Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
4 novembre 2017

Benjamin Fondane (1898 – 1944) : L’Exode - Super Flumina Babylonis

250px_Fondane_in_his_youth_1_

 

L’Exode

 

Super  Flumina Babylonis

 

Les dieux ont ordonné la mort

de ces hommes afin d'être sujets

de chants pour les générations à venir

                                                      Homère

ET VOILA !

                                                                                                                                                                 

 

PREFACE EN PROSE

 

C’est à vous que je parle, homme des antipodes,

je parle d’homme à homme,

avec le peu en moi qui demeure de l’homme,

avec le peu de voix qui me reste au gosier,

mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il

ne pas crier vengeance !

L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,

laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots

que nous eûmes en partage –

il reste peu d’intelligibles !

 

Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,

nous serons au-delà du souvenir, la mort,

aura parachevé les travaux de la haine,

je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,

- alors, eh bien, sachez que j’avais un visage

comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.

 

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,

dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand

une épine mauvaise égratignait ma peau,

il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !

Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais

soif de tendresse, de puissance,

d’or, de plaisir et de douleur.

Tout comme vous j’étais méchant et angoissé

solide dans la paix, ivre dans la victoire,

et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !

 

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,

nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,

j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,

j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours

payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne

pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,

je me baignais dans la rivière

qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites

le soir. Après, après, je rentrais me coucher

fatigué, le cœur las et plein de solitude,

plein de pitié pour moi,

plein de pitié pour l’homme,

cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme

cette paix impossible que nous avions perdue

naguère, dans un grand verger où fleurissait

au centre, l’arbre de la vie…

 

J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins

et je n’ai rien compris au monde

et je n’ai rien compris à l’homme,

bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer

le contraire.

Et quand la mort, la mort est venue, peut-être

ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,

je puis vous dire à cette heure,

elle est entrée toutes en  mes yeux étonnés,

étonnés de si peu comprendre –

avez-vous mieux compris que moi ?

 

Et pourtant, non !

je n’étais pas un homme comme vous.

Vous n’êtes pas nés sur les routes,

personne n’a jeté à l’égout vos petits

comme des chats encor sans yeux,

vous n’avez pas erré de cité en cité

traqués par les polices,

vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,

les wagons de bestiaux

et le sanglot amer de l’humiliation,

accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,

d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,

changeant de nom et de visage,

pour ne pas emporter un nom qu’on a hué

un visage qui avait servi à tout le monde

de crachoir !

 

Un jour viendra sans doute, quand le poème lu

se trouvera devant vos yeux. Il ne demande

rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est

qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème

parfait, avais-je donc le temps de le finir ?

Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties

qui avait été moi, dans un autre siècle,

en une histoire qui vous sera périmée,

souvenez-vous seulement que j’étais innocent

et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,

j’avais eu, moi aussi, un visage marqué

par la colère, par la pitié et la joie,

 

un visage d’homme, tout simplement !

 

1942

 

*

ALEPH

Qui veut monter dans les ténèbres ?

Qui veut descendre en lumière ?

Nulle figure n’est ici –

L’Esprit ne flotte pas encore.

 

BETH

Je cherche en un moi qui coule

pendant que le siècle coule

avec un désir qui coule

le dieu qui ne coule pas.

 

GHIMEL

Le vide peu à peu se peuple

d’étranges poissons transparents

l’eau crie de se voir jaillir

sous les troubles soleils de sang

où la solitude s’apeure

 

- mais où est-elle l’épaisseur ?

 

DALETH

Que vienne à travers les vivants

l’écartelée, l’inassouvie,

avec ses oiseaux brûlants

ses quarterons de femmes maigres

ses grappes de mendiants

mûries sur les marches musicales des églises –

parmi la lumière ancienne…

 

HE

Qu’est-ce que la soif

qu’est-ce que la faim –

le feu qui embrase

les anges de glace ?

 

VAV

Si la faim vous brûle

qu’allez-vous prier ?

Si la soif vous brûle -

dites-moi, dites-moi qu’allez-vous devenir ?

 

ZAIN

C’étaient des pains durs à manger,

des ronces dures à vendanger,

du lait qui vous brisait les dents, des pis vides.

 

HETH

Nous avons erré dans les rues

et sangloté dans les vitrines,

nous tournions autour de choses

qui tournaient autour de nous.

 

TETH

L’esprit est chair, je vous le dis,

Et Dieu lui-même est eau de vie,

celui qui l’a rejoint le sait ;

celui qui en a bu est ivre.

 

JOD

Nous ne l’avons pas rencontré ;

nous nous sommes couchés sans force,

le ventre creux, la nuque vide,

sur le premier trottoir venu.

 

CAPH

Le temps n’est pas encore venu

des cris, des signes, des mystères,

l’homme n’est pas encore tout nu…

Que ses villes se couvrent d’ortie et terre aride,

qu’il craigne jusqu’à l’ombre qui au soleil le ceint

et si, dans son esprit, il sent mûrir le vide, qu’il en appelle au Saint !

 

LAMED

Pourquoi enfouir

les yeux dans le sable,

taire jusqu’aux noms

cruels, magiques ?

 

MEM

Voici que je crie après Toi,

voici je trouble Ton sommeil,

combien de temps l’écorce seule

aura-t-elle pitié de l’arbre ?

 

NUN

Que vienne le feu et nous brûle !

Que vienne la grêle et nous morde !

Que vienne la lèpre et nous mange !

Crois-tu que ce sera assez ?

 

SAMECH

Faudra-t-il la chute des mondes

pour que jaillisse une parole ?

 

PHE

Que la terre ne soit qu’un pain

qu’on rompt et partage entre frères

qu’un lait méchant que l’on a bu

qu’un acte épuisé !

 

AIN

De quelles délices vives

l’Âme ébauche son désir

qui flotte entre les deux rives

et meurt de devoir mourir ?

Mouvement que rien n’épuise

- de quelle Beauté surprise

brouilles-tu la vision

afin qu’elle ne s’accroisse –

que la savoureuse angoisse

n’opère la fusion ?

 

TSADE

Je vois une chose sans vue

dans la ténèbre où je remue

ma langue ne peut la parler

mon oreille ne peut la taire.

 

COPH

Qu’elle sourde

belle Sourde

hors des gonds

des visions !

 

RESH

Ténèbre ! Voici ta victoire

je veux parler à ces oiseaux

dans un langage d’innocent

plus blanc que neige boréale.

 

SHIN

Le cri que l’on pourrait crier

il n’est pas ici, pas encore,

il rôde autour de quelque bouche

il sollicite une salive.

 

THAV

Sa figure m’est inconnue –

mais s’il mendiait dans la rue

mon frère, mon frère le Cri,

je sauterais bas de mon lit

et lui baiserais les pieds nus

 

ALEPH

Je n’avais pas revu la terre

- qui me pressait de voyager ?

Les morts m’appelaient, les vivants,

je ne pouvais les démêler.

Il y avait tant de visages

et les pays dormaient debout –

encore, encore de la terre,

-je n’en avais jamais assez !

 

BETH

Figures mouvantes, merveilles !

la terre n’était que de l’eau

et l’eau n’était qu’une main

endormie sur une table.

 

GHIMEL

Je peux compter sur vous, vous peser,

couteaux des fleuves, clefs des villes,

bijoux féroces de l’Esprit

sous les vitrines du sommeil

 

DALETH

J’ai la naissance des Formes –

c’était au mépris de la Vie.

Et la chevauchée des Chimères

- c’était au mépris de l’Esprit !

J’ai vu tant de choses parfaites

si heureuse d’être pareilles

et tant de choses délicates

- chacune se voulait unique !

 

HE

Mais je regardais de plus près :

qui désirait toutes ces choses ?

C’étaient des grenades, des fruits

- qui donc les faisait éclater ?

Sous le visage peint et calme

j’ai vu croître une fêlure

comme une ténèbre qui pousse

ou comme un fleuve souterrain.

 

VAV

Ces fièvres dévorant les lits,

ces vies qui suaient leur perte,

ces songes qui hélaient debout sur l’eau des Fleuves,

je les ai vus nouer ensemble

les grands mouchoirs des continents

avec de grosses mains veinées,

rapaces !

 

ZAÏN

Les nations couvraient la terre,

ferrées, chevelues et pouilleuses,

et la terre les nourrissait

d’écailles mortes,

viandes bouillies dans les larmes,

herbes meurtries et saignantes,

misérables incantations

arrachées à leur figure.

 

HETH

L’eau et la terre conjuguées –

A moi, le Feu ! Et que j’y danse

parmi les pots de terre vieux

avec le sang qui bat des mains !

 

TETH

Choses terribles et fondues !

J’ai vu la lumière mûrir.

Pourquoi courir après son cœur,

je chancelais dans le sommeil.

Rien que des formes invisibles

ces être absents que l’on palpe

et cette lèvre que l’on baise

à l’intérieur de la mort

 

JOD

J’ai vu les nuages venir

le sang était plein de nuages

il y en avait dans les yeux

et sur la nappe où l’on mange.

 

CAPH

Les jours me quittaient pour partir

vers le fin fond des continents

- et les années me quittaient,

aucune n’allait revenir !

 

LAMED

Je t’ai touchée de mes mains, de mes reins,

ô Terre vénérable !

J’ai bu le lait froid de tes seins –

chair ruisselante, Fable,

Matière infinie à genoux,

ô mendiante énorme

qui crains de couler dans le trou

et sollicites forme !

 

MEM

Qui me donnera

le regard du trou

le sommeil perdu

sur les tables basses ?

 

NUN

Je ne veux plus rien fixer !

Que ne puis-je couler moi-même ?

Nulle pierre qui ne s’obstine

nulle essence qui ne regimbe…

J’ai éprouvé vos résistances

grèves méchantes et sournoises,

merveilleuses mutineries

des matières les plus soumises !

 

 SAMECH

Fièvres, vous m’avez vu à l’œuvre !

Ô Joie de vaincre le refus,

de battre, frapper et polir

et de capter la source vive !

 

PHE

Mais j’ai vu dans l’œil de la pierre

monter une larme de sang

larme iodée et si salée

qu’elle me reste dans la gorge !

 

AIN

Ne puis-je obtenir une Joie

où ne s’égoutte aucune rancœur,

et pas une seule Raison

qui n’ait un viscère malade ?

Et ne puis-je toucher un marbre

où dort une vierge défaite

sans que la vie se hérisse

de mille désordres mortels ?

 

TSADE

Ivresse des Choses, grossesses !

De quel avenir vous faut-il

Etre marchandes, maquerelles ?

Marché aux puces du Futur !

Les mêmes usines de viande

pour le séisme et les massacres –

encore un transport de mannequins

pour l’accident perfectionné !

 

COPH

Ecoute mon cri dans la nuit

et ouvre ton oreille avare.

Ce cri redresse et multiplie,

il sollicite et prophétise,

il crée d’énormes figures,

il sème une neuve Justice,

un monde plein qui tournera

autour du cri d’un homme seul !

 

RESCH

Les temps sont venus, je l’annonce,

des fusillades, des émeutes,

nous organiserons

le gaz, la pierre et le métal,

nous dresserons contre la mort

les immense échafaudages

des marées et des saignées –

les ruses de l’inanimé !

 

SHIN

Sachez qu’une goutte de sang

est une trompette éternelle !

 

THAV

Et s’il n’y avait dans le monde

qu’un seul homme pour une pierre,

elle finirait par émouvoir

la grande trompette du sang,

le dieu qui dort dans cette pierre,

l’Oeil immobile !

 

*

Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes

que de fleuves déjà coulaient dans notre chair

que de fleuves futurs où nous allions pleurer

le visage couché sous l’eau.

 

Avec des barbes d’eau nous regardions les fleuves

fleuves qui charriaient nos âges, nos visages

ils s’en allaient comblés de chants et de chalands

avec leurs marins périssables

à travers les chimies du monde.

 

Fleuves aux yeux amers

captifs dans vos rivages

le cœur plein de fatigue

les os emplis de Dieu

 

étiez-vous faits de larmes ?

Vous couliez sous les ponts

vous souvenez-vous donc

de l’oasis aux palmes ?

 

*

Chantiez-vous de la harpe

en sanglotant – Abba !

Mangiez-vous de la carpe

farcie, le Sabbat ?

 

Avant d’être damnés

d’être à jamais la route

cassiez-vous votre croûte

au bord des années ?

 

Fleuves, je vous ai vus ! Au soir de notre chute

vous aviez arrosé le paradis terrestre

quand nous avons mangé du fruit amer de l’arbre

de mort.

Que c’est loin de chez vous jusqu’au Mississipi

qui nous a vus gagner le pain

à la sueur de notre front !

Et ces chansons de nègres !

le soir, avec des paniers de coton

sur la tête

les ai-je assez entendues

sur tes eaux vastes, boueuses,

qui nous faisaient souvenir bêtement

du Nil, où des ibis

sacrés nous regardaient pleurer au crépuscule !

 

Fleuves, je vous ai vus !

Le Nil n’est pas si loin

ni la misère ni la faim

et ces travaux des nègres sur le Mississipi

nous rappellent parfois que Dieu aussi était

là-bas, errant comme une vielle chanson

de nègres, sur les routes.

 

Fleuves, vous étiez comme nous prisonniers de la terre

quelle fureur de vivre vous jetait dans les mers

immobiles, à force d’être toujours en marche ?

Que de fois nous nous sommes jetés dans votre nasse

pour éviter la route,

l’atroce, l’infinie, l’âcre route

celle que l’on voudrait écarter de ses yeux

comme on écarte du sommeil

ces figures qui rongent par-dedans, qui sont

ennemies de nous-mêmes et cependant nous-mêmes !

 

*

 

La chair a beau crier : l’Angoisse est lourde.

Et l’Ange a beau gémir : il est lié.

Qui suis-je ? En quelles paumes oublié ?

Mer repliée au cœur de la palourde.

 

Es-tu ici, prière ? Ô grande sourde !

Je crie. Le monde me revient crié.

Rien ! Rien que ce sanglot du temps nié

ou pèse des soleils la masse gourde.

 

Pas même seul. Des tas ! Des tas de SEULS !

Ont-elles droit, si maigres, aux linceuls,

ces pures ombres que l’histoire traque ?

 

Puisse-t-il être en ton moyeu, sommeil,

ce centre où Dieu rayonne le zodiaque !

 

… ô terres du futur ! Puissants orteils !...

 

*

Chœur

 

Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes

- mais quelle figure avions-nous

d’ainsi pleurer parmi les hommes ?

 

… la terre s’attelait aux bœufs comme toujours,

comme toujours le sel et le pain gardaient les clefs

des villes pacifiques

le silence montait jusqu’au niveau de l’homme

mais où était-elle la patrie, la grande patrie de l’homme

les cheveux gris de sa mère

le fils de son épouse ?

 

L’homme marche, il poursuit l’avènement du monde

il porte en lui sa propre usure

sa vie s’use en lui, pèle, mûrit, moisit

- mais une mélodie nouvelle

une chose nouvelle s’empare de ses muscles

elle fermente en lui comme un vin nouveau

elle lui ferme les paupières

une chanson nouvelle qui chante dans sa moelle

elle s’avance en lui

dans la banlieue de lui-même

est-ce une chanson mangeuse d’hommes,

une chanson cannibale ?

 

L’homme se meurt dans sa propre chanson,

est-ce la vie, est-ce la mort ?

Il chante mal encore, mais ça viendra

- à quoi lui sert de fuir ?

Il est au bout de sa découverte du monde…

 

*

Voix de l’Esprit

 

A quoi te sert de fuir ? L’Angoisse est prête.

 - Je veux dormir. Qui crie ? Est-ce moi ?

Une lumière gicle – sang ou soie ?

C’était, je m’en souviens, c’était la fête…

 

Ce n’est, inimitable, qu’une voix

qui roule de mes reins jusqu’à ma tête :

- Arrête-toi ! Qui parle ? Suis-je bête !

C’était, je m’en souviens, c’était la joie…

 

Figures vierges. Solitudes grasses.

- Est-ce le plat démon ? Une ombre passe,

emplit mon arc tendu, de mouvement.

 

Délices fortes que le temps renoue !

Ô voix ! plus anciennes que le sang,

Et pas un fleuve pour coucher ma joue.

 

*

Est-il un seul pays, aux dieux de vent, de chaume,

assis avec leurs sources sur les genoux, le pain

dans leurs paumes ouvertes –

les filles sur leur ventre puissant –

qui ne m’ait pas chassé un jour ?

 

Il me faut avancer, marcher… Y a-t-il donc

encor, toujours, des pays vierges

- est-il encore des pays

où ne s’étale pas, moulé dans le sable,

la plante de mes pieds ?

 

Pays vierges !... Oh ! pourvu qu’ils ne soient les mêmes !

Pas les mêmes surtout

avec, au milieu d’eux, des statues équestres !...

Quelque chose sans souvenir,

quelque chose sans mémoire…

 

Avancer… Et l’obstacle de plus en plus dense.

Une toile d’araignée, oh, même une fine toile

D’araignée est un lourd cadenas à ouvrir

 

*

Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes penchés et pleurâmes

mais nos geôliers ont dit :

Chante-nous, Israël !

 

Tes paupières sont déjà lourdes

ton regard est déjà noyé, il coule à pic,

chante-nous une chanson

si tu te souviens du pays

où tu avais des chansons

pour endormir les enfants

pour dresser les serpents

pour les femmes à la quenouille

pour les batteuses de linge

pour les chandeliers du Sabbat

pour les miracles du pain

pour la bénédiction du vin

pour les travaux et les jours

pour les peines et les semaines…

 

Nous avons des chansons d’ivrognes

et des chansons pour des Baals

pour les déesses au pied marin

pour les prêtresses du Destin,

des chansons de soldats s’il en fut

belles comme des œufs tout ronds.

 

Chante-nous donc tes chansons !

 

Chœur

 

Et quelle chanson chanterais-je sur une terre étrangère ?

Et chanterais-je ici la chanson de Sion

parmi des hommes étrangers ?

 

Car nous sommes étrangers les uns parmi les autres

notre langue n’est pas pareille

quand même il n’y aurait qu’une seule langue au monde,

qu’un seul mot dans le monde.

- Je parle : qui est là pour m’entendre ?

Je pleure : qui a pitié ?

Bête qu’on mène à l’abattoir

ne fais pas l’innocente !

- qu’a-t-elle encore à espérer ?

… Seigneur, je ne t’ai pas oublié !

Je me souviens : c’était de plus loin que l’enfance

l’heure où la laitue a la voix si douce

où le silence dort au creux de ses cheveux

où la fourmi avance jusqu’au bord de l’orage…

 

Ô Midi, recueilli dans la paume, si frais

la mort a fait des trous dans mes filets de pêche

et les poissons se sont répandus à terre

éclatants comme une poignée de monnaie de nickel…

 

Que me demeure-t-il à présent, si ce n’est

l’espérance ? Voici, tu m’as donné la plaie,

tu m’as retranché de ta vue,

ce sont tes premiers-nés dont il t’a plu briser

contre le roc la tête tendre.

- Jusques à quand, Seigneur ?

 

Voici, mes vêtements ont été décousus,

la ténèbre a noyé mon visage,

ma tête est découverte, et je crie :

Impur !Impur !

Impur serai-je autant qu’il te fera plaisir

qu’on se moque de ton visage !

Impur ! Je suis impur ! j’habite seul.

 

Ma demeure est hors du camp.

 

*

Le récitant

 

Que prenne fin l’exil en la terre étrangère !

Non de ceux qui sont étrangers sur une terre étrangère,

ni étrangers parmi les étrangers,

étranger pour lui-même,

car l’homme n’est pas chez lui sur cette terre

étranger où qu’il aille,

cette terre n’est pas à lui, avec ses lèvres de sel,

ses entrailles de métaux bouillants, sa laitance de pétrole,

ses yeux de pierre ponce

et cette pression vivace qui gonfle ses seins et les vide

- cette terre n’est pas à lui

les poissons sans oreilles ni les oiseaux sans langue, 

ni la lumière lisse du bonheur,

les choses de clarté ni les choses de nuit,

- cette terre n’est pas à lui tout arrosée d’étoiles,

secouée de séismes qui montent à sa gorge

toute pleine d’une eau qui fonce sous ses pieds

- terre vorace et carnivore…

 

*

Un homme parle :

 

Le feu dévorant à l’origine, le feu dévorant à la fin

le monde est petit à ma gauche – plus petit que la main

– et j’ai faim –

est-ce faim de puissance ?

Ma tête tourne au vent salé de ces espaces,

l’âcreté sur la bouche embrasse l’amertume,

les forces contraires s’embrassent,

il y a dans ce monde une Mère irrémissible,

une puissante colère depuis le temps

- est-ce l’expiation d’être venu à l’être,

principe des naissances, des croissances,

colère de ce qui pousse, de ce qui germe,

colère du taureau

qui jette les boyaux du cheval comme un paquet de cordes

sur le sable fumant ?

- ou bien l’expiation de quelque vieil oubli,

de quelque vieille audace osée et perpétrée

sous la lumière ancienne ?

 

Voici que je traverse la ville des hommes, voici

les dieux de la cité sont assis sur le socle

les filles vont lessiver les eaux de la fontaine

les homme rentrent avec la forêt sur le dos

sur le marché la Grâce discute avec la Loi

la Paix salue l’Ordre avec une révérence

si gracieuse, et l’Ordre frotte ses amples mains

satisfait. Le commerce est bon. Elle est solide

la terre, sous les pas des hommes. Ils ne voient pas

la mort qui monte par l’escalier de service,

cuisses fraîches, avenante, n’était la forte odeur –

à quoi bon y penser ?

elle monte une rose entre les lèvres jointes

elle cache sous sa jupe

les tremblements de terre, les volcans fumants

et nul, nul ne regarde derrière les fenêtres

couler le fleuve de la vie

les dieux dorment, le marbre clôt leurs paupières froides

-n’y pensons pas, n’y pensons pas

allumez bonnes gens, l’œil myope des lampes

l’odeur du pain éclate comme le foin en août

c’est si bon, c’est si bon

on a envie de sangloter

- fermez les volets, bonnes gens,

dormez !

 

C’est long la route, qu’elles sont longues les routes

- le saviez-vous, mes frères ?

Où vont-elles ? Voici d’autres cerceaux de routes,

peut-être sommes-nous innocents,

peut-être sommes-nous coupables,

il y avait peut-être quelque chose à faire

dans le temps, dans la nuit, sur une autre route, sous la lumière ancienne

- il ne nous reste plus qu’à marcher

nous avions soif, nous avions faim

la salive a gelé sur nos joues

la lumière est gelée aussi, bien qu’elle chante

- lumière, souffres-tu ?

la chair est lasse –

Angoisse, ô maman vénérable,

donne-nous de pouvoir briser cette vieille lumière

fais éclater ce fruit

plonge-nous dans la plus sordide des ténèbres

 

AMEN

 

*

Puis le deuxième

 

J’ai grimpé le plus haut que j’ai pu et je n’ai pas trouvé la hauteur

          - Où est-elle donc l’altitude ?

« Monte », nous a-t-on dit, « grimpe », nous a-t-on dit,

- et j’ai senti soudain que se glaçait la vie

elle quittait ses feuilles, ses fleurs et ses chansons

          elle se retirait sous le vent

sous l’âpre vent joyeux des vérités hostiles –

          mais où est-elle l’altitude ?

 

« Il faut nous élever au-dessus de nous-mêmes ! »

          - Et j’ai grimpé plus haut que moi

plus haut que la maison, la mère et que la femme

          dont le ventre était chaud

j’ai quitté les oiseaux familiers, la basse-cour

j’ai marché un instant sur la tête des hommes

plus haut, plus haut encore il fallait que je monte

          afin de dépouiller mon sang

je n’aurais jamais cru que la barbe des sages

          était si dure à traverser

c’étaient des fils de fer barbelés, ils mordaient jusqu’au sang

          - « Plus haut, plus haut encore ! »

 

J’ai quitté ma chemise et j’ai marché tout nu

les pieds ensanglantés par les torrents de pierre

          les paroles se raréfiaient

les biches de la neige se couchaient dans mes mains

les grands oiseaux du froid me prenaient pour une lampe

          ils cognaient sur ma peau

mais le feu travaillait ma fatigue, il criait :

« IL FAUT NOUS ELEVER AU-DESSUS DE NOUS-MËMES ! »

          L’espace devenait plus maigre

          le lait des pierres était tari

          la solitude avait des engelures

mais quelquefois le gouffre prenait la voix d’un homme

          il criait au secours :

« PLUS HAUT, PLUS HAUT QUE L’HOMME ! »

et cette solitude me donnait la nausée

la terre n’avait plus d’odeur

le sang me jaillissait du nez

la volonté avait des cors à ses orteils

          - où est-elle donc l’altitude ?

Le doute commença à ronger ma chair

qui donc avait voulu nous tromper de la sorte ?

          à qui donc profitait notre perte ?

pendant que l’on montait quelle était donc la chose

          que l’on voulait nous voir quitter ?

          qui donc nous a trompés de soif

          afin de nous voler la vie

et nous jeter, transis, aux pays de la mort ?

 

*

Et le troisième :

 

Mais je m’avance dans la nuit

plus seul d’être avec moi que d’être seul

- que me veux-tu, l’Esprit ?

j’entends les éléments craquer leur cosse

la main de flamme écrite sur l’ardoise

petit, petit et sans courage

avec un cœur de gosse dans les reins

avec un sexe d’homme sur l’épaule.

 

Que me veux-tu, l’Esprit ? Le monde marche.

Ta voix me fouette les entrailles lâches.

Nous avançons sans avancer

et j’ai beau recueillir ta voix, mon sang se vide,

vais-je attacher mon corps qui croule de fatigue ?

toutes les femmes du sable ont bu à ma gorge

le vent est contre moi, le vent du large

nous avançons très lentement

et lentement dans l’émerveillement

que la soif elle-même fond comme un fruit très mûr

et mouille notre lèvre…

 

Que me veux-tu, l’Esprit, vieille figure d’eau ?

j’ai enfermé la soif humaine dans ma peau

j’ai enterré la face humaine dans le sable

- vais-je jamais pouvoir la réapprendre ?

J’ai tout quitté, j’ai fui l’amère division.

Je presse mon angoisse et j’obtiens ton visage –

mais si l’angoisse aussi venait à me quitter ?

 

 

 

INTERMEDE

Colère de la vision

Et j’ai dit à ma vision : « Qu’est-ce donc que l’Exode ?

qu’est-ce que Babylone ? qu’est-ce, Jérusalem ?

S’il n’y a pas dans le monde et sous le monde un fleuve

invisible et qui roule sous l’apparente paix,

si nul ne se soucie des innombrables feuilles

de la forêt,

si les cris des humains tombent comme châtaignes

à terre, au gré du vent,

sans altérer la paix des Anges,

qu’est-ce donc que l’Exode ?

Si ce n’est pas vraiment une chose éternelle

- qu’est-ce donc ? »

Et brusquement je fus jeté dans la campagne de France

 

II

De la Somme à la Loire

le malheur s’est jeté sur nos armes et la Meuse criait :

« Fuyez !

Et nous fuyions soudain comme la pluie rousse

d’automne, gargouillant dans les gouttières creuses

des routes,

venant d’Arras, venant d’Amiens,

venant de Reims, venant de Lille,

de Tourcoing, de Rouen,

dans un orage lourd de fourgons, de camions

dormant sur les chevaux comme des rois de bronze

- un éclair de colère usée dans le regard…

 

III

Hurle, ô porte !

Crie, ô raison indomptée !

C’est le feu qui s’élance,

il brûle tout le long des routes, il fait de nous

des ombres,

nous avons tout perdu, nous avons tout perdu,

il ne nous reste plus que la route, la nuit,

et cette ombre, qu’au lieu de détruire

la flamme engendre.

 

IV

Qu’allons-nous faire si les fleuves

l’un après l’autre nous quittaient ?

Mon Dieu, mon dieu, qu’allons-nous faire ?

 

La Meuse nous a fuis, la gueuse,

et la Somme s’est fait enlever…

Si tous les fleuves nous quittaient

          qu’allons-nous faire ?

 

La Marne, ô rusée, ô jolie,

pourquoi es-tu restée au lit ?

Ô Seine, c’est de la folie !

          Mon Dieu !

 

Il reste la Loire, elle attend,

elle nous attend sûrement,

toute nue parmi ses joncs

          n’est-ce pas, ô Loire ?

 

Mais si elle aussi nous quittait,

à quoi bon le pain et le lait,

s’il en demeure sur la terre ?

 

Si elle aussi, elle s’en allait…

Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous faire ?

 

V

 

Je vous ai tous comptés

civils d’hier, comptables, boutiquiers, paysans,

et ouvriers d’usine et clochards dont le nid

est sous les ponts de Notre-Dame

et bedeaux de sacristie et fils de l’Assistance

publique, tous Français de France, aux yeux limpides,

ou du Congo, du bled algérien, d’Annam

avec des palmiers flottant dans le regard

et de Français venus des îles Caraïbes,

Français selon les droits de l’homme,

fils de la barricade et de la guillotine,

sans-culottes, le front incorruptible, libres,

et des Tchèques, et des Polonais, des Slovaques

et des Juifs de tous les ghettos de ce monde,

qui aimaient cette terre et ses ombres et ses fleuves,

qui ont ensemencé de leur mort cette terre

at qui sont devenus français, selon la mort.

 

VI

Le jour s’achève, c’est la nuit

encore un jour, encore une nuit

encore un siècle sans sommeil

et l’éternité sans arrêt

devant nous.

 

Le fleuve humain coule et s’écoule.

Encore un fleuve d’insomnie

encore un fleuve de visages

coule dans mon regard

                                           et mon visage aussi

coule dans le regard des autres.

 

Finira-t-elle cette nuit ?

Ah, si elle était une glace

on pourrait la casser,

si elle était une maison

on pourrait y mettre le feu,

si elle était un ventre

on en arracherait l’enfant

- tout rouge !

 

VII

Nous laissions derrière nous Paris. Ah ! si jamais

je t’oublie Jérusalem… A présent

tu n’étais plus une ville, mais une vieille hostie

un pain de chair, de sang

qui est resté là-bas, mais que nous emportions

avec nous - dans la captivité, l’outrage

dans l’angoisse, l’offense et le vomissement.

Douce rivière, ô Siloé !

Ô seine ! et toi Paris, mur des lamentations

réservé à plus tard

quand Assyrie enflée comme une vessie immense

crèvera !

 

Que de juifs sur cette terre, Seigneur ! et qui sans doute

T’ont oublié, cous raides et têtes fortes. Oui,

et pourtant nous criions vers Toi. Te souviens-tu

du bouc, jadis, que la forte main d’Aaron

imposait et chassait dans le désert, chargé

de nos impuretés ? Me voici Aaron.

Je me mets à genoux et je sanglote et crie

en une langue que j’ai oubliée, mais dont

je me souviens aux soirs émus de Ta Colère :

« Adonaï Elochenu, Adonaï Echod ! »

 

VIII

« Adonaï Elochenu, Adonaï Echod ! »

Aie pitié, aie pitié de la terre de France !

Comme elle est belle ! Telle que Tu l’avais créée

du néant, de Tes mains savantes et amoureuses

avec ses fins vignobles, ses cathédrales et

ses chevaux de labour et ses hommes limpides !

Aie pitié, aie pitié, Seigneur,

de cette France que j’ai connue dans les livres,

pure, et qui m’écoeure, souillée et dans le sang ,

le ventre ouvert au centre immaculé de l’ode

- Adonaï Elochenu, Adonaï Echod ! 

Tu sais que lorsque tout se sera apaisé

sur la terre et dans les cieux

nous T’aurons oublié. Tu sais, dès à présent,

que seul le souvenir secret de ma prière

me remplira de honte. Je T’en voudrais, vois-Tu,

de l’avoir écoutée. Je m’en voudrais aussi

de l’avoir dite. J’ai, Tu le sais, d’autres dieux

que Toi, secrets, perfides !

Mais ici, sur la roue, dans le désastre et dans

le chaos, il n’est pas d’autres Dieu. Tu es seul !

Terrible, Igné, Miséricordieux, Unique !

 

IX

Maintenant dans ma vision coururent échevelées

des ombres. On ne pouvait avancer sur le fleuve.

Ce n’était plus des soldats, rien que des vieilles femmes

mais qui avaient le même visage. Et puis des femmes

le sein dehors, avec des gosses nus. Des femmes

portant dans leurs brouettes leur vie. Et puis des femmes

au ventre las, penchées vers l’avenir. Des femmes

assises sur une borne et dont le sang teignait

la pierre, lentement, blessées d’une intime

blessure. En ai-je vu, en ai-je vu ! Des femmes

que la route traînait comme un chariot à bœufs

lourdes, sans lait et pourtant maternelles

épouses des ténèbres sans bras.

 

X

Moi-même je portais fusil

et le fusil était plus lourd que mon épaule

étais-je venu là pour n’être qu’une planche

de ton naufrage, ô France,

et non pas une brique de ta victoire ? Oui,

j’étais venu de loin, de plus loin que l’Histoire !

Le Nil me racontait le soir

ma romance. J’avais

fait la mer Rouge à pied. Avais-je cru,

avais-je  vraiment cru qu’on pouvait t’arrêter

Histoire, avais-je cru

que le fusil sans Lui

allait changer le cours des temps ?

 

Et le fusil pesait si lourd sur mon épaule !

 

XI

 

Colère, je t’ai appelée aux heures de soufre et de feu

quand toute terre tremble !

Qui t’a peuplée, ivresse, d’anges rugueux et creux

quand toute terre tremble !

 

 

Les hommes ont mûri aux lourds soleils de paix

la terre a accouché de larves et de monstres

et la Pitié n’a plus de chemise, elle crie

la Soif va-t-elle encore écheveler les sources

quand toute terre tremble !

 

Le jour de Colère est venu et chaque pierre est une bouche,

quelle main lézarde les murs, tire la langue des eaux,

et quelle nuit soudaine fait sangloter les femmes

aux heures de soufre et de feu ?

 

Assez crié ! Assez vu ! Assez de paroles mortelles !

A genoux ! A genoux, amère multitude

le visage effrayant caché dans tes cheveux

allongée près de moi comme une morte-vive

- quand toute terre tremble !

 

Je veux à travers l’épaisseur tituber à grands pas

avancer dans vos mains cruelles, ô ténèbres,

et boire à ton goulot vin du vertige, ô gouffre,

- quand toute terre tremble aux heures de soufre et de feu.

 

Colère, je t’ai appelée ! La prostituée immense

mange la moelle de nos vies.

Elle a le visage exsangue, la chevelure effarée,

son ventre est lourd de haine,

sa gorge est rauque d’où le meurtre sourd,

sa langue est sèche où le délire pend.

L’Espoir est tombé en miettes, qui le rassasiera ?

Il a peur que le Jour Dernier n’arrive pas,

il doute de ta honte, hait ta miséricorde,

il craint que ta pitié ne se lasse et ne morde,

il erre à travers les humains, pèse leurs cœurs légers

et crie de les sentir, quand toute terre tremble,

gorgés de solitude…

 

XII

A la fin, on n’était plus

qu’une seule personne immense qui fuyait

traînant des tas d’yeux, de jambes et de têtes

un cauchemar énorme peut-être, dans le rêve

de quelqu’un qui dormait

tranquille, dans une île déserte.

 

Que cet homme qui dort fiévreusement là-bas

se retourne sur son oreiller seulement

- et le cauchemar sera fini.

 

Un coq chante ; c’est l’aube !

y a-t-il donc encore

un être libre dans le monde

- et qui chante ?

Comment s’y est-il pris ?

 

XIII

La trompette du Jugement, dans cette vaste journée

de juin. – Oui, j’y étais, mais je ne l’ai pas entendue

- Sourd ! Et tu n’as pas vu non plus cette journée

belle, de juin, couchée toute nue dans les blés,

tu n’as pas vu dans l’œil épouvanté des routes

courir les gros nuages roux

les lourds paralytiques fuyant avec leur lit

et le torrent de faim, de soif et de désordre

- pendant que la Stupeur nue, écarlate et chauve

mangeait les excréments des morts ?

 

XIV

                              A qui bon, à quoi bon

                              le monde, la lumière

                              pour le marin penché

                              sur ce bateau, la terre ?

 

                              La terre à droite, à gauche,

                              en arrière, en avant,

                              à quoi bon tant de terre

                              salée, pour les vivants ?

 

XV

Non, ce n’est pas fini !

Le cœur est haletant, ce viscère de paix,

l’estomac ne digère que mollement l’angoisse

l’œil ne repose plus sur lui-même et le sang

éprouve que c’est lui l’élément angulaire,

le fleuve originel, le cri premier, la voix,

le paradis d’où l’homme étant sorti à l’aube

humide de l’offense

s’avança dans la lourde puanteur des chevaux.

 

XVI

                              Nous avions posé notre trogne

                              c’était fini – dans le fossé

                              c’était fini – et l’on dormait

                              fourbus, sous les étoiles borgnes.

 

                              On n’avait plus rien à faire,

                              rien à manger, rien à rêver,

                              - et l’aube était une rivière

                               sale, qui charriait un univers crevé.

 

XVII

Cheval, ayant perdu ton cavalier, quel long

regard amer, le tien. Tes croupes sont usées

comme une vieille chaise. C’est fini, c’est fini

et nul ne pense à toi. Tu erres dans la ferme

déserte, autour du puits. Le soleil dans tes plaies

s’enfonce, il est midi, et le soldat blessé

qui entre dans la cour, les yeux hagards, emplis

de visions, en vain cherche dans les armoires

fiévreusement des choses secrètes. Il va au puits,

boit au seau et recouvre le puits d’un mouvement

mécanique. Cheval, je te vois approcher

et regarder cette eau. Tu as été aussi

de la bataille, du massacre.

Tu ne sais pas parler, tu danses autour du puits,

tu danses autour de l’homme,

mais le soldat fourbu s’est allongé par terre,

les yeux ouverts. Tu danses de plus en plus. Le jour

monte son ombre autour du puits. Silence. L’eau.

 

La bataille est finie, mais il y a encore

de l’eau au puits. De l’eau !...

Tu tournes dans un vaste ballet de sources vives

vite, toujours plus vite dans l’eau insaisissable.

Dans les grands yeux ouverts de l’homme, ton image

s’est écroulée, immense. Elle est sortie du champ.

Pardon, cheval !

 

XVIII

                              Les réveille-matin ont sonné

                              dans des milliers de maisons vides,

                              les blés ont mûri, sauvages

                              loin du regard du paysan.

 

                              Personne n’est allé aux champs

                              personne n’est allé à l’école,

                              personne n’est allé à l’église,

                              car la nuit est tombé brusquement.

 

                              Mais les rossignols ont chanté

                              tout de même !

                              C’était une vieille romance

                              du temps où le monde existait.

 

*

La nuit descend comme autrefois

les feux sont allumés comme autant de prières

un fleuve, puis un autre

les pieds ont enflé sur les routes

le cœur est plein de terre à en craquer

la solitude se déboutonne

elle sort ses mamelles et nous donne à téter

le lait amer de l’existence…

Gardes ! cessez-vos chansons !

Faites venir le sommeil, oignez nos paupières,

faites sortir les couvertures du silence,

que nos membres puissent s’étendre,

que nos fièvres se puissent rejoindre dans la nuit !

… Cessez vos clameurs insolentes

qui éloignent la mort comme le feu les loups,

ces chansons où le désir grince des dents

où la soif se réveille plus grande que la faim

où l’homme se retourne contre lui-même et crie

… où la nuit s’émiette comme ces pains rassis

que l’on donne à manger aux colombes sacrées.

 

*

Dans la nuit, ils chantaient leurs chansons d’ivrognes :

 

          Les statues de sel des routes,

          avec leur regard étonnant.

          Etes-vous morts, tous et toutes ?

          Sous quelles neiges sont les ans ?

          Celui qui va à contre-courant

          a beau souffler, il perd haleine…

          Les beaux jours s’en vont, c’est épatant !

          Il n’est de chanson que l’humaine.

 

          Les jours s’en vont goutte par goutte.

          Goutte par goutte va le sang.

          Où sont les bistrots, les casse-croûte,

          où les vieux boxons d’antan

          et les maîtresses de céans

          bien balancées sur leur aine ?

          Parties, jambes en avant !

          Il n’est de chanson que l’humaine.   

 

          Où sont les mariniers des soutes ?

          Sont balayées par l’océan,

          Les vieux copains ? Ils ont la goutte.

          Les amoureuses plus de dents.

          Les dieux, que l’on payait comptant

          de soie, d’argent, d’or et de laine

          ont-ils vite fichu le camp !

          Il n’est de chanson que l’humaine.   

 

*

ENVOI

 

Que l’on nous brûle ou qu’on nous cloute

et que ce soit chance ou déveine,

que voulez-vous que ça nous foute ?

Il n’est de chanson que l’humaine.   

 

*

Mais près du feu, autour de nous, comme un murmure :

 

          Je dors mais mon cœur veille.

          Qui donc a frappé à mon cœur ?

          Toute nue dans le sommeil,

          déjà couverte de rumeur

          c’est la voix de mon bien-aimé,

          elle m’appelle, et je suis nue ;

          sa main pèse sur la poignée

          mes entrailles en sont émues.

 

          - Ma Soeur, mon Amie, ouvre-moi

          (que mon cœur, que mon cœur a de joie)

          - Ma Soeur, mon Amie, ouvre-moi

          j’apporte un panier de rosée.

 

          - Mais comment donc lui ouvrirais-je,

          pas encore lavée du songe,

          mêlée à moitié de nuit ?

          Pourquoi veut-il que je gémisse

          blessée à peine d’un délice

          dont il me refuse le fruit ?

 

          - Je l’ouvre la porte, ô Pressé !

          Mais il m’a fui, n’ayant laissé

          qu’absence d’appui sous le lierre.

          pourquoi se cache-t-il ?

          Je suis plus tremblante qu’un cil,

          je suis dans tes mains comme un nid,

          sous tes pieds comme une fourmilière…

 

          - Je l’ai cherché dans la plaine

          (que mon cœur, que mon cœur a de peine)

          je l’ai cherché dans la Ville,

          mon Bien-Aimé où est-il ?

 

          - Ma Sœur, mon Amie, cherche-moi

          (que mon cœur, que mon cœur a de joie)

          je suis ici, je suis partout

          comme duvet de pissenlit.

 

          - Les gardes de nuit m’ont trouvée

          (que ma chair, que ma chair est blessée)

          ils m’ont frappée et saoulée,

          ils m’ont ôté la chemise.

 

          - J’ai rencontré les ouvriers

          ceux de la soie et de la laine,

          les rétameurs, les ferblantiers,

          - Dieu, que la vie est incertaine !

          les rémouleurs, les’chands d’habits

          et les marchandes de lavande…

          Mais où était-il, mon Ami ?

          Voici les rempailleurs de chaises…

 

          Ô, filles de Jérusalem !

          Si vous voyez Celui que j’aime

          ne lui dites pas

          - ou dites-lui à peine –

          que l’on a vu saigner une fraise des bois…

 

*

Mais les gardes ont dit : « Assez de bavardages !

Chante-nous une chanson de Sion !

Chante. Juif ! »

 

Le chœur

 

- Comment voulez-vous que je chante sur une terre étrangère ?

Le malheur n’a-t-il plus de visage ? Nos chaînes sont-elles rompues ?

Est-elle donc venue la Justice

Le temps du Juste est-il venu ?

Ai-je une voix dans la gorge,

ai-je une langue dans la bouche

et Dieu sur le fond de nos nuits

a-t-il écrit Miséricorde ?

 

Qu’Il vienne, et qu’Il me dise : « Chante ! »

- Mais puis-je chanter contre Lui ?

Je danserais comme une flamme

- Mais puis-je danser sur Son corps ?

L’homme dont Dieu est l’ennemi

peut-il chanter ? Est-ce qu’on chante

dans la tempête, dans le sable

dans la gorge du désert ?

Qu’Il laisse au grain de blé la chance de mûrir

que la cigale puisse manger son propre chant

que le merle ait la table servie et autour de la nappe

ses petits yeux ronds, au duvet léger

que la moisson soit lourde aux mains de l’ouvrier

que sa femme soit lisse à son ventre puissant

que la paix soit un frais torrent dans sa fatigue

et voilà que le monde regorge de chanson…

Ce n’est pas la gorge qui chante

ce n’est pas la main qui façonne

ce n’est pas le pied qui décide

de la route que l’on prendra,

ce n’est pas l’esprit qui découvre

dans la vieille armoire à linge

- jonchées de lavande –

les lois antiques de la terre !

Quand nous épousons une forme

c’est que le souffle du verrier

triomphe des démons de l’air,

quand nous chantons c’est que Quelqu’un

lassé de quelque route énorme

entre dans nos maisons,

couche dans notre pain, sourit dans notre sel.

- Mais comment voulez-vous que chante une maison sans lampe,

une ferme sans un seul cheval dans l’écurie ?

Est-il des herbes sur les routes,

est-il des herbes pour le cœur,

nos pieds ont gonflé sur les routes

ayez, ayez pitié de ces pauvres orties

- que ne cessez-vous de crier :

« Où est-il donc leur Dieu ? Il n’y a pas de Dieu ? »

 

Rompez nos chaînes… Celles qui nous lient

à cette terre. A toute terre.

Que pose son pied déchaussé

sur nous, le Maître de la vie,

et la chanson alors nous emplira la bouche,

elle sera dans nos bouches une poignée de fraises

et nous vous chanterons la chanson de Sion,

la vétuste, la bien-aimée !

 

*

C’est alors que les gardes crachèrent sur notre voix

et se tournant, rageurs, vers leur prêtre doré :

- Si leur dieu existait, seraient-ils encore en exil ?

N’est-il pas enterré sous les murs de leur temple écroulé

grand jadis – aujourd’hui asile de lézards ?

Dis-leur la vérité, comme il convient au prêtre,

sans inutile éclat et sans emportement !

 

Et le prêtre lâcha sa voix comme on lâche des chiens :

 

          Ce lieu livré aux orties,

          aux désolations du ciel,

          que de forces assorties

          ont tramé ce Rien…

                                            L’autel

          humide de solitude

          y sèche son linge rude,

          pas le moindre esprit flottant

          ne frotte de sa présence

          cette masse qui fut dense,

          cet espace qui fut le temps.

 

          Mur lépreux ! Sordide nappe !

          Mur des lamentations !

          Des démons de l’obscure agape

          sourd de l’âme en ta Sion.

          Quelle larme en l’œil des pierres

          et quel lait en ces vipères

          chantent la pérennité

          d’une absence qui s’étale

          et dont la structure égale

          celle de l’éternité ?

 

          Ce mur qui chassa, rebelle,

          les voix qui l’avaient bâti

          n’a, pour toute peau qui pèle,

          que la face de l’Esprit.

          Âme avide de souffrance,

          tu baves ton insolence

          bien que, fourbe, en ton sommeil,

          sous ta pierre, perce l’ample

          squelette, que fut le temple

          de Chemech, le dieu-soleil.

 

          Où est-elle ta Justice ?

          Où est-elle ta Pitié ?

          Sous les fientes du solstice ?

          qui te comble d’amitié,

         ta bouche, à défaut de langue,

          jette une soude harangue !

          L’œil reflète mais ne voit

          Le Temps qui monte ses mailles.

          Ombre, paix à tes entrailles !

          Ne dure que ce qui croît.

 

          Dans les tissus de ta pierre,

          où est-il ce dieu vivant

          qui dînait d’une prière

          et qui déjeunait de vent ?

          Sous la chute consentie

          aux anges de l’anarchie,

          sous l’écroulement voulu

          dès l’éclosion de l’Âge –

          a-t-il fui de son visage

          au cuir sec et vermoulu ?

 

          Des dieux si la chaîne brise,

          quel Devin, l’esprit ôté,

          te recaptera, Surprise ?

          Te revêtira, Beauté ?

          Sonne, temps fini des fables ?

          Que rompent les vieilles tables,

          périssent les nations

          nourries de l’antique ruse,

          qui puisent dans ce qui s’use

          d’autres incantations !

 

          D’autres dieux issus de l’Être,

          gonflés de nouveaux pouvoirs,

          pressent l’acte de connaître –

          et des éternels pressoirs

          font jaillir le jus de vie

          dont la substance ravie       

          ouvre dans les épaisseurs

          de l’obscurité humaine

          le moelleux d’une autre graine,

          d’autres grappe de douceurs.

 

*

 

Le chœur

 

- Babylone, que ta langue est mauvaise !

Quel amant la prendrait encore dans sa bouche

mêlerait sa salive à ton âcre baiser ?

- Ta bouche sent la mort,

ô belle morte, le rire mêlé aux excréments

de la terre, du sang, des âges, du langage,

ô belle morte, morte comme tous les morts de la terre.

tu as beau avaler  les vertus de l’air

l’esprit s’est retiré de toi

l’Esprit qui a créé le monde aux jours anciens

qui a mis des galets dans le gosier de l’eau

suspendu les montagnes aux longs regards des biches,

l’Esprit qui a créé la Joie aux Jours anciens

et mis dans nos ganglions cette secrète angoisse

qui nous lie à la Joie créée aux jours anciens.

 

Ô morte sans retour, que tu étais donc belle

au soir de ton adolescence !

Quand ta bouche sentait le dentifrice frais,

tes cuisses étaient fermes, combien délicieuse

l’odeur de tes aisselles et ta  cruelle foi

en une jeunesse éternelle…

Tes dieux se sont ridés comme ta peau : usure !

Eternité rancie ! Infini finissant !

 

Cette beauté plus belle d’être stupide et saine

cette beauté sans Dieu

absente, cuisses longues, le rire humide, l’œil

bête savoureusement,

elle est morte, elle est morte affreuse et innommable,

bouche sans dents parlant les mots de la jeunesse,

regard vide, béant,

alors que nous qui fûmes plus laids que la Laideur,

nous qui avions le laid visage de l’Esprit,

nous qui sommes ce qui n’est pas,

nous sommes là, la vie qui ne veut pas déchoir.

Sans stigmates de Dieu en nous, mais non sans Dieu.

Craignant – mais espérant toujours…

 

Le dieu s’est tu, disais-tu, qui habitait notre pierre.

- Il s’est tu. La statue a déserté le socle.

La terre est devenue opaque, la vitres s’est embuée,

la vie s’est engourdie comme le sang des serpents.

L’hiver de Dieu est là.

Mais l’eau qui dort son frêle sommeil dessous la glace

solide des rivières,

mais le poisson qui rêve dans le sommeil de l’eau,

les orties orphelines –

qu’attendent-ils sinon la gifle du printemps ?

Eh certes, Dieu s’est tu. Il a fui un visage

dont le gel et la mousse ont fendillé le marbre,

la mobile fourmi s’est logée dans ses yeux,

le vent siffle à travers ses lèvres ébréchées

- mais renoncerons-nous à l’aimer, à le craindre,

à le chercher sur terre et plus loin que la terre

et pourrions-nous dormir tant qu’il sera absent,

aimer tant qu’il sommeille,

mourir pendant qu’il n’est pas là ?

- Dieu est mort, disais-tu. Il se peut. Que de choses

mortes déjà, qui pèsent si lourd sur notre foie.

Que d’années, que d’arbres et que de souvenirs

morts, que de lettres d’amour et de cheveux

de femmes ! Et cependant quel sot s’est réjoui

de cela ? Et quel fou penché sur un automne

périssable et déjà périssant, sur un être

mourant et déjà mort, ne s’est point agrippé

à ce cadavre qui fut vie ?

 

Quel insensé qui n’ait voulu sauver fût-ce

qu’un peu de ce crépuscule, une poignée d’odeur,

quelque absurde soulier d’une ombre

et qui peut rire, rire de ce que l’Eternel

lui-même meure ?

 

Qui sont les nouveaux Maîtres ? Et quelle est leur puissance ?

Ignoreraient-ils donc que l’homme doit grimper

lentement, enfonçant ses chaussures cloutées,

mordant les éboulis du vide,

aux sources du vertige

pour arracher le Temps aux longs écoulements

de ses purulentes durées ?

- Dieu est mort ? Eh ! sans doute. Mais n’est-ce pas notre tâche

de le ressusciter

de l’engendrer à  nouveau,

de lui communiquer notre sang,

de lui faire, la nuit venue, une place dans nos draps,

de lui céder dans notre verre

une part de boisson dont il se peut qu’il boive

- afin que son jeûne cesse

et notre exil aux terres chauves de la Stupeur ?

 

*

Le récitant

 

J’ai vu les faux prophètes au travail :

ils étaient à cheval sur l’homme

ils tranchaient de la vie, de la mort

et la vie coulait entre leurs dents

la mort passait entre leurs jambes.

 

J’ai dit aux faux prophètes : Faux

prophètes ! Faux moutons et fausses barbes !

Les mers montent de toutes parts,

avez-vous vu craquer les digues ?

Vous finirez comme les chiens !

 

Une nouvelle nuit commence

avec chaque homme dans le monde ;

quelle paupière ouvrira-t-il ?

et sa lampe tremblera-t-elle ?

On n’a de lumière qu’en soi.

 

- Qu’on donne à manger aux humains

et j’irai voir les jours de fête

leur tête à travers les barreaux

et comme ils attrapent les miettes

d’un long regard mélancolique…

 

J’ai dit aux faux prophètes : Faux

prophètes ! J’ai assez de votre barbe !

Quelle est la vue qui vous porte ?

Il est en moi, écoutez bien,

celui qui parlait de la sorte :

J’ai souhaité aussi la mort des insensés !

 

Qu’on ferme la porte, disais-je,

et que ne sorte aucun visage,

qu’on m’apporte les vieilles bagues,

les mers rouillées, les ors souillés, les têtes chaudes,

la ferraille des passions,

les coffres-forts gorgés d’yeux morts

et les bijoux de l’insomnie,

j’ai soif de te compter, Banqueroute !

de rire au visage des Joies !

- Qui a osé être joyeux ?

le temps est venu de vomir la Joie

- et qui a osé être Sage ?

voici les temps de la Folie !

Qu’on dresse les bûchers, criais-je,

qu’on apporte des flammes vierges

et qu’on me grille l’homme un à un, à petit feu,

je veux les voir souffrir séparément,

entendre chaque pleur, chaque angoisse,

voir claquer chaque dent dans la bouche puante,

trembler chaque poil de la peau,

crier chaque cheveu

et chaque sexe se faner séparément

- Porcs !

Avez-vous donc assez tué pour des fantômes,

vous êtes-vous vautrés au lit des idéals,

assez joué les saints, les héros, les martyrs,

assez menti, assez vomi, assez joui

de la traite des maux et des mots, négriers,

trafiquants de coco, banquiers, suppôts du diable,

usuriers, tripoteurs, apôtres, hommes d’ordre,

honte de cette terre, dégoût de tout – égouts !

je veux vous voir chacun griller à petit feu,

chaque visage et chaque sexe,

je veux vous voir chacun tour à tour, j’ai le temps,

le temps que vous m’avez payé

pour chaque cadavre innocent

et chaque cadavre innocent à son tour

viendra entre les morts, les yeux morts,

et sera grillé d’importance

pour me payer pour ceux qu’il a tués aussi

- Porcs !

 

*

Le chœur

 

Verrons-nous de nos yeux l’esprit des vieilles chutes

sera-ce de nos mains que nous empêcherons

les déperditions lamentables ?

sur nos épaules que s’appuieront les volcans,

sur notre sang le rein des anges,

sur nos flancs la barbe des Sages,

sur notre bouche les proverbes des ancêtres,

sur notre langue les serpents,

sur nos testicules – le monde ?

 

Dirons-nous, une fleur à la main : « Viens, Folie ! »

Juste démence, viens ! J’ai désigné les portes,

j’ai froidement marqué

le seuil des massacres futurs,

j’ai soif de leur sang – qu’il ruisselle

dans les bouches d’égout ? »

- Où notre pauvre main tremblera-t-elle alors ?

Sais-je d’avance la pitié des yeux qu’on crève,

la grande pitié des entrailles

le trouble où nous jette le sang,

la panique du ventre ouvert ?

Oserons-nous baigner au sang de la justice

et pourrons-nous jouer au cerceau dans un monde

livré aux bourreaux innocents

de la vengeance assoiffée ?

- Faudra-t-il arriver à te haïr, Justice,

Justice sans entrailles,

et pourras-tu tuer sans un visage laid

et sans cesser d’être toi-même ?

Me mettrai-je à tes pieds, moi qui t’ai appelée,

qui ai crié après toi dans le fin fond du gouffre

et te demanderai-je, moi qui t’ai appelée,

le pardon de ces Sages ?

Protégerai-je donc les fous,

couvrirai-je de ma poitrine

les pires insensés ?

 

Mais laisserai-je choir le monde

et pourrai-je jouer au cerceau dans un monde

qui me demandera comme un aveugle-né

de l’aider un instant à traverser la rue

- la grande rue du Jugement ?

 

*

Disséminés parmi les hommes, autant en emporte le vent,

baignés de solitude comme les îles du Pacifique,

oubliés sur la carte immense du vivant –

 

quelle langue parlerez-vous, quelle paroles primitives,

de quelles étranges rumeurs serez-vous précédés,

quels oiseaux blancs cherront dans votre nuit massive ?

 

Il est temps de confondre la Beauté assise !

- Vous marcherez ! dit le Seigneur,

afin que ce qui doit engendrer se divise,

 

afin que ce qui doit peler aux cimes – pèle,

que ce qui pousse droit – étrangement se torde,

que ce qui est tordu – se dresse et se rebelle.

 

Marche. Qu’elles sont loin les îles du sommeil !

Il te faut ramener aux hautes températures

tes frères de couleur, de semence et de feuille,

 

Il te faut avancer à tâtons en toi-même –

gratte le sol ! La terre a si peu livré ses secrets

que nul lait n’a encore jailli des tétons du poème.

 

Il y a trop longtemps que vous aimez la paix…

- La Paix vous abêtit, dit le Seigneur.

Je préfère l’erreur qui chante à la vérité dévorante.

 

Il vous faudra marcher avec des reins d’angoisse

jusqu’aux terres de la fatigue – et s’il se peut plus loin.

Je serai avec vous, dans la boue et la poisse –

 

 

mais je serai en vous Celui qu’on ne voit point.

 

*

La voix dans le désert

 

C’est dans ce point précis d’absence

que les oiseaux coulaient à pic dans l’œil du vide

ailes et sang –

ils tournoyaient avant de couler dans le vide,

dans le jour devenu plus grand qu’auparavant.

 

C’est dans ce point précis :

Tout finissait, les route et les besoins humains,

je tenais une nuit nouvelle dans mes mains,

un phare cependant balayait mon visage,

le poumon s’essoufflait

parmi les voix j’ai vu des canots qui partaient

vers un pays sans paupières

- ce n’était pas le temps mais un autre espace,

la lumière était si lourde où l’on marchait

elle coulait de nos poches comme un sang noirci.

 

- C’est dans ce point

que j’ai douté enfin de ma lucidité

en me voyant moi-même, mais détaché de moi.

Ce n’était pas la peur mais une autre joie,

ce n’était pas le bonheur mais une autre amertume,

et je criais, honteux de m’entendre crier :

C’est dense !

 

Cette vie est-elle donc plus épaisse que l’autre ?

Ce désespoir est-il plus sage que l’espoir ?

C’est dans un monde sans rémission que j’avance,

c’est dans un monde sans retour que je m’enfonce,

c’est dans

un monde évanoui qui cherche sa matière,

et c’est un monde sans commencements ni fins,

un monde flamboyant don la voix rauque crie :

 

C’EST

 

*

ALEPH

Si toute chose a un commencement,

s’il faut que toute chose meure,

dis-moi alors : pourquoi les morts

se retournent dans leurs cercueils ?

 

BETH

Si l’œil revient des fleuves noirs

avec la neige au cœur, du vide,

pourquoi fouetter, l’œil stupide,

les maigres fesses de l’Espoir ?

 

GHIMEL

Répondez-moi : quand les bateaux

se noient avec leur équipage,

qui donc voit-on flotter au large

avec des yeux ouverts sous l’eau ?

 

DALETH

Si le lézard n’a pas de sang,

et si la faim n’a pas de dents,

quelles les routes que l’on sème ?

- quelles les preuves que l’on s’aime ?

 

HE

Si toute route mène au gouffre

pourquoi l’éviter, ô Impair,

l’huître sauvage que l’on ouvre

avec un couteau de chair ?

 

VAV

Si elle s’amenait, la guigne

maligne,

pouilleuse et grelottante de fièvre –

Dis : qui lui baisera les lèvres ?

 

ZAÎN

Si de l’absence de nos corps

la vie s’en va, bribe par bribe,

pourquoi dans la  bouche des morts

les mots dorment sur les gencives ?

 

HETH

Si la haine venait à pondre,

je veux que vous me répondiez :

iront-ils vos genoux prier

au grand autel de Sainte-Honte ?

 

TETH

Si Dieu sur un arbre perché

fiente la poisse –

croiras-tu à l’éternité

de l’angoisse ?

 

JOD

Si nul de l’arbre de la Science

n’a rien mangé sous l’œil de Dieu :

pourquoi Le risquer comme enjeu

pour Le retrouver comme chance ?

 

CAPH

Voici, dit Dieu, l’Arbre de Vie ;

voici, dit Dieu, l’Arbre de Mort.

C’était délicieux la vie –

c’était délicieux la mort !

 

LAMED

Ô Joie ! Paresse des mémoires !

Le Temps devint discontinu…

Et l’homme vit qu’il était nu

une seconde avant l’Histoire

 

MEM

Allez, en route race humaine,

maîtresse de l’excrémentiel –

me voici libre et souveraine.

Comptons d’abord l’essentiel :

 

NUN

Science, Essence, Intelligence,

Puissance, Absence, Intransigeance

Impatience, Obéissance,

Naissance, ô source des démences !

 

SAMECH

Suprême ivresse de connaître !

Voici les ventres d’océans :

vagins ouverts qui forcent l’Être

au sperme auguste de Néant !

 

PHE

De quel côté chercher l’Issue !

Quelle île suspendue au Rien ?

Déjà, soleil, ta viande crue

saignait aux portes du matin.

 

AIN

Pitié, Justice ! Ma Justice !

Tu déchirais tes vêtements

et sur tes plus légers supplices

j’ai vu des gouttes de ton sang.

 

TSADE

J’ai vu des gens mourir d’épée,

j’ai vu des gens périr de feu,

et d’importantes araignées

tombaient d’entre les doigts de Dieu !

 

COPH

J’ai vu les goitreux au marché

soudain, debout, prophétiser.

Et le génie assis à table

vendre des choses invendables !

 

RESCH

J’ai vu les mages en renom

pétrir des êtres de limon.

Et vers le soir, quand dort l’Esprit,

la Faim entra dans les familles…

 

SHIN

J’ai vu la mort compter les morts.

Elle leur enlevait la graisse.

Et j’ai crié : Heureux les Morts !

Qu’avaient-ils donc besoin de graisse ?

 

THAV

Etais-ce bien le dernier jour ?

Pourquoi appelais-je au secours ?

Et de quel Œil, dans mon attente,

tombait cette larme brûlante ?

 

*

POSTFACE

 

     Ce poème a été écrit entre Ulysse  et Titanic, vers 1934 par conséquent,

à in moment où l’auteur était fort loin de penser qu’il prophétisait. Des

scrupules obscurs que, pour des raisons non moins obscures, nous levons

aujourd’hui, ont retardé son impression en son temps.

     C’est un poème dramatique à plusieurs voix. Cela explique l’emploi, ici

et là,  de formes et d’intentions tenues pour périmées en poétique – sonnets,

ballades, odes, pastiches, voire de formes remontant à certains psaumes

davidiens (alphabet sacré). La poésie dramatique exige des caractères, elle

se doit de revêtir chaque personnage de l’expression où, le mieux, éclate sa

manière d’être. Les formes fixes, par opposition aux formes libres, instituent

un dialogue où celui qui parle décline son identité tout de suite.

     Le temp n’est pas à l’imprimé. La poésie cherche des amis, non du public.

Ainsi, peut-être, au moyen du clandestin, retrouvera-t-elle son caractère sacré,

son auditoire ésotérique. A condition, bien entendu, que le lecteur, qui est un

confident, tienne en son devoir d’ébranler le secret et, pour cela, se donne la

peine de recopier ou de se faire recopier le manuscrit-matrice.

     La poésie sera pour quelques-uns – ou ne sera pas du tout.

 

B. F. (1942 ou 1943)

 

Editions de La Fenêtre Ardente,

Veilhes(Tarn), 1965

Du même auteur :

Ulysse (04/11/2015)

                                                                                                                           Le mal des fantômes (04/11/2016)

Titanic (04/11/2018)

« Je songe au passant qui... » (04/11/2019)

Herța (04/11/2020) 

Sinaïa / Sinaia (04/11/2021)

L’heure de visite / Ora de vizită (04/10/2022) 

Commentaires
F
Merci!
Répondre
J
"Je vous ai tous comptés…" L’exode – Colère de la vision V : "dont le nid" (manque le t) ; et ce ne sont pas des paniers mais des "palmiers flottant dans le regard".
Répondre
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
106 abonnés