Jean-Fernand Brierre (1909 – 1992) : « Je vous ai rencontré…
Je vous ai rencontré dans les ascenseurs
à Paris
Vous vous disiez du Sénégal ou des Antilles.
Et les mers traversées écumaient à vos dents,
hantaient votre sourire,
chantaient dans votre voix comme au creux des rochers.
Dans le plein jour des Champs-Elysées
je croisais brusquement vos visages tragiques.
Vos masques attestaient des douleurs centenaires.
A la Boule-Blanche
ou sous les couleurs de Montmartre,
votre voix,
votre souffle,
tout votre être suintait la joie.
Vous étiez la musique et vous étiez la danse,
mais persistait aux commissures de vos lèvres,
se déployait aux contorsions de votre corps
le serpent noir de la douleur.
A bord des paquebots nous nous sommes parlé.
Vous connaissiez les maisons closes du monde entier,
saviez faire l’amour dans toutes les langues.
Toutes les races avaient pâmé
dans la puissance de vos étreintes.
Et vous ne refusiez la cocaïne ni l’opium
que pour essayer d’endormir
au fond de votre chair la trace des lanières,
le geste humilié qui brise le genou
et, dans votre cœur,
le vertige de la souffrance sans paroles.
Vous sortiez de la cuisine
et jetiez un grand rire à la mer
comme une offrande perlée.
Mais quand le paquebot vibrait
de rires opulents et de joies luxueuses,
l’épaule lourde encore de faix de la journée,
vous chantiez pour vous seul, dans un coin de l’arrière,
vous aidant de la plainte amère du banjo,
la musique de la solitude et de l’amour.
Vous bâtissiez des oasis
dans la fumée d’un mégot sale
dont le goût à celui de la terre à Cuba.
Vous montriez sa route dans la nuit
à quelque mouette transie
égarée dans l’épais brouillard
et écoutiez, les yeux mouillés,
son dernier adieu triste
sur le quai des ténèbres.
Tantôt vous vous dressiez, dieu de bronze à la proue
des poussières de lune aux diamants des yeux,
et votre rêve atterrissait dans les étoiles.
Cinq siècles vous ont vu les armes à la main
et vous avez appris aux races exploitantes
la passion de la liberté.
A Saint Domingue
vous jalonniez de suicidés
et paviez de pierres anonymes
le sentier tortueux qui s’ouvrit un matin
sur la voie triomphale de de l’indépendance.
Et vous avez tenu sur les fonts baptismaux,
étreignant d’une main la torche de Vertières
et de l’autre brisant les fers de l’esclavage,
la naissance à la Liberté
de toute l’Amérique espagnole.
Vous avez construit Chicago
en chantant des blues,
bâti les Etat s-Unis
au rythme des spirituals
et votre sang fermente
dans les rouges sillons du drapeau étoilé.
Sortant des ténèbres,
vous sautez sur le ring :
champion du monde,
et frappez à chaque victoire
le gong sonore des revendications de la race.
Au Congo,
en Guinée,
vous vous êtes dressé contre l’impérialisme
et l’avez combattu
avec des tambours,
des airs étranges
où grondait, houle omniprésente,
le chœur de vos haines séculaires.
Vous avez éclairé le monde
à la lumière de vos incendies.
Et aux jours sombres de l’Ethiopie martyre,
vous êtes accouru de tous les coins du monde,
mâchant les mêmes airs amers,
la même rage,
les mêmes cris.
en France,
en Belgique,
en Italie,
en Grèce,
vous avez affronté les dangers et la mort…
Et au jour du triomphe,
après que des soldats
vous eusses chassé avec René Maran
d’un café de Paris,
vous êtes revenu
sur des bateaux
où l’on vous mesurait déjà la place
et refoulait à la cuisine,
vers vos outils,
votre balai,
votre amertume,
à Paris,
à Alger,
au Texas,
derrière les barbelés féroces
de la Mason Dixon Line
de tous les pays du monde.
On vous a désarmé partout.
Mais peut-on désarmer le cœur d’un homme noir,
Si vous avez remis l’uniforme de guerre,
vous avez bien gardé vos nombreuses blessures
dont les lèvres fermées vous parlent à voix basse.
Vous attendez le prochain appel,
l’inévitable mobilisation,
car votre guerre à vous n’a connu que des trêves,
car il n’est pas de terre où n’ait coulé ton sang,
de langue où ta couleur n’ait été insultée.
Vous souriez, Black Boy,
vous chantez,
vous dansez,
vous bercez les générations
qui montent à toutes les heures
sur les fronts du travail et de la peine,
qui monterez demain à l’assaut des bastilles
vers les bastions de l’avenir
pour écrire dans toutes les langues,
aux pages claires de tous les ciels,
la déclaration de tes droits méconnus
depuis plus de cinq siècles,
en Guinée,
au Maroc,
au Congo,
partout enfin où vos mains noires
ont laissé aux murs de la Civilisation
des empreintes d’amour, de grâce et de lumière…
Black Soul
Editorial Lex, La Havane (Cuba), 1947
Du même auteur : Me revoici, Harlem… (19/11/2015)