François Villon (1431 – 1463) : Le testament (I à XLI)
Le testament
(I à XLI)
1
En l'an trentième de mon âge
Que toutes mes hontes j'eus bues,
Ne du tout fol, ne du tout sage,
Non obstant maintes peines eues,
Lesquelles j'ai toutes reçues
Sous la main Thibaut d'Aussigny...
S'evêque il est, seignant (*) les rues, *bénissant
Qu'il soit le mien je le regny!
2
Mon seigneur n'est ne mon evêque;
Sous lui ne tiens, s'il n'est en friche (*);
(*) Sous lui je ne tiens fief, sinon en friche
Foi ne lui dois n'hommage avecque;
Je ne suis son serf ne sa biche.
Pû (*) m'a d'une petite miche *nourri
Et de froide eau tout un été.
Large ou étroit, mout me fut chiche:
Tel lui soit Dieu qu'il m'a été.
3
Et s'aucun me vouloit reprendre
Et dire que je le maudis,
Non fais, se bien le sait comprendre,
En rien de lui je ne médis.
Veci tout le mal que j'en dis:
S'il m'a été miséricors,
Jésus, le roi de paradis,
Tel lui soit à l'âme et au corps!
4
Et s'été m'a dur et cruel
Trop plus que ci ne le raconte,
Je veuil que le Dieu eternel
Lui soit donc semblable à ce compte…
Et l' Eglise nous dit et conte
Que prions pour nos ennemis !
Je vous dirai: "J'ai tort et honte,
Quoi qu'il m'ait fait, à Dieu remis!"
5
Si prierai pour lui de bon cœur,
Par l’âme du bon feu Cotard !
Mais quoi ! ce sera donc par cœur,
Car de lire je suis fétard (*) (*) paresseux
Prière en ferai de Picard (*) ; (*) qu’on entend pas
S’il ne le sait, voise l’apprendre,
S’il m’en croit, ains (*) à qu’il soit plus tard, (*) avant
A Douai ou à Lille en Flandre !
6
Combien, se ouïr veut qu’on prie
Pour lui, foi que dois mon baptême !
Obstant (*) qu’à chacun ne ne le crie, (*) quoique
Il ne faudra pas à son ême (*)
(*) ne se trompera pas dans son calcul
Ou Psautier prends, quand suis à même,
Qui n’est de bœuf ne cordouan,
Le versetécrit septième
Du psëaume Deus laudem.
7
Si prie au benoît fils de Dieu,
Qu'à tous mes besoins je réclame,
Que ma pauvre prière ait lieu
Vers lui, de qui tiens corps et âme,
Qui m'a préservé de maint blâme
Et franchi (*) de vile puissance, (*) affranchi
Loué soit il, et Notre Dame,
Et Loïs, le bon roi de France !
8
Auquel doint Dieu l’heur de Jacob
Et de Salmon l’honneur et gloire
(Quant de proesse, il en a trop,
De force aussi, par m’âme, voire !)
En ce monde ci transitoire,
Tant qu’il a de long et de lé (*) (*) large
Afin que de lui soit mémoire,
Vivre autant que Mathusalé !
9
Et douze beaux enfants, tous mâles,
Voire de son cher sang royal,
Aussi preux que le fut le grand Charles
Conçus en son ventre nuptial,
Bons comme fut saint Martial !
Ainsi en preigne (*) au feu dauphin ! (*) advienne
Je ne lui souhaite d’autre mal,
Et puis le Paradis en la fin.
10
Pour ce que foible je me sens
Trop plus de biens que de santé,
Tant que je suis en mon plein sens,
Si peu que Dieu m'en a prêté,
Car d'autre ne l'ai emprunté,
J'ai ce Testament très estable
Fait, de dernière voulenté,
Seul pour tout et irrévocable.
11
Ecrit l'ai l'an soixante et un,
Que le bon roi me délivra
De la dure prison de Meun,
Et que vie me recouvra,
Dont suis, tant que mon cueur vivra,
Tenu vers lui m'humilier,
Ce que ferai tant qu'il mourra:
Bienfait ne se doit oublier.
12
Or, est vrai qu'après plaints et pleurs
Et angoisseux gémissements,
Après tristesses et douleurs,
Labeurs et griefs (*) cheminements, (*) pénibles
Travail (*) mes lubres (**) sentements, (*) souffrance, (**) pénibles, instables
Aiguisés comme une pelote,
M'ouvrit plus que tous les comments
D'Averroÿs sur Aristote.
13
Combien qu'au plus fort de mes maux,
En cheminant sans croix ne pile (*), (*) argent
Dieu, qui les pèlerins d'Emmaus
Conforta, ce dit l'Evangile,
Me montra une bonne ville
Et pourvut du don d'espérance;
Combien que, pécheur, soië vile,
Rien ne hait que persévérance.
14
Je suis pécheur, je le sais bien;
Pourtant ne veut pas Dieu ma mort,
Mais convertisse et vive en bien,
Et tout autre que péché mord.
Combien qu'en péché soie mort,
Dieu vit, et sa miséricorde,
Se conscience me remord,
Par sa grâce pardon m'accorde.
15
Et, comme le noble Romant
De la Rose dit et confesse
En son premier commencement
Qu'on doit jeune cœur en jeunesse,
Quand on le voit vieil en vieillesse,
Excuser, hélas! il dit voir ;
Ceux donc qui me font telle presse
En murté (*) ne me voudroient voir. (*) maturité
16
Se, pour ma mort, le bien publique
D'aucune chose vausit (*) mieux, (*) valût
A mourir comme un homme inique
Je me jugeasse, ainsi m'ait (*) Dieus ! (*) m’aide
Griefs ne fais à jeunes ni vieux,
Soie (*) sur pieds ou soie en bière: (*) que je sois
Les monts ne bougent de leurs lieux
Pour un pauvre, n'avant n'arrière.
17
Ou temps qu'Alixandre régna,
Un hom nommé Diomédès
Devant lui on lui amena,
Engrillonné pouces et dès (*) (*) doigts
Comme un larron, car il fut des
Ecumeurs que voyons courir;
Si fut mis devant ce cadès (*) (*)juge, capitaine
Pour être jugé à mourir.
18
L'empereur si l'araisonna:
"Pour quoi es tu larron en mer?"
L'autre réponse lui donna:
"Pour quoi larron me fais clamer?
Pour ce qu'on me voit écumer
En une petiote fuste (*)? (*) bateau long et étroit, construit pour la course
Se comme toi me pusse armer,
Comme toi empereur je fusse.
19
"Mais que veux tu ? De ma fortune
Contre qui ne puis bonnement,
Qui si faussement me fortune (*) (*) m’accable
Me vient tout ce gouvernement.
Excuse moi aucunement,
Et sache qu'en grand pauvreté,
Ce mot se dit communément,
Ne gît pas grande loyauté."
20
Quand l'empereur ot remiré (*) (*) médité
De Diomedès tout le dit:
"Ta fortune je te muerai
Mauvaise en bonne", si lui dit.
Si fit il. Onc puis ne médit
A personne, mais fut vrai homme,
Valère pour vrai le baudit (*), (*) donne
Qui fut nommé le grand à Rome.
21
Se Dieu m'eût donné rencontrer
Un autre piteux (*) Alixandre (*) qui éprouve de la pitié
Qui m'eût fait en bon heur entrer,
Et lors qui m'eût vu condescendre
A mal, être ars (*) et mis en cendre (*) brûlé
Jugé me fusse de ma voix.
Nécessité fait gens méprendre
Et faim saillir le loup du bois
22
Je plains le temps de ma jeunesse
Ouquel j'ai plus qu'autre galé (*) (*) me suis amusé
Jusques a l'entrée de vieillesse
Qui son partement (*) m'a celé. (*) départ
Il ne s'en est à pied allé
N'a cheval: hélas! comment don ?
Soudainement s'en est volé
Et ne m'a laissé quelque don.
23
Allé s'en est, et je demeure,
Pauvre de sens et de savoir,
Triste, failli (*), plus noir que meure (**), (*) découragé, (**) mûre
Qui n'ai ne cens, rente n'avoir;
Des miens le mendre (*), je dis voir (**), (*) le moindre, (**) vrai
De me désavouer s'avance,
Oubliant naturel devoir
Par faute d'un peu de chevance (*). (*) ressources
24
Si ne crains avoir dépendu (*) (*) dépenser
Par friander ne par lécher (*); (*)vivre dans le plaisir
Par trop amer n'ai rien vendu
Qu'amis me puissent reproucher,
Au moins qui leur coûte mout cher.
Je le dis et ne crois médire;
De ce je me puis revencher (*): (*) défendre
Qui n'a méfait ne le doit dire .
25
Bien est verté que j'ai amé
Et ameroie voulentiers;
Mais triste cœur, ventre affamé
Qui n'est rassasié au tiers
M'ôte des amoureux sentiers.
Au fort, quelqu'un s'en récompense (*),
(*) Après tout qu’il en profite
Qui est rempli sur les chantiers (*) !
(*) Qui a le ventre plein !
Car la danse vient de la panse.
26
Hé ! Dieu, si j'eusse étudié
Ou temps de ma jeunesse folle,
Et a bonnes mœurs dédié,
J'eusse maison et couche molle.
Mais quoi? je fuyoië l'école,
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole
A peu que le cœur ne me fend
27
Le dit du Sage trop le fis
Favorable, (bien en puis mais!)
Qui dit: "Ejouis toi, mon fils,
En ton adolescence." mais
Ailleurs sert bien d'un autre mets,
Car "jeunesse et adolescence",
C'est son parler, ne moins ne mais,
"Ne sont qu'abus et ignorance."
28
"Mes jours s'en sont allés errant
Comme, dit Job, d'une touaille (*) (*) pièce de toile
Font les filets, quand tisserand
En son poing tient ardente paille."
Lors, s'il y a nul bout qui saille,
Soudainement il le ravit.
Si ne crains plus que rien m'assaille.
Car à la mort tout s'assouvit.
29
Ou sont les gracieux gallants
Que je suivoie au temps jadis,
Si bien chantants, si bien parlants,
Si plaisants en faits et en dits?
Les aucuns sont morts et roidis,
D'eux n'est il plus rien maintenant:
Repos aient en Paradis,
Et Dieu sauve le remenant (*)! (*) le reste
30
Et les autres sont devenus,
Dieu merci! grands seigneurs et maîtres;
Les autres mendient tous nus
Et pain ne voient qu'aux fenêtres;
Les autres sont entrés en cloîtres
De Célestins ou de Chartreux,
Bottés, housés (*) com pêcheurs d'oîtres (**): (*) bottés, (**) huîtres
Voyez l'état divers d'entre eux.
31
Aux grands maîtres doint Dieu bien faire,
Vivants en paix et en requoi (*); (*) repos
En eux il n'y a que refaire,
Si s'en fait bon taire tout coi.
Mais aux pauvres qui n'ont de quoi,
Comme moi, doint Dieu patience!
Aux autres ne faut (*) qui ne quoi, (*) manque
Car assez ont, vin et pitance.
32
Bons vins ont, souvent embrochés (*), (*) mis en perce
Sauces, brouets et gros poissons,
Tartes, flans, œufs frits et pochés,
Perdus et en toutes façons.
Pas ne ressemblent les maçons
Que servir faut à si grand peine:
Ils ne veulent nuls échansons,
De soi verser chacun se peine.
33
En cet incident (*) me suis mis (*) disgression
Qui de rien ne sert à mon fait ;
Je ne suis juge, ne commis
Pour punir m’absoudre méfait :
De tous suis le plus imparfait
Loué soit le doux Jésus Christ !
Que par moi leur soit satisfait (*) ! (*) leur soit fait amende honorable
Ce que j’ai écrit est écrit.
34
Laissons le moutier (*) où il est ; (*) église
Parlons de chose plus plaisante :
Cette matière à tous ne plaît,
Ennuyeuse et déplaisante.
Pauvreté, chagrine et dolente,
Toujours dépiteuse (*) et rebelle, (*) méprisante
Dit quelque parole cuisante
S’elle n’ose, si le pense elle.
35
Pauvre je suis de ma jeunesse,
De pauvre et de petite extrace.
Mon père n'ot onc grand richesse,
Ne son aïeul, nommé Orace ;
Pauvreté tous nous suit et trace;
Sur les tombeaux de mes ancêtres,
Les âmes desquels Dieu embrasse!
On n'y voit couronnes ni sceptres.
36
De pauvreté me garmentant (*), (*) me lamentant
Souventes fois me dit le cœur :
"Homme, ne te doulouse (*) tant (*) plaint
Et ne démène tel douleur,
Se tu n'as tant qu'eut Jacques Cœur:
Mieux vaut vivre sous gros bureau (*) (*) étoffe de bure
Pauvre, qu'avoir été seigneur
Et pourrir sous riche tombeau!"
37
Qu'avoir été seigneur! . . . Que dis?
Seigneur, las! et ne l'est il mais?
Selon les davitiques dits,
Son lieu ne connaîtra jamais.
Quant du surplus, je m'en démets:
Il n'appartient a moi, pécheur;
Aux théologiens le remets,
Car c'est office de prêcheur.
38
Si ne suis, bien le considère,
Fils d'ange portant diadème
D'étoile ni d'autre sidere (*). (*) astre
Mon père est mort, Dieu en ait l'âme!
Quant est du corps, il git sous lame (*) (*) dalle funéraire
J'entends que ma mère mourra,
Et le sait bien la pauvre femme,
Et le fils pas ne demourra.
39
Je connois que pauvres et riches,
Sages et fous, prêtres et lais (*), (*) laïques
Nobles, vilains, larges (*) et chiches, (*) généreux
Petits et grands, et beaux et laids,
Dames a rebrassés collets (*), (*) cols bordés de fourrure
De quelconque condition,
Portant atours et bourrelets (*), (*) sortes de coiffure
Mort saisit sans exception
.
40
Et meure Paris ou Hélène,
Quiconque meurt, meurt à douleur
Telle qu'il perd vent et haleine;
Son fiel se crève sur son cœur,
Puis sue, Dieu sait quelle sueur!
Et n'est qui de ses maux l'allège:
Car enfant n'a, frère ne sœur
Qui lors vousit être son pleige (*). (*) caution
41
La mort le fait frémir, pâlir,
Le nez courber, les veines tendre,
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes (*) et nerfs croître et étendre. (*) articulations
Corps fémenin, qui tant es tendre,
Poly, souef (*), si précieux, (*) suave, doux
Te faudra il ces maux attendre?
Oui, ou tout vif aller ès cieux.
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Poésies complètes
Edition établie par Robert Guiette
Librairie Gallimard et Librairie Générale Française
(Le livre de poche),1964
Du même auteur :
La ballade des pendus (18/10/2015)
Le débat du cœur et du corps de Villon (18/10/2017)
Ballade des Dames du temps jadis (18/10/2018)
Les regrets de la belle heaumière (18/10/2019)
Ballade du concours de Blois (18/10/2020)
Epitre à mes amis (18/10/2021)
Ballade de la belle heaumière aux filles de joie (18/10/2022)
Ballade de la grosse Margot (18/10/2023)
Ballade finale (18/10/2024)