Francis Ponge (1899 – 1998) : Le savon
Le Savon
(…)
Il n’est dans la nature, rien de comparable au savon. Point de
galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos
doigts, si vous avez réussi à l’y maintenir en l’agaçant avec la dose
d’eau convenable, soit une bave aussi volumineuse et nacrée, consiste
en tant de grappes de pléthoriques bulles.
Les raisins creux, les raisins parfumés du savon.
Agglomérations.
Il gobe l’air, gobe l’eau tout autour de vos doigts.
Bien qu’il repose d’abord, inerte et amorphe dans une soucoupe, le
pouvoir est aux mains du savon de rendre consentantes, complaisantes
les nôtres à se servir de l’eau, à abuser de l’eau dans ses moindres détails.
Et nous glissons ainsi des mots aux significations, avec une ivresse
lucide, ou plutôt une effervescence, une irisée quoique lucide ébullition
à froid, d’où nous sortons d’ailleurs les mains plus pures qu’avant le
commencement de cet exercice.
*
Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible,
compliquée.
Elle a une sorte de dignité particulière.
Loin de prendre plaisir (ou au moins de passer son temps) à se faire
rouler par les forces de la nature, elle leur glisse entre les doigts, y fond à vue
d’œil, plutôt que de se laisser rouler unilatéralement par les eaux.
(…)
Le Savon
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
L’huître (05/06/2014)
Le cageot (06/06/2015)
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