Jean Genet (1910 – 1986) : Le pêcheur du Suquet
Le pêcheur du Suquet
Tu veux pêcher à la fonte des neiges
Dans mes étangs de bague retenus
Ah dans mes beaux yeux plonger tes bras nus
Que d’acier noir deux rangs de cils protègent
Sous un ciel d’orage et de hauts sapins
Pêcheur mouillé couvert d’écailles blondes
Dans tes yeux mes doigts d’osier mes pâles mains
Voient les poissons les plus tristes du monde
Fuir, de la rive où j’émiette mon pain.
Tremble. Au sommet de toi seul balancé
Ton talon rose accroche à la ramure
Le soleil levant. Tremble ton murmure
Frissonne sur mes dents. Tes doigts cassés
Peignent l’azur et déchirent l’écorce
Ô tremble qui te fait doux et frangé
De neige. Erige, exige ce torse
Blessé profond mais de plume allégé.
A s’épanouir mes lèvres le forcent.
Quand le soleil allume la bruyère
Lentement sur vos pentes beaux mollets
Je vais par les rocs d’où tu me parlais
Spahi blond à genoux dans la lumière.
Un serpent s’éveille à la voix des morts.
Sous mon pied crevé des perdrix s’envolent.
Au couchant je verrai les chercheurs d’or
Faire leur travail sous la lune folle.
Les briseurs de tombeaux tirer au sort.
Que d’ombre à tes pieds tes souliers vernis !
Tes pieds, glacés dans mes étangs de larmes
Tes pieds poudrés et déchaussés de Carme
Eclaboussés de ciel tes pieds bénis
Marqueront ce soir mes blanches épaules
(Forêts que la lune peuple de loups)
Ô mon pêcheur à l’ombre de mes saules,
Bourreau couvert d’étoiles et de clous
Debout, tenu par le bras blanc du môle.
A l’arbre vert dressé – ton front penché
(Animal d’amour arbre d’or à deux têtes)
Sur ton feuillage – enlacé chaude bête
Par un seul pied tu restes accroché,
Sonne dans l’azur une valse lente
A l’harmonica mais tes yeux voient-ils
Du mât de misaine une voûte étonnante ?
Ô pêcheur nu de l’arbre au cœur subtil
Descends, descends, crains mes feuilles qui chantent.
Adieu Reine du Ciel, adieu ma Fleur
De peau découpée dans ma paume.
Ô mon silence habité d’un fantôme,
Tes yeux, tes doigts, silence. Ta pâleur.
Silence encor ces vagues sur les marches
Où chaque fois ton pied pose la nuit.
Un angélus clair tinte sous son arche.
Adieu soleil qui de mon cœur s’enfuit
Sur une atroce et nocturne démarche.
Mon pêcheur descendait le soir des maisons bleues
Et je le recevais sur mes deux mains tendues.
Il souriait. La mer nous tirait par les pieds.
Pendu à sa ceinture et les cheveux mouillés
Une grappe dorée de huit têtes de filles
(Sa ceinture est cloutée et sous la lune brille)
Le reproche dans l’œil, s’étonnaient de leur mort.
Le pêcheur se mirait dans le ciel, près du port.
Enfouis sous vos pieds les trésors de la nuit
Sur des chemins de braise allez en souplesse.
La paix est avec vous.
Dans les orties, les ajoncs, les prunelliers, les forêts votre pas
Dépose des mesures de ténèbres.
Et chacun de vos pieds, chaque pas de jasmin
M’ensevelit dans une tombe de porcelaine.
Vous obscurcissez le monde.
Les trésors de cette nuit : l’Irlande et ses révoltes,
les rats musqués fuyant dans les landes, une arche
de lumière, le vin remonté de ton estomac, la
noce dans la vallée, au pommier en fleur un
pendu qui se balance, enfin cette région que
l’on aborde le cœur dans la gorge, dans ta culotte
protégée d’une aubépine en fleur.
De toutes parts les pèlerins descendent.
Ils contournent tes hanches où le soleil se couche,
Gravissent avec peine les pentes boisées de tes cuisses
Où même le jour il fait nuit.
Par d’herbeuses landes, sous ta ceinture
Débouclée nous arrivons la gorge sèche
L’épaule et les pieds las, auprès de Lui.
Dans son rayonnement le Temps même est voilé
d’un crêpe au-dessus duquel le soleil, la lune,
et les étoiles, vos yeux, vos pleurs brillent peut-être.
Le Temps est sombre à son pied.
Rien n’y fleurit que d’étranges fleurs violettes
De ces bulbes rugueux.
A notre cœur portons nos mains jointes
Et les poings sur nos dents.
Qu’est-ce t’aimer ? J’ai peur de voir cette eau couler
Entre mes pauvres doigts. Je n’ose t’avaler.
Ma bouche encor modèle une vaine colonne.
Légère elle descend dans un brouillard d’automne.
J’arrive dans l’amour comme on entre dans l’eau,
Les paumes en avant, aveuglé, mes sanglots
Retenus gonflent d’air ta présence en moi-même
Où ta présence est lourde, éternelle. Je t’aime.
Poèmes
Editions de l’Arbalète, 1948
Du même auteur :
Le condamné à mort (02/06/2014)
La Galère (24/08/2015)
Un chant d’amour (24/08/2016)