Salmon Mony de Boully (1904 – 1968) : les Moyens de l’Être
Les Moyen de l’Être
Pour Mme Richard Wallace
C’était une tumeur épaisse dans le ventre de la terre
La rage charnelle des enfants venus au monde avec un crâne vide
De cerveau qui pend dénudé à leur nuque
Les femelles des Origines au seul cratère à la fois sexe et cloaque
Les ramassis de cheveux d’ongles d‘os et de cartilages
Les moles mystérieux engendrés par le Mauvais Œil des sorcières
sourcilleuses
Ou conçus par miracle dans le flanc des vierges immaculées
Et tous ceux qui sont nés sans cœur sans poumons sans rate sans reins
sans foie
Sans bras sans jambes
Décapités
Et pourtant aussi proches que cet être dont je retrace l’itinéraire éperdu
Sur les Voies éreintés par la migration perpétuelle des mânes
Revêtu de la Splendeur hautaine qui le rend semblable à ses semblables
Stupéfait par ce brasier intérieur qui le consume et l’éclaire
O larvés impondérables
Il est la toupie tourbillonnante que petit garçon il fouettait
Jusqu’à perdre haleine
Il est plus ancien que le soleil plus jeune que son père qui lui affligeait des
Punitions formidables quand ses chaussures étaient usées
Et le faisait agenouiller des après-midis entières sur un tas de grains de
mais
Quand il s’écorchait la peau des genoux en tombant par mégarde à terre
Un voisin marchand de tabac qui n’était pas son parent mais qu’il appelait
« Oncle »
Le prit un jour à part dans sa boutique balsamée par la sécheresse de l’herbe
sainte
Et lui dit :
« Il faut que tu saches la vérité tu n’es plus un enfant dans une huitaine
tu auras 13 ans révolus
« Ecoute-moi bien et retiens attentivement mes paroles
« Tu n’es pas le fils de ce Chef dont tu porteras le joug jusqu’à la mort
de l’un de vous deux
« Ta mère était enceinte de toi fille-mère avant d’avoir connu ton faux-
père futur
« Et personne personne dans la ville ne soupçonne l’illicite amour dont
tu es le fruit pourrissant
« O mon fils Bien-Aimé mon Maître tout-puissant
« Voici une livre du meilleur tabac je sais que tu fumes en cachette »
L’égoïste prière machinalement chuchotée la Jeune Fille glissait parmi
les draps frais
De son lit de fer haut sur pieds
Et s’endormait dans le noir de la chambre où elle fermait chaque soir
avant de se coucher
Les volets aux fenêtres
Ayant entendu parler des somnambules que la lune soulève comme une
marée humaine
Vers le clair péril des précipices au bord glissant des toits protecteurs
Une nuit de mai
Un accès subit de fièvre un tremblement de terre au sein du corps
Fit éclore et germer le délire enfoui dans les bas-fonds de ses entrailles
Elle avait peur de poser les yeux sur son buste si tendre dans les miroirs
Tellement était perçant son regard de métal en fusion
Et la vaisselle de cuivre séchant en plein soleil dans l’herbe bleuâtre
du jardin
Si terne auprès de ses prunelles
Où les larmes s’évaporaient sitôt apparues avec un frou-frou de soie
froissée
La maison des siens fondit dans ce feu comme un morceau de sucre
dans l’eau bouillante
Toute la ville s’émietta en une poussière fine mêlée à de la neige lunaire
Mais à quoi bon ! Par un de ses énormes tours d’escamotage
Le jour naissant anéantit de fond en comble les Merveilles qu’enfanta
la lumière des ténèbres
Tous les murs de la ville se redressèrent tels qu’on les avait bâtis
Dans le but d’abriter le peuple des attaques de folie
Qui font sauter le monde
N’y tenant plus
La Jeune Fille s’élança vers les rideaux baissés qu’elle arracha des
tringles avec le poids
De tout son corps
Brisant les vitres ses mains gantées de sang
Essayèrent en vain d’ouvrir les volets les tirant au lieu de les pousser
Hélas ! elle ne vit point la dernière aube de sa vie brisée comme ces vitres
derrière des volets clos
Elle se recoucha croyant enfin pouvoir s’assoupir
Mais en vain se retournait-elle de tous les côtés pour s’endormir sans mourir
Le Souffle et la Splendeur hautaine délaissaient à jamais cet enfant
Quand la mère apportant un bol de lait voulut comme d’habitude embrasser sa
fille
Pour la réveiller
Algues nébuleuses rejetées par les vagues du Pacifique déroulé au-dessus de
nos têtes
Là-haut là-haut sur les grèves où les limbes attendent
Pierres butant contre tes pas menacés par une espèce de nœud-coulant je ne
vois rien d’autre
Visages taillés à coups de hache bouches sérieuses traces intactes de la lame
O visage insaisissable tantôt rose sauvage tantôt bouse de vache tantôt disque
de feu
Yeux méchants des gamins écrasant avec des briques un crapaud croupissant
au fond d’un puits
Et sut les faces impassibles la transparence de l’âme aux prises avec la
décomposition
Si tu cassais ces pierres de chacune une luciole s’envolerait étincelle ailée
Là-haut jeter le harpon parmi les astres monotones
Filets pleins d’algues plus phosphorescentes que celles de nos rivages
Des pyramides plus hautes que celles de nos déserts s’élèvent
Des pyramides d’étoiles s’écroulent comme les échafaudages de pastèques
sur le marché
Où enfant tu marchais chargé de provisions accompagnant la bonne qui
marchandait âprement
Les victuailles
Et proférait d’horribles blasphèmes que reprenait textuellement ta douce
voix cristalline
Passé présent avenir où sont-ils passés
Ici est Nulle-part et Là-haut est Ceci et Avant est Au-delà
Runes amères gravées d’une main malfaisante au faîte rocheux des
escarpements
Et celles tracées par les magiciennes sur les feuilles d’arbre médicinales
Cordon ombilical coupé tige de fleur parlante
Chrysolithe octogone très précieux pour qui veut changer de sexe lors
de sa renaissance
Gosse tu brisais tes jouets mécaniques pour voir ce qu’il y a dedans
Adolescent tu frappais à toutes les portes sans en franchir le seuil rien
que pour les faire bailler
Jeteurs de sort scaphandriers souterrains chercheurs d’or potable
Homme morts d’amour ! Dans le vaste crématoire de la ville tiédissent
les cendres du Mort-Né
Et les lourdes nuits tumescentes font baver les chiens errants qui ont
perdu le flair
Quelles rides encore creuses sur le front des souvenirs avaleurs
Ta vie est pour ainsi dire manquée
Ecraseurs de crapauds et de têtes de serpents chasseurs de mouches
justiciers misérables
Des Zones Inférieures
Reptiles à écailles à venin évanouissantes bêtes grises des cauchemars de
Dieu
Agglutineurs de cadavres venez goûter à la viande livide de nos boucheries
Poissons volants oiseaux nageants arbres à sang plantes carnivores syrènes
chantantes
Femmes à barbe hommes à mamelles mangeurs de verre vomisseurs de
chenilles
Voie mauvaise éreintée par la migration perpétuelle des mânes
O sérénissime Moyen de l’Être ô larves impondérables
Dévêtu de la splendeur hautaine qui te rend semblable à tes semblables
Superbe pont de perdition arc-en-ciel noir de sang arc-bouté voûté
Comme un fœtus dans le ventre gros de la terre
Revue « Le grand jeu, N°III, Automne 1930 »
3, Cour de Rohan, Paris, 1930
Du même auteur : Er l’Arménien (25/08/2015)