Paul Niger (1917 – 1962) : Lune
Lunes
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… Et tout à coup l’explosion de la Pelée ; une boule de feu,
prenant parti de nier la pesanteur, et retombant en hémistiches
foireux comme une stance post-racinienne ; et moi, au creux du
morne de l’autre île, dans une case de bois du Nord, exigeant
comme un insecte en sa fiance… Pourquoi n’ai-je pas crié quand
il en était l’heure, pourquoi n’ai-je pas chanté quand il en était
l’aube ? qui me délivrera du poids des parchemins qui n’ont
jamais dit que mensonges ? Les légendes sont fausses qui m’ont
calomnié et l’histoire qui dit que j’ai tout accepté et que se résolvaient
en danses de rhum bu, en chants de voix d’ivrognes, les méfaits de
la bride au chanfrein et de la cravache sur la croupe. Oui j’ai crié,
oui j’ai chanté et j’ai saigné aussi et je tiendrai un jour, homme de
haute entreprise, un jour souci de rapporter mes refus, mes révoltes
et mes chants d’allégresse, mes cris de mort et mes hurlements de
guerre – car j’ai souvent quitté la case de mes maîtres pour fonder
la cité dictée par mes ancêtres, ô Bochs, ô Saramakas, et plus
souventes fois encor ai-je ânonné les trois syllabes. Il faut rire
de Soulouque mais n’ignorer Capra-la-mort qui donna trois fois
l’assaut à la Crête-à-Pierrot, et furent tués trois chevaux sous lui,
et la quatrième fois l’emporta ; et Delgrès de Saint-Charles, le plus
pur de mes frères, mon maître et mon idole, l’homme entre les
hommes et le père de mes pairs ; et la redoute qui saute avec la
liberté ; et Toussaint dont le Corse eut raison par la seule ruse ;
et la statue de Joséphine l’esclavagiste dont je dis bien qu’elle
sautera quelque jour…
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… Maintenant la lune, aggravée, sur mon toit. La paix du ciel
est sur la terre. Quels sont ces hiéroglyphes cursifs qui soudain
naissent entre mes doigts ? C’est la parole de Schoelcher à Mortenol
le laid, le petit, le bancal, Mortenol, celui qui eut zéro en gymnastique
(et l’on dit pourtant que c’est une race de singe), et Schoelcher disait :
« Vous êtes la conscience et la raison de ma vie. Courage. » Et
Mortenol eut courage jusqu’au moment où il comprit… ô lune
d’égalité…
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Lune qui poudroies sous les pieds des danseuses d’Abomey et
sur les cérémonies du culte des ancêtres tu m’as levé, ce soir, au
tréfonds de la tristesse. Car les hommes, de quelque temps, me
disent des choses tristes. Ils disent, les hommes, que les héros
même sont de toc et ceux qui sont de marbre dur, nul ne les connaît.
Et il y a longtemps qu’ils le disent… Mais il y a peu que je le sais.
C’était une nuit lunaire comme celle-ci, le fleuve en face, et par-delà
l’ennemi. Avez-vous quelquefois passé une nuit de lune mouillée,
sous l’eau, en trou de sable avec les ongles creusés ?... L’attaque,
et bientôt, la fuite… des autres qui furent cités comme héros. Un
seul s’accrocha, un seul rampa non en tournant le dos à, mais
vers, l’ennemi. Si vous allez un jour à Châteauneuf-sur-Loire,
à la dextre du pont, semez en terre quelques fleurs. C’est là qu’il
a trouvé la mort…
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* *
Lune de franchise, voici venu le temps des confessions. Il me
plairait avoir l’une ou l’autre grandeur : l’autorité des mandarins
de pierre au seuil du tombeau des Ming ou le sourire désarmant du
vieux Bouddha de bronze. Pourtant, cette impatience que je me sens
aux dents, est-ce d’avoir subi depuis longtemps le mors…
C’est mon flanc droit qui est atteint par ton invention d’acide
clair, ô lune de mon jardin. J’entends, j’entends déjà la morsure des
manians au bras des filaos. Quelles sont loin aujourd’hui mes transes
hiémales d’hier ! J’écoute, j’écoute monter le flux multiple du termite
dans mes planches de rocco, et je vois des hibiscus l’accusation mauve
d’avoir tourné la tête à leurs avances foliacées…
Nul hiatus dans ma phrase depuis les premiers dits de mes anciens.
Nulle sourdine dans mes cris depuis les notes cuivrées de la trompette
d’Armstrong qui sera, je le sais, au jour du jugement, l’interprète des
douleurs de l’homme. Ni tête de nègres aux sabords, nul orteil aux
haubans, mais ce murmure confus dans la cale chaude et cri d’homme
pendu au mât d’artimon qui ne dit rien qui vaille… Mais moi, je veux
monter dans le grand mât et plus haut que la lune, la grand’voile larguée
et brassés les espars, je veux ouvrir les yeux dans la chambre de veille
(« Filez la brigantine et filer le hunier ») et commander aux pièces de
perforation, aux pièces de chasse et de rupture. Ah ! Seigneur, donnez-
moi la force et le courage de vivre pour qu’ils soient ce que je veux qu’ils
soient. Grands !
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* *
Heures chaudes après midi tant propices aux rêves, habitées quelque
instant par l’insistance d’une guêpe ambitieuse, ce n’est pas de merveille
si j’aime vous chanter ; que pensez-vous, pourtant, au prix d’une lune
pareille ? Le reflux, à cette heure, coule au pied des grands teks ;
reverrai-je jamais le groupe de Carpaux aux portes de l’Opéra et le
fourmillement des mantes opalées ? Lune de hautbois et de flûtes ridée
par toutes ondes de tam-tam vertes, que me voilà seul à présent, et, tel
homme de guerre, sans vrais amis ! Ton règne, hélas ! ô lune de raison,
va déchoir sur le monde démesuré mais, puisque, parcourus lagunes et
déserts, te voilà maintenant aux bords occidentaux, dis-leur là-bas, que
je veille…
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Et mon âme rechute en débauche d’espoir…
(1945).
In, « Léopold Sédar Senghor : Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française »,
Presses Universitaires de France, 1948
Du même auteur : Je n’aime pas l’Afrique (30/10/2015)