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Le bar à poèmes
30 octobre 2015

Paul Niger (1917 – 1962) : Je n’aime pas l’Afrique

     

136[1]

 

Je n’aime pas l’Afrique

 

     « J’aime ce pays, disait-il, on y trouve nourriture, obéissance,

poulets à quatre sous, femmes à cent, et « bien Missié » pour pas

plus cher.

     Le seul problème, ajoutait-il, ce sont les anciens tirailleurs et

les métis et les lettrés qui discutent les ordres et veulent se faire

élire chefs de village. »

 

     Moi, je n’aime pas cette Afrique-là.

 

        L’Afrique des « naya » (1)

        L’Afrique des « makou » (2)

        L’Afrique des « a bana » (3)

        L’Afrique des yesmen et des beni-oui-oui.

        L’Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce

le réveil de la botte.

     L’Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitulation

de la dysenterie, de la peste,  de la fièvre jaune et des chiques (pour ne

pas dire de la chicotte).

     L’Afrique de « l’homme du Niger », L’Afrique des plaines désolées.

     Labourées d’un soleil homicide, l’Afrique des pagnes obscènes et

des muscles noués par l’effort du travail forcé.

     L’Afrique des négresses servant l’alcool d’oubli sur le plateau de

leurs lèvres.

     L’Afrique des boys suceurs, des maîtresses de douze ans, des seins

au balancement rythmé de papayes trop mûres et de ventres ronds

comme une calebasse en saison sèche.

     L’Afrique des Paul MORAND et des André DEMAISON.

 

     Je n’aime pas cette Afrique-là.

 

     Dieu, un jour descendu sur la terre, fut désolé de l’attitude

des créatures envers la création. Il ordonna le déluge, et germa,

 de la terre resurgie, une semence nouvelle.

     L’arche peupla le monde et lentement

     Lentement

     L’humanité monta des âges sans lumière aux âges sans repos.

 

     Il avait oublié l’Afrique.

 

     Christ racheta l’homme mauvais et bâtit son Eglise à Rome.

     Sa voix fut entendue dans le désert. L’Eglise sur la Société,

la Société sur l’Eglise, l’une portant l’autre

    Fondèrent la civilisation où les hommes, dociles à l’antique

Sagesse,  pour apaiser les anciens dieux, pas morts

     Immolèrent tous les dix ans quelques millions de victimes.

 

     Il avait oublié l’Afrique

 

     Mais quand on s’aperçut qu’une race (d’hommes ?)

     Devait encore à Dieu son tribut de sang noir, on lui fit un

rappel.

     Elle solda.

     Et solde encore, et lorsqu’elle demanda sa place au sein de

l’oecumène, on lui désigna quelques bancs. Elle s’assit. Et

s’endormit.

     Jésus étendit les mains sur ces têtes frisées, et les nègres

furent sauvés.

 

     Pas ici-bas, bien sûr.

 

     Mais le royaume du ciel aux simples étant ouvert, ils y

entrèrent en foule, et la Parole rapporte que, pour achever le

miracle et laver pour toujours les noirs de l’originel péché, ils

sont là-haut transformés en blanc, pour que l’on ne voit pas

(sauf dans les films américains) d’anges ni de saints noirs.

     Et c’est depuis ce temps que, semblable aux orties, la race

nègre encombre les moissons d’âmes.

     Et pousse ses surgeons partout où quelque faux s’apprête à

séparer la vie de la terre étrangère.

 

     Partout

     où des pécheurs doivent être sauvés et des grâces rendues

     Partout

     où le sang de l’homme doit racheter les faiblesses de la chair

de l’homme

     Partout où il faut peiner

     Partout bêcher

     Partout où la sueur et le sang ont fondé les sept piliers

     Là où l’on meurt

     Là où l’on tue

     Danse, comme un feu follet aux flancs d’un morne vert

     Là où il faut que soient pour le rythme du monde des bottes

cirées et des ascenseurs proférés

     Comme une prière au ciel.

 

        Et Dieu dit : « C’est bien !»

 

     Car pour être une race de feignants, ça, c’est une race de

feignants.

     Je leur en foutrai, moi, la paix nazaréenne

     Jusqu’à ce qu’ils en crèvent.

     Et je leur en mettrai, moi, des croix dans le derrière.

     des blanches

     des rouges

     des bleues et des trois couleurs ensemble pour n’en pas oublier

     des en pierre

     des en bois

     des romaines, des gammées, des lorraines jusqu’à ce qu’ils en

voient des étoiles.

 

     Et les ferait monter par des sentiers arides jusqu’à la porte

étroite

     Et les laisserait dehors pour qu’ils blanchissent au soleil

     Et ceux qui ne seraient pas dignes d’être élus, je m’en vais

les commettre au Mahomet ».

     Et Balthazar

     Et Melchior dirent : « C’est bien, que votre volonté soit

faite et non la nôtre pour l’éternité. »

 

     Et voici : Mélanie, la vieille bonne, tous les matins que

Dieu fait, s’en va, clopinant, porter son petit cierge sur l’autel

de ses péchés rédimés, prier pour le salut de l’âme de ses frères

inconscients, et que règne la paix sur la terre des hommes.

 

     Mais, moi, je n’aime pas cette Afrique-là.

 

     L’Afrique des scorpions blancs mordant leur queue de sable

     L’Afrique de la brousse étalée en une houle épithéliale

     L’Afrique à la terre ocre du sang des martyrs délavés

     L’Afrique de la barre ceinte ainsi qu’un pendu qui fermente

     Pour punir le crime de viol de la corde et des fagots

     L’Afrique recroquevillée en souffrances non feintes

     L’Afrique des plaines où poussent les seuls obis de mon

enfance

     L’Afrique des cactées boxant les baobabs rasés de près

     L’Afrique des deux justices et d’un seul crime.

 

     Non, je n’aime pas cette Afrique-là.

 

     Et c’est à moi maintenant d’interroger :

     Que répondras-tu à ton Dieu au jour du Jugement

     Quand il te demandera : « Qu’as-tu fait de mon peuple ? »

     J’ai confié des hommes à des hommes pour leur enseigner

l’amour, et voici que l’écume de haine a mordu comme acide

sur la terre.

     As-tu fait paître mon troupeau l’herbe dure des sommets ?

     J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes

     et non loups

     et non brebis

     et non serpents

     et non caméléons.

     J’ai voulu une terre où la terre soit nourricière où la semence  

soit semence

     où la moisson soit faite avec la faux de l’âme

     une terre de Rédemption et non de Pénitence

     un sol de tiges vertes et de troncs droits où l’homme porte

sans faiblir la gravité des étoiles.

     Es-tu digne de laver les pieds nus de mon peuple ?

 

     Réponds ! »

 

     Que lui répondras-tu, et lui répondras-tu ?

 

     Dans quelle ombre herbeuse cacheras-tu les pieds, les pieds

gras du lépreux que tu n’as pas touchés

     Et les ventres des femmes que tu n’as pas aimées mais violées ?

     Dans quel fleuve, dans quelle mer laveras-tu le sang noir du

fiévreux que tu n’as pas guéri ?

     Dans quel lit, dans quels draps berceras-tu les songes du

sommeilleux séchant aux caves de l’oubli ?

     Ah ! mains tordues du baobab s’agrippant aux nuages et le

lion extirpant une réponse à la biche !

     Que diras-tu de ceux qui ne savent pas l’alphabet de la vie ?

     Ainsi que morts voguant à la face des eaux

     Que diras-tu à ceux qui par ta faute ont bu tous les mirages

de l’esprit ?

 

     Car c’est à toi maintenant d’interroger.

     Que me répondras-tu, ce soir, où j’ai pu voir les ombres de la

nuit autour de moi rôder ainsi que ceux qui ne doivent pas voir le

jour ?

     Oui, pour venir ici, j’ai longtemps fréquenté le serpent nu des

sables en fuite vers ailleurs.

     L’amour avait construit des stalactites d’or dans les avenues de

mon cœur.

     Le tropique soufflant aux gorges de mon être, fondaient

     Fondaient les fraîches reliques du passé

     Et j’inventais toujours d’autres palétuviers…

 

     Je voyais dans ses plaines, je lisais dans ses sables que l’Afrique

voulait être une terre de grandeur

     Je voyais dans ses hommes, je lisais dans ses villes que l’on en

avait fait une terre de misère.

     Et puis j’ai dû marcher sur la cendre des cases

     Et puis j’ai dû gémir sur le ventre des femmes

     Et puis j’ai dû coucher sur la terre étrangère, la terre qui fut mienne.

     Une troupe de morts se levait parmi tout pour lacérer ma veste et

maudire mon nom

     Et j’ai dû écarter ces fantômes naïfs

     Et puis j’ai dû gratter l’écorce de leur vie, chercher dans les puits

noirs où gît la claire hérédité le long frémissement de la houle essentielle,

et toujours cette quête qui dévorait mon sang…

     Car, je les entendais, hélas ! m’interroger. Mon Dieu, répondras-tu

pour moi et leur parleras-tu ?

 

     Ô Dieu qui fût mon Dieu !

 

     Ces âmes vives là-bas ont glissé dans la vie leurs dents rêches,

là-bas ont mordu dans tes fruits et le ver du péché, locataire de leur

chair, creuse, en sournois efforts, des galeries dans leur os où j’entends

résonner le rire obscène de Satan.

     Tu baisses les paupières, tu te drapes de brumes, toi complice ?

et voleur d’âmes ?

     Tu me laisses aujourd’hui t’insulter sans vengeance.

 

     C’est donc vrai, sinon tue-moi !

 

     Tu peux m’enjoindre de prier, tu peux me voler maa parole, tu

peux m’ordonner d’espérer, tu ne peux m’empêcher de mourir ni

de vomir mon impuissance devant ta face blême.

     L’odeur de mes tripes te fais tourner la tête, dis ?

     Mais tu ne peux laver tes mains de mon sang vert, car j’ignore 

ton nom et dresse mes autels à un Dieu inconnu encore…

     Ecoute : le tam-tam s’est tu ; le sorcier peut-être a livré son secret

     Le vent chaud des savanes apporte son message.

     L’hippocampe déjà m’a fait un signe de silence.

 

     L’Afrique va parler.

 

     Car c’est à elle maintenant d’exiger :

  

     « J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes

     et non loups

     et non brebis

     et non serpents

     et non caméléons.

 

     J’ai voulu une terre où la terre soit terre

     Où la semence soit semence

     Où la moisson soit faite avec la faux de l’âme, une terre de

Rédemption et non de Pénitence, une terre d’Afrique.

     Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue

     J’ai appris à compter en goutes de mon sang, et je reprends

les dits des généreux prophètes

     Je veux que sur mon sol de tiges vertes l’homme droit porte

enfin la gravité du ciel. »

 

     Et lui ne réponds pas, il n’en est plus besoin, écoute ce pays

en verve supplétoire, contemple tout ce peuple en marche

promissoire,  l’Afrique se dressant à la face des hommes sans haine,

sans reproches, qui ne réclame plus mais affirme.

     Il est encore des bancs dans l’Eglise de Dieu

     Il est des pages blanches aux livres des Prophètes,

     Aimes-tu l’aventure, ami ? Alors regarde

     Un continent s’émeut, une race s’éveille

     Un murmure d’esprit fait frissonner les feuilles

     Tout un rythme nouveau  va térébrer le monde

     Une teinte inédite peuplera l’arc-en-ciel

     Une tête dressée va provoquer la foudre.

 

     L’Afrique va parler.

 

     L’Afrique d’une seule justice et d’un seul crime

     Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes

     Le crime de lèse-Afrique

     Le crime contre ceux qui portent quelque chose.

 

     Quoi ?

 

     un rythme

     une onde dans la nuit à travers les forêts, rien – ou une

âme nouvelle

     un timbre

     une intonation

     une vigueur

     un dilatement

     une vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans

sa marche un vieux cœur endormi, lui prends la taille et vrille

     et tourne

     et vibre encore, dans les mains, dans les reins, le sexe, les cuisses

et le vagin, descend plus bas

     fait claquer les genoux, l’article des chevilles, l’adhérence des pieds,

ah ! cette frénésie qui me suinte du ciel.

     Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux le peuple

du désert, un courage sans prix, une âme sans demande, un geste sans

secousse dans une chair sans fatigue.

 

     Tâter à ma naissance le muscle délivré et refaire les marches des

premiers conquérants

     Immense verdoiement d’une joie sans éclats

     Intense remuement d’une peine sans larmes

     Initiation subtile d’un monde parachevé dans l’explosion d’or

des cases, voilà, voilà, le sort de nos âmes chercheuses, et vous

voulez encor vous épargner tout ca ?

 

     Allons, la nuit déjà achève sa cadence

     J ‘entends chanter la sève au cœur du flamboyant…

                                                                                            (1944) 

In, « Léopold Sédar Senghor : Anthologie de la nouvelle poésie

nègre et malgache de langue française »,

Presses Universitaires de France, 1948

 

Du même auteur : Lune (30/10/2016)  

 

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