Jean Genet (1910 – 1986) : La galère
La Galère
Un forçat délivré dur et féroce lance
Un chiourme dans le pré mais d'une fleur de lance
Le marlou Croix du Sud l'assassin Pôle-Nord
Aux oreilles d'un autre ôtent ses boucles d'or.
Les plus beaux sont fleuris d'étranges maladies.
Leur croupe de guitare éclate en mélodies.
L'écume de la mer nous mouille de crachats.
Sommes-nous remontés des gorges d'un pacha?
On parle de me battre et j'écoute vos coups.
Qui me roule Harcamone et dans vos plis me coud?
Harcamone aux bras verts haute reine qui vole
Sur ton odeur nocturne et les bois éveillés
Par l'horreur de son nom ce bagnard endeuillé
Sur ma galère chante et son chant me désole.
Les rameaux alourdis par la chaîne et la honte
Les marles les forbans ces taureaux de la mer
Ouvragé par mille ans ton geste les raconte
Et le silence avec la nuit de ton œil clair.
Les armes de ces nuits par les fils de la mort
Portées mes bras cloués de vin l'azur qui sort
De naseaux traversés par la rose égarée
Où tremble sous la feuille une biche dorée...
Je m'étonne et m'égare à poursuivre ton cours
Étonnant fleuve d'eau des veines du discours !
Empeste mon palais de ces durs que tu gardes
Dans tes cheveux bouclés sur deux bras repliés
Ouvre ton torse d'or et que je les regarde
Embaumés par le sel dans ton coffre liés.
Entr'ouverts ces cercueils ornés de fleurs mouillées
Une lampe y demeure et veille mes noyées.
Fais un geste Harcamone allonge un peu ton bras
Montre-moi ce chemin par où tu t'enfuiras.
Mas tu dors ou tu meurs et rejoins cette folle
Où libres dans leurs fers les galériens s'envolent.
Ils regagnent des ports titubants de vins chauds
Des prisons comme moi de merveilleux cachots
Ces pets mélodieux où vous emmitouflez
Cellule un bouquet vert de macs frileux et tendres
La narine gonflée il faudra les attendre
Et gagner transporté dans leurs chariots voilés
Mon enfance posée à peine sur la nuit
De papiers enflammés et mêler cette soie
A la rousse splendeur qu'un grand marlou déploie
Du vent calme et lointain qui de son corps s'enfuit.
Pourtant la biche est prise à son piège de feuille
Dans l'aurore elle éveille un adieu transparent
Qui traverse ton œil ton cristal et s'éprend
D'une larme tombée dans la mer qui l'accueille.
Un voleur en détresse un voleur à la mer.
Ainsi sombre Harcamone au visage de fer.
Des rubans des cheveux le tirent dans la vase
Ou la mer. Et la mort? Coiffant sa boule rase
Dans les plis du drapeau rit le mac amusé.
Mais la mort est habile et je n'ose ruser.
Au fond de notre histoire ensommeillé je plonge
Et m'étrangle à ta gorge Harcamone boudeur
Parfumé. Sur la mer comme un pois de senteur
Ton mousse écume fine à sa bouche écornée
Par les joyeux du ciel sur cette eau retournée
Volé même à la mort appelle à son secours.
Ils le vêtent d'écume et d'algues de velours.
L'amour faisant valser leur bite enturbannée
(Biche bridant l'azur et rose boutonnée)
Les cordes et les corps étaient raides de nœuds.
Et bandait la galère. Un mot vertigineux.
Venu du fond du monde abolit le bel ordre.
Manicles et lacets je vis des gueules mordre.
Hélas ma main captive est morte sans mourir.
Les jardins disent non où la biche est vêtue
D’une robe de neige et ma grâce la tue
Pour la mieux d’un linceul d’écume revêtir.
La prison qui nous garde à reculons s'éloigne.
En hurlant sa détresse une immobile poigne
A ta vigne me mêle à ta feuille aux sarments
De ta voix Harcamone à ses froids ornements.
Abandonnons la France et sur notre galère...
Le mousse que j'étais aux méchants devait plaire.
Je ramais en avant du splendide étrangleur
Dont le bel assoupi où s'enroulent les fleurs
(Liserons dénoués roses de la Roquette)
Organisait rieur derrière la braguette
Un bocage adorable où volent des pinsons.
La biche s'enfuyait au souffle des chansons
D'un galérien penché sur la corde du songe.
L'arbre du sel au ciel ses rameaux bleus allonge.
Ma solitude chante à mes vêpres de sang
Un air de bulles d'or aux lèvres se pressant.
Un enfant de l'amour ayant chemise rose
Essayait sur son lit de ravissantes poses.
Un voyou marseillais pâle une étoile aux dents
De la lutte d'amour avec moi fut perdant.
Ma main passait en fraude un fardeau de détresses
Des cargaisons d'opium et de forêts épaisses
En vallons constellés, parcourait des chemins
A l'ombre de vos yeux pour retrouver vos mains.
Vos poches ce nid d'aigle et la porte célèbre
Où le silence emporte un trésor de ténèbre.
Mon rire se cassait contre le vent debout.
Gencive douloureuse offerte avec dégoût
Aux larves d’un poème écrit sans mot ni lettres
Dans l’air d'une prison où l'on vient de m'admettre.
Dans l'ombre sur le mur de quel navigateur
Son ongle usé du sel mais juste à ma hauteur
Parmi les cœurs saignants que brouillent les pensées
Les profils les hélas nos armes déposées
Indéchiffrable à qui ne se bat dans la nuit
Où des loups sont les mots aura l'ongle qui luit
Laissé de mes yeux fous la clameur dévorante
Déchirer jusqu'à l'os le nom d'Andovorante?
Le fier gaillard d'avant qui se cabrait de honte
Était serré de près par le membre d'un comte.
On le cognait brutal des poings et des genoux.
Des mâles foudroyés dégringolaient sur nous.
(Les genoux clairs de lumière et de boue
Les genoux à genoux sur le pont qui s'ébroue
Les genoux ces chevaux qui se cabrent dans l'eau
Les genoux couronnés croupes de matelots)
La rose du soleil s'effeuillait sur les Iles.
Le navire filait de mystérieux milles.
On criait à voix basse un ordre où des baisers
Passaient comme des fous sans savoir se poser.
Le fragile reflet d'un incassable mousse
Une eau dormante en moi l'allongeait sur la mousse.
Vos dents Seigneur votre œil me parlent de Venise!
Ces oiseaux dans le creux de vos jambes de buis!
A vos pieds cette chaîne où ma fainéantise
Alourdit encore plus l'erreur qui m'y conduit!
Trop la guipure parle et le rideau dénonce.
Les vapeurs du carreau tu les cueilles du doigt.
Ton fin sommeil se noue et ta bouche se fronce
Quand se perd ton bel œil sur une mer de toits.
Un gars bien balancé par la vague et le vent
Dans sa gueule ébréchée où je voyais souvent
S'entortiller la pipe à mes jupes de femmes
Ce gars passait terrible au milieu d'oriflammes.
Un chiourme de vingt ans piteux et bafoué
Se regardait mourir à la vergue cloué.
Harcamone dors-tu la tête renversée
La figure dans l'eau d'un songe traversée
Tu marches sur mon sable où tombent en fruits lourds
D'une étrange façon tes couilles de velours
Éclatant sur mes yeux en fleurs dont l'arbre est fée.
Ce que j'aime à mourir dans ta voix étouffée
C'est l'eau chaude qui gonfle ce tambour tendu.
Parfois tu dis un mot dont le sens est perdu
Mais la voix qui le porte est si lourde gonflée
Qu'il la crève il ferait de cette voix talée
Couler sur ton menton un flot de sang lépreux
Mon mandrin fier et plus qu'un guerrier coléreux.
Aux branches d'un jeune arbre à peine rattachées
D'autres fleurs j'ai volé qui couraient en riant
Les pieds sur ma pelouse et mon ombre couchée
Et m'éclaboussant d'eau ces roses s'y baignant.
(Tiges à pleines mains corolles se redressent
Corolles sont de plume et les membres de plomb)
Il sonne un air fatal à leurs vives caresses
Avec l'eau rejetée à coups de fins talons.
Chaudes fleurs qui sortez vers le soir des ruelles
Je suis seul enfermé dans un drapeau mouillé
De ces humides plis de ces flammes cruelles
Belles fleurs qui de vous saura me débrouiller?
Est-il pays si frais que celui de nos rires.
Neige sur les écueils votre langue léchant
Le sel d'algues d'azur sur le ventre et le chant
Vibrant dans votre corps tourné comme une lyre?
Y poursuivre la biche est un jeu que j'invente
A mesure. On débrouille une reine émouvante
Exilée et si douce à chaque bond cassé
Sous le manteau mouillé d'une biche. Glacé
De respect je retrouve aux bords de ton visage
Une reine captive enchaînée au rivage.
Dormez belle Harcamone assassin qui voulez
Les gorges traverser dans mes souliers ailés.
Sur cet instant fragile où tout était possible
Nous marchions sur l'azur étonné mais paisible.
La galère en désordre était d'une beauté
Moins étrange que douce un village enchanté
Un air de désespoir accompagnant sa fête
(Il neigeait quelle paix sur la calme tempête!)
De violons et de valses. Elle avait sur les bras
Tout son fardeau sacré dans un funèbre aura
De colonnes de fûts de cordes et de torses.
L'océan se tordait sous sa fragile écorce.
Le ciel disait sa messe il pouvait de nos cœurs
Compter les battements. Dure était la rigueur
De cet ordre terrible où la beauté tremblait.
Nous allions en silence à travers des palais
Où la mort solennelle avait passé sa vie.
De remonter à l'air je n'avais plus l'envie
Ni la force à quoi bon mes amis les plus beaux
S'accommodant du monde et de l'air des tombeaux.
Et tous ces clairs enfants volaient dans la voilure.
Le songe vous portant filait à toute allure.
La guirlande rompue fut par l'amour nouée
Jusqu'aux pieds de la mort et la mort fut jouée.
Je vivais immobile un moment effrayant
Car je savais saisi ce beau monde fuyant
Dans une éternité plus dure et plus solide
Que celle de l'Égypte à peine moins sordide.
On quittait des taureaux par le nœud étranglé
De trois hommes formé. La main du vent salé
Pardonnait les péchés. C'était cette galère
Un manège cassé par un soir de colère.
Et pourtant quelle grâce émerveillait mon œil!
Solennel monument cadavres sans cercueil
Cercueils sans ornements nous étions par le songe
Embaumés empaumés.
Pressez vos mains d'éponge!
A mon torse salé portez vos doigts d'amour.
Je saurai revenir des informes détours.
Brouillard au bout des doigts si je touche à ta robe
Animal tu fondras pour d'air bleu devenir.
Une larme roulant de ton étrange globe
Sur ton pied sec à toi biche se doit m'unir.
La bruyère est si rose approche un éventail
De ta joue un soupir dégonfle le silence.
Le hallier se blottit dans l'ombre au lent travail
Je resterai donc seul. Qui soupire et s'avance
Nuit? Sur tes bois s'éveille un vaisseau mal ancré
Dans le ciel. Biche fine un doux bruit de ramure
Ton oreille recueille et le doigt d'air doré
Net cassant cette glace écoute leur murmure...
Grappes d'empoisonneurs suspendus aux cordages
Se bitent les bagnards en mélangeant leurs âges.
De la Grande Fatigue un enfant endormi
Revenait nu taché par le sperme vomi.
Et le plus déchirant des sanglots de la voile
Appareiller cueilli comme un rameau d'étoile
Sur mon cou reposait cœur et lèvres d'un gars
Mettait une couronne achevait les dégâts.
Mes efforts étaient vains pour retrouver vos terres.
Ma tête s'enlisait fétide et solitaire
Au fond des mers du lit du songe des odeurs
Jusqu'à je ne sais quelle absurde profondeur.
Un fracas grec soudain fit trembler le navire
Qui s'effaça lui-même en un dernier sourire.
Une première étoile au ciel d'argot fleurit.
Ce fut la nuit son nom son silence et le cri
D'un galérien charmant connaissant sa demeure
Dans nos bosquets plaintifs où cette biche pleure
Un être de la nuit dont le froc paresseux
Baissa le pont de toile à mon libre vaisseau
La rose d'eau se ferme au fond de ma main bleue.
(L'éther vibre docile aux sursauts de ma queue.
De nocturnes velours sont tendus ces palais
Que traversait mon chibre et que tu désolais
A bondir sans détours jusqu'aux étoiles nues
Parcourant le pied vif de froides avenues.)
Sur le ciel tu t'épands Harcamone! et froissé
Le ciel clair s'est couvert mais d'un geste amusé.
Un cavalier chantait du ciel à la galère
Par les astres gelés le système solaire.
Escaladant la nue et l’éternelle nuit
Qui fixa la galère au ciel pur de l’ennui
Sur les pieds de la Vierge appelant les abeilles ?
Astres je vous dégueule et ma peine est pareille
Harcamone à ta main ta main morte qui pend.
Enroule autour de moi ô mon rosier grimpant
Tes jambes et tes bras mais referme tes ailes
Ne laissons rien traîner ni limes ni ficelles.
Pas de traces sortons sautons dans ces chariots
Que j'écoute rouler sous ton mince maillot.
Mais je n'ai plus d'espoir, on m'a coupé ces tiges
Adieu marlous du soir de dix-sept à vingt piges.
Voyage sur la lune ou la mer je ne sais
Harcamone au cou rose entouré d'un lacet.
O ma belle égorgée au fond de l'eau tu marches
Portée à chaque pas sur tes parfums épais
Sur leur vague qui frise et se déforme après
Et tu traverses lente un labyrinthe d'arches
Dans l'eau de tes étangs de noirs roseaux se traînent
A ton torse à tes bras se noue un écheveau
De ces rumeurs de mort plus fort que les chevaux
Emmêlés l'un dans l'autre aux brancards d'une reine.
Revue « Les Cahiers de La Table Ronde »,3éme cahier, Juillet 1945
Du même auteur :
Le condamné à mort (02/06/2014)
Un chant d’amour (24/08/2016)
Le pêcheur du Suquet (24/08/2017)