même clarté instantanée.

 

 


Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson


in, Octavio Paz : « Œuvre »


Editions Gallimard (La Pléiade), 2008

 

 

Exercice préparatoire

 

L’heure se vide.


Le livre me lasse, je le referme.


Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;


unanime blancheur – il a neigé, la nuit dernière –


que tous piétinent sans remords.


Je guette mes pensées.


                                   Je pense que je ne pense pas.


Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.


Derrière la porte, peut-être,


il n’y a pas d’autre côté.


                                        Des pas dans le couloir,


les pas de personne :


                                   rien que l’air


en quête de son chemin.


                                        Nous ne savons jamais


si nous entrons ou nous sortons.


                                             Moi, sans bouger,


je cherche aussi, mon chemin non,


la trace de mes pas


sur les ans décimés.


                                 Je la cherche


dans le marc du café noir,


dans le cube rongé de sucre


qui se défait au même instant


sans nom et sans visage.

 

 

                                      Sans visage, sans nom.


sans dire : je suis là,


elle arrive.


Maîtresse de mes réticences,


elle dit tout et ne dit rien,


imminence qui se dissipe,


                                             présence


qui est l’évanouissement des présences,


toujours dans un ici même


                                             au-delà  toujours.


Heure dépeuplée :


                              telle sera mon heure ?


En le pensant, je me dépeuple.


                                                    Je vois


la table, un livre, la fenêtre :


chaque chose est irrécusable.


                                               Oui,


la réalité est réelle.


                                Cependant


- solide, énorme – elle flotte sans appui


sur cette minute creuse.


                                         La réalité


est toujours au bord de l’abîme,


pendue au fil d’une pensée.


Je pense que je ne pense pas.


                                               Je me confonds


avec l’air qui passe par le couloir.


L’air sans visage, sans nom.

 

 

                                               Sans nom, sans visage,


elle est là.


                  Elle est là, toujours, qui arrive.


Un jour semblable à celui-ci, j’ai pu dire :


obscène comme de mourir dans ses draps.


Je me repens de l’avoir dit :


je veux mourir dans mon lit.


Ou bien ici, sur cette chaise,


devant ce livre, et le regard vers la fenêtre.


Enfant, j’ai rêvé de morts héroïques.


                                                           Vieux,


je voudrais mourir les yeux ouverts,


mourir en le sachant.


Je ne veux pas d’une mort venue d’ailleurs,


Chaque jour on nous sert un plat de sang.


Ce siècle a peu d’idée,


toutes fixes et homicides toutes.


Au premier carrefour venu


veille -  juste, omniscient, armé –


le dogmatique sans nom sans visage.

 

 

                                      Sans visage, sans nom :


La mort que je veux porte mon nom,


elle a mon visage.


                              Elle est mon miroir et mon ombre,


la voix muette qui dit mon nom,


l’oreille qui m’écoute quand je me tais,


l’impalpable paroi qui m’interdit la marche,


le sol qui s’ouvre d’un seul coup.


Elle est ma création et je suis sa créature.


Peu à peu, sans savoir ce que je fais,


je la sculpte, sculpture d’air


Pourtant je ne la touche pas, pas plus qu’elle ne me parle.


Je n’apprends pas encore à voir,


sur le visage du mort, mon visage.


A l’heure de l’annulation


                                        qui nous attend


sur la frontière de cendres ?


Le Bouddha nous enseigne à mourir :


il enseigne que cette vie est illusion.


Qui m’ouvrira les yeux


face à l’autre illusion qu’est la mort ?


Je reviens à mes Ecritures :


je n’ai pas été Don Quichotte,


je n’ai pas redressé de torts


                                            (quoique les chevriers


parfois m’aient accueilli à coups de pierres)


mais je veux, comme lui, mourir sain d’esprit,


les yeux ouverts,


sachant bien  que mourir, c’est s’en retourner,


l’âme ou ce que l’on nomme ainsi


redevenue transparente,


                                         réconcilié


avec les trois temps et les cinq directions.

 

                                                                         Mexico, 4 septembre 1978.

 

Traduit de l’espagnol par Claude Esteban


In, Revcue « Polyphonies N° 8, hiver 1988 -1989

 


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