Octavio Paz (1914 – 1998) : Exercice préparatoire
Photo de Rafael Doniz. 1984
Exercice préparatoire
(Diptyque avec tablette votive)
MEDITATION
(Premier panneau)
La préméditation de la mort est préméditation de la
liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.
MICHEL DE MONTAIGNE
L’heure se vide.
Le livre me fatigue et je le ferme.
Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;
Mes pensées m’épient.
Je pense que je ne pense pas.
Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.
Peut-être, derrière cette porte,
n’y a t-il pas d’autre côté.
Des pas dans le couloir.
Des pas de personne : seul l’air
qui cherche son chemin.
Nous ne savons jamais
si nous entrons ou sortons.
Moi, sans bouger,
Je cherche également – non mon chemin :
la trace de mes pas
qui par des années décimées m’ont mené
à cet instant sans nom, sans visage.
Sans visage, sans nom.
Heure inhabitée.
La table, le livre, la fenêtre
chaque chose est irréfutable.
Oui,
la réalité est réelle.
Et elle flotte
- énorme, solide, palpable –
sur cet instant creux.
La réalité
est au bord du trou toujours.
Je pense que je ne pense pas.
Je me confonds
avec l’air qui passe dans le couloir.
L’air sans visage, sans nom.
Sans nom, sans visage,
sans dire : je suis arrivée,
elle arrive.
Interminablement elle est en train d’arriver,
imminence qui s’évanouit
en un ici-même
au-delà toujours.
Un toujours jamais.
Présence sans ombre,
dissipation des présences.
Dame des réticences
qui dit tout quand elle ne dit rien,
Dame sans nom, sans visage.
Sans visage, sans nom.
Je regarde
- sans regarder ;
je pense
- et je me dépeuple
C’est obscène,
ai-je dis en une heure pareille,
de mourir dans son lit.
Je me repens ;
je ne veux pas une mort du dehors,
je veux mourir en sachant que je meurs.
Ce siècle est possédé.
A son front, signe et clou,
brûle une idée fixe ;
tous les jours elle nous sert
le même plat de sang.
A un coin de rue quelconque
- juste, omniscient et armé –
attend le dogmatique sans visage , sans nom.
Sans nom, sans visage :
la mort que je veux
porte mon nom,
elle a mon visage.
Elle est mon miroir et elle est mon ombre,
la voix silencieuse qui dit mon nom,
l’oreille qui écoute quand je me tais,
le mur impalpable qui me barre le passage,
Le sol qui soudain s’ouvre.
Elle est ma création et je suis sa créature.
Peu à peu, sans savoir ce que je fais,
je la sculpte, sculpture d’air.
Mais je ne la touche pas, mais elle ne me parle pas.
Je n’apprends pas à voir encore,
dans le visage du mort, mon visage.
REMEMORATION
(Second panneau)
J’aimerais qu’elle soit de telle sorte qu’elle laisse entendre
que ma vie ne fut pas si mauvaise que je laisse le nom de fou ;
puisque je l’ai été, je ne voudrais pas confirmer cette vérité par
ma mort.
MIGUEL DE CERVANTES
Avec la tête je le savais,
non avec le savoir du sang :
être est un accord et un autre accord ne pas être.
La même vibration, le même instant
désormais sans nom, sans visage.
Le temps,
qui mange les visages et les noms,
lui-même se mange.
Le temps est un masque sans visage.
Le Bouddha ne m’a pas appris à mourir.
Il nous a dit que les visages se dissipent
et que les noms sont un son creux.
Mais en mourant nous avons un visage,
nous mourons avec un nom.
A la frontière de cendre
qui ouvrira mes yeux ?
Je reviens à mes écritures
au livre du gentilhomme mal lu
dans une adolescence ensoleillée,
avec de plurielles violences partagée :
la plaine criblée de couteaux,
les combats du vent avec la poussière,
le pirú, vert jet d’eau d’ombre,
le front obstiné de la sierra
contre la nuée enceinte de chimères,
le corps vivant de l’espace :
géométrie et sacrifice.
Je m’abîmais dans ma lecture
entouré de prodiges et de désastres :
au sud les deux volcans
faits de temps, neige et lointain ;
sur les pages de pierre
les caractères barbares du feu ;
les terrasses du vertige ;
les collines presque bleues à peine dessinées
avec des mains impalpables par l’air ;
le midi imagier
qui de tout ce qu’il touche fait une sculpture
et les distances où l’œil apprend
les métiers d’oiseaux et architecte poète.
Haut-plateau, terrasse du zodiaque,
cirque de soleil et ses planètes,
miroir de lune,
haute marée devenue pierre,
immensité à gradins
que monte à peine lumière la matinée
et descend la grave nuit tombante
jardin de lave, maison des échos,
tambour du tonnerre, conque du vent,
théâtre de pluie,
hangar des nuages, pigeonnier des étoiles.
Tournent les saisons et les jours,
tournent les cieux, rapides ou lents,
les fables errantes des nuages,
terrains de jeux et champs de bataille
d’instables nations de reflets,
royaumes de vent que dissipe le vent.
Les jours sereins l’espace palpite,
les sons sont des corps transparents,
les échos sont visibles, on entend les silences.
Source de présences,
le jour flue évanoui dans ses fictions.
Dans les plaines la poussière est endormie.
Ossements de siècles par le soleil broyés,
temps fait soif et lumière, poussière fantôme
qui se lève de sa couche de pierre
en brunes et rousses spirales,
poussière dansante masquée
sous les dômes diaphanes du ciel.
Eternités d’un instant,
éternités suffisantes,
vastes pauses sans temps :
chaque heure est palpable,
les formes pensent, la quiétude est danse.
Pages plus vécues que lues
dans les après-midi fluviales :
l’horizon fixe et changeant ;
la tempête qui se précipite, violette,
depuis l’Ajusco jusqu’aux plaines
avec un bruit de pierres et de sabots
résolue en une houle pacifique ;
les pieds nus de la pluie
sur la cour de briques rouges ;
le bougainvilliers dans le jardin décrépit,
véhémence mauve...
Mes sens en guerre contre le monde :
fragile armistice fut la lecture.
La mémoire invente un autre présent.
Ainsi elle m’invente.
L’aujourd’hui
Se confond avec le vécu.
Les yeux fermés je lis le livre :
à son retour de l‘errance
le gentilhomme à son nom revient et se contemple
dans l’eau stagnante d’un instant sans temps.
Pointe, soleil douteux,
de la brume du miroir, un visage.
C’est le visage du mort.
En de tels moments
dit-il, l’homme ne doit pas tromper son âme.
Et il regarde son visage :
dégel de reflets.
DEPRECATION
(Tablette)
Debemur morti nos nostraque
HORACE
Je n’ai pas été Don Quichotte,
je n’ai redressé aucun tort
(même si parfois
les forçats m’ont jeté des pierres)
mais je veux,
comme lui, mourir les yeux ouverts.
Mourir
en sachant que mourir c’est revenir
là où nous ne savons pas,
là où
sans espérance, nous attendons.
Mourir
réconcilié avec les trois temps
et les cinq directions,
l’âme
- ou ce qu’ainsi nous appelons –
devenue une transparence.
Je demande
non l’illumination :
ouvrir les yeux,
regarder, toucher le monde
avec un regard de soleil qui se retire :
je demande à être la quiétude du vertige,
la conscience du temps
la durée à peine d’un battement de paupière
de l’âme assiégée ;
je demande
face à la toux, au vomissement, à la grimace,
à être jour dégagé,
lumière mouillée
sur une pierre de pluie récente
et que ta voix, femme, sur mon front soit
le soliloque calme d’un fleuve ;
je demande à être bref scintillement,
soudaine fixité d’un reflet
sur la houle de cette heure -là :
mémoire et oubli,
à la fin,
une même clarté instantanée.
Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson
in, Octavio Paz : « Œuvre »
Editions Gallimard (La Pléiade), 2008
Exercice préparatoire
L’heure se vide.
Le livre me lasse, je le referme.
Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;
unanime blancheur – il a neigé, la nuit dernière –
que tous piétinent sans remords.
Je guette mes pensées.
Je pense que je ne pense pas.
Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.
Derrière la porte, peut-être,
il n’y a pas d’autre côté.
Des pas dans le couloir,
les pas de personne :
rien que l’air
en quête de son chemin.
Nous ne savons jamais
si nous entrons ou nous sortons.
Moi, sans bouger,
je cherche aussi, mon chemin non,
la trace de mes pas
sur les ans décimés.
Je la cherche
dans le marc du café noir,
dans le cube rongé de sucre
qui se défait au même instant
sans nom et sans visage.
Sans visage, sans nom.
sans dire : je suis là,
elle arrive.
Maîtresse de mes réticences,
elle dit tout et ne dit rien,
imminence qui se dissipe,
présence
qui est l’évanouissement des présences,
toujours dans un ici même
au-delà toujours.
Heure dépeuplée :
telle sera mon heure ?
En le pensant, je me dépeuple.
Je vois
la table, un livre, la fenêtre :
chaque chose est irrécusable.
Oui,
la réalité est réelle.
Cependant
- solide, énorme – elle flotte sans appui
sur cette minute creuse.
La réalité
est toujours au bord de l’abîme,
pendue au fil d’une pensée.
Je pense que je ne pense pas.
Je me confonds
avec l’air qui passe par le couloir.
L’air sans visage, sans nom.
Sans nom, sans visage,
elle est là.
Elle est là, toujours, qui arrive.
Un jour semblable à celui-ci, j’ai pu dire :
obscène comme de mourir dans ses draps.
Je me repens de l’avoir dit :
je veux mourir dans mon lit.
Ou bien ici, sur cette chaise,
devant ce livre, et le regard vers la fenêtre.
Enfant, j’ai rêvé de morts héroïques.
Vieux,
je voudrais mourir les yeux ouverts,
mourir en le sachant.
Je ne veux pas d’une mort venue d’ailleurs,
Chaque jour on nous sert un plat de sang.
Ce siècle a peu d’idée,
toutes fixes et homicides toutes.
Au premier carrefour venu
veille - juste, omniscient, armé –
le dogmatique sans nom sans visage.
Sans visage, sans nom :
La mort que je veux porte mon nom,
elle a mon visage.
Elle est mon miroir et mon ombre,
la voix muette qui dit mon nom,
l’oreille qui m’écoute quand je me tais,
l’impalpable paroi qui m’interdit la marche,
le sol qui s’ouvre d’un seul coup.
Elle est ma création et je suis sa créature.
Peu à peu, sans savoir ce que je fais,
je la sculpte, sculpture d’air
Pourtant je ne la touche pas, pas plus qu’elle ne me parle.
Je n’apprends pas encore à voir,
sur le visage du mort, mon visage.
A l’heure de l’annulation
qui nous attend
sur la frontière de cendres ?
Le Bouddha nous enseigne à mourir :
il enseigne que cette vie est illusion.
Qui m’ouvrira les yeux
face à l’autre illusion qu’est la mort ?
Je reviens à mes Ecritures :
je n’ai pas été Don Quichotte,
je n’ai pas redressé de torts
(quoique les chevriers
parfois m’aient accueilli à coups de pierres)
mais je veux, comme lui, mourir sain d’esprit,
les yeux ouverts,
sachant bien que mourir, c’est s’en retourner,
l’âme ou ce que l’on nomme ainsi
redevenue transparente,
réconcilié
avec les trois temps et les cinq directions.
Mexico, 4 septembre 1978.
Traduit de l’espagnol par Claude Esteban
In, Revcue « Polyphonies N° 8, hiver 1988 -1989
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