Claude Vigée (1921 - 2020) : Noyau pulsant
Noyau pulsant
Seul est vrai le lieu nu
arraché maintenant
au buisson sanglant de ma bouche.
Pour ériger mon cri de pierre
devant le sanctuaire
de la montagne incendiée
je dérobe à l’abîme une Terre qui danse.
Toi, mon fils, tu retrouveras un soir d’arrière-fête
le seuil engendré aujourd’hui dans ma gorge brûlée
si tu retournes, en riant, vers l’amont de cette parole
dans la ville d’été qu’illumine le visage des météores.
Forêts d’instants fleuris en chœur sur les collines
grappes d’éternité
soudainement mûries
aux vignes de l’espace,
le temps danse immobile
dans l’intervalle obscur
d’un souffle au cœur où rient
mes syllabes de feu sur les toits chaulés de la ville.
Le vent de nuit court entre les maisonnettes basses
aux étroites fenêtres verrouillées.
Il envahit les corps errants dans les impasses muettes
et rompt sous les arceaux des porches en plein cintre
les longues façades jaunes et roses du calcaire :
ruches closes
peuplées de vieillards secs, pareils à des momies,
maigres abeilles en caftans d’or
usés jusqu’à l’aiguillon d’os,
et d’enfants kurdes endormis
comme troupeaux d’agneaux frisants
amassés dans la nuit qui est le ventre de l’été
sous la jeune lune de Tammouz
Noyaux pulsants
soubresauts du désir –
feu et nuit sont la trace
qui charrie le torrent du cri enseveli.
Montagne rousse de Judée, immense ruche
où s’accomplit l’osmose !
Les alvéoles gonflés de miel
s’échangent dans le placenta sonore de la terre.
Mordue à pleines dents la géode lactée
descellée et brisée – avec quelle terreur –
la sphère close de la caverne première :
comment
arracher les noyaux de quartz doré
où demeure l’antique lumière ?
Dîme de la nuit verte,
prémices nées de plus haut que le ciel :
dans un commencement
l’éclair tomba
nu sur les vagues du calcaire en fusion.
Les croissants de sel gemme
ont cuit sous haute pression
dans les fours rouges des collines de Jérusalem.
Ma langue est le couteau
qui dégage la stèle.
Sur mes lèvres ouvertes
gîte le vers luisant :
le feu caché
entre les dents
je scie la face
encore opaque
de la présence
- moi, le serviteur d’un surgir irrépressible :
c’est un étalon noir,
du plus loin de l’enfance
il s’annonce en moi comme un hennir sans mesure,
complice de la joie
qui vient plus tôt
que la figure.
Mon haleine lui sculpte un visage précaire,
couleur d’argile mûre
que l’arc-en-ciel éclaire.
Mais noire en vérité,
parut la grâce
à l’origine.
Sur le sentier de crête
je fais voler ma chevelure.
Avant que souffle aux tempes
de mes mourants précoces
un vent de sable chu des planètes glacées
la nuit déjà reprend pour moi,
solitaire comparse,
l’indéchiffrable errance
dans les impasses muettes
de Zikrône Yossef :
mémoire du fils bien-aimé
si tôt vendu,
enfin perdu,
rêveur retrouvé roi dans le puits en Egypte.
Au milieu du temps brûle
la grande tache noire.
Dans le campement de Juda
au milieu du marché de minuit
les adolescents yéménites
aux yeux sombres comme des puits
portent avec précaution
leurs cageots débordants de fruits.
Annoncée dans le ciel
par le plain-chant solennel des grillons
la procession avance avec cérémonie
sous le vent descendu des adorantes étoiles.
Le monde embaume l’abricot
la courge et le melon.
Les boutiques abandonnées
bercent dans les ténèbres
leurs sacs d’épices
qui pèsent et remplissent
l’espace rougeoyant de tuiles invisibles.
Derrière la grille complice
rabattue vers la terre,
fornique la chatte sauvage
qui râle dans le noir comme la Sulamite,
car elle est malade d’amour.
De lieu en lieu
une lueur rousse
propage la senteur acide et forte de l’urine.
Dans l’antre prophétique
du club de l’Artist’s House
la vapeur de la science infuse et ancestrale
tourne magiquement – avec quelle lenteur –
sur les gros bols de thé vert à la menthe.
Dans ta noirceur enfin mon matin te convoque,
abîme du couchant, cathédrale des monstres,
caveau plein d’excréments de chauve-souris mortes !
Ici on mange.
Debout, en hâte, face à la rôtissoire,
devant les éventaires des marchands de shashlik
qui offrent sur l’autel du temple
(c’est une plaque de tôle
rougie au feu de bois par le vent du désir)
un monceau de rognons,
cœur ou foies de poulets
teintés d’acajou clair.
Dans la marmite obscure où l’huile chante et bout
danse la galaxie des falafels d’or sombre.
La table du festin
n’est que le miroir de l’amour,
mais la parole vive
engendre et nourrit à la fois
ce jeune peuple amassé dans la nuit.
Les embryons de cristal trouble
sont semés profonds sous la ville.
Plantés inverses dans la nuit minérales du ciel,
rythmiquement oscillent
les grains mâles invaginés,
leur dureté de flamme alterne
avec la tendre chair indifférente enveloppante
de la roche, leur mère, où l’espace s’enfante.
Ici le souffle est soutenu,
amour et chant perdurent,
le temps s’ordonne en chœur.
L’arbre du cri respire,
il vit : parole issue de l’acte.
L’homme n’est tout entier qu’un grand corps de lumière
enraciné dans l’innomé.
Heureuse dans la gangue obscure sans limite
la chenille s’enroule en zéro
sur l’origine spiralante
pour exploser soudain
pulsar
dans l’opacité matricielle de la montagne où gronde
un soleil aveugle qui dure –
étoile initiale autrefois expulsée de la mer !
L’œil est un grain de raisin dur
serti seul et solaire
dans le pressoir de notre bouche.
Sous la voûte profondément
ensevelie du massif cérébral
le globe de miel, rayonnant
d’aiguilles transparentes,
se déchire en vibrante parole
au creux de sa propre lumière
Jacob mon père
touché par l’ange
artistement et
l’âme à vif
dans le nerf du tressaut,
comme ton pas blessé
ce pays est devenu dansant
boiteux
instable
arrachement au sol
rythme hiatus sursaut,
élan vers l’avenir !
Coupure du premier jardin,
éclipse du chant cristallin,
toi seul tu nous projettes
au-delà de notre demeure calcinée,
dans l’effrayant chemin
béni de la rupture.
Parole de Jacob, angoissante et secrète,
tu restitues l’éclat du feu planté jadis
par la main d’Eve sa sœur sombre –
au couchant de l’Eden qui vieillit sous les ronces –
dans les cavités de la roche usée, silencieuse.
Noyau pulsant
selon l’ample éclair périodique
la syncope s’élance au-delà de la peur.
Ton cœur connaît enfin
la contraction du cri dans le quartz,
et l’abandon ensuite
à la vague noire et pacifiante de la montagne :
mais là-haut, seulement, renaît et dure
le fleuve igné du chant
qui ondule à travers l’écorce obscure du temps.
Majuscules burinées dans la nuit
du livre de Judée,
caractères du ciel
qu’assiège l’espace creux comme l’écume océanique,
votre œuvre avec la semaison des étoiles filantes
est le récit du déploiement
de toute geste
en profondeur.
Dans votre éclat se cache
la peur du dit devant son silence,
la proximité de la source
et du sable qui la tente,
fils et père échangés sur l’aire dénudée
que menace – éclair du poignard oblique –
la lumière sans ombre du désert.
Je ne recoudrai pas adroitement
le texte en lambeaux de mon livre,
je laisse fuir les étincelles de la forge
soulevées par le choc du noir métal transparent
jusqu’à la laitance animale du ciel.
Ici l’intimité s’est déjà relogée
dans l’habitat visible,
la solitude extrême est installée
entre les bouquets de cyprès,
dans les bergeries d’amandiers.
Opaque est le fruit bronzé du cactus,
le sabar épineux est doux aux lèvres affamées ;
mais le bois bleu du jeune arbre coriace
suffit seul au regard.
Parce qu’ils sentent poindre
sous la plante du pied la fraîcheur du calcaire,
les corps vibrants sont excellents à voir
quand ils se lancent nus dans le vent sec
ce matin de juillet fermé sur la lumière.
Un échange de feux entre tours solitaires
ne leur apporterait guère plus de clarté.
Où rien ne s’est montré,
là seulement où s’enténèbre
l’apparence impudique d’un visage,
le défaut de la nudité
se masque d’un discours qui tombe de la nue
comme du plomb fondu coulant, le long des rides,
du cuir chevelu chauve
jusque sur la paupière, et rhabille les yeux.
Mais l’intime entracte du meurtre
n’est-il pas rendu inutile ici,
dans la lumière ?
et ne rayonnes-tu pas déjà sur nos lèvres,
soleil en gestation ?
Pourtant
nous refusons.
Délivrance du souffle
Editions Flammarion, 1977
Du même auteur :
L’eau des sombres abysses (03/04/2015)
La clef de l’origine (03/04/2016)
« Entre la terre obscure… » (03/04/2018)
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