Claude Vigée (1921 - 2020) : la clef de l’origine
La clef de l’origine
Celui qu'a terrassé la violence
N'est-il pas retranché pour toujours de lui-même ?
Pèlerin du soleil aux trousses de son ombre,
Renaîtra-t-il, errant combien d'années encore,
Cherchant la vérité dans une place étrange ?
Prier
C'est écouter
Aux portes du silence.
Je franchis le seuil du cimetière de campagne juif en Basse-Alsace
Où j'allais tout enfant avec mon père dans les averses de mars
Après l'hiver impénétrable et le brouillard d'école
Poser des graviers blancs
Sur l'arête des hautes stèles grises rongées de givre.
Maintenant c'est l'heure ultime de l'été,
Les punaises rouges et noires
Font l'amour en dormant sur le seuil de grès concave usé par les morts,
Haché de barreaux d'ombre entre les grilles rouillées
Qu'étrangle la grosse chaîne toujours cadenassée portant l'écriteau :
"S'adresser à Mr Abraham Weill, ministre officiant, ou au bedeau".
*
Ils sont tous là les aïeux de père et de mère
Les surgeons de Jacob les rameaux de Jessé
Les proches parents du Messie l'holocauste sanglant des nations
Les boucs émissaires qui emportent au désert le péché -
Ceux qui vendirent du drap à tout le canton sous Napoléon Trois
Ceux qui ont fait une distribution gratuite de froment et de haricots secs
Au moment de la disette dans les premiers mois de la Restauration
Ceux qui furent conscrits en 70 et gardèrent leur bâton de tambour-major
Caché sous l'ais du grenier dans un ruban de soie tricolore,
Jusqu'à ceux qui naquirent dans un ghetto de village mal oublié
Pendant que l'avenir oeuvrait pour eux sous la Terreur -
Au rang de leurs cadets il en manque une trentaine
Qui furent brûlés vifs voilà huit ans à peine
Par la main des Gentils
Dans les fours crématoires de Pologne ou d'ailleurs :
Il reste un grand dépôt de jouets à Belsen -
Des cendres de l'exil ayez pitié Seigneur
Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans fin du Grand pardon
Convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin dénoués pour l'éternité
La langue chargée de terre et blanchie par le jeûne
Ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la consommation des siècles
Engagés dans le colloque silencieux
Qui précède au jour du jugement le verdict sans appel des cornes
archangéliques
En ce jour le Seigneur sonnera de la corne
Teki'ah Terou'ah Teki'ah
Comment réconcilierons-nous les tronçons d'une vie écartelée
Entre le passé mort et l'agonie sans terme de l'avenir ?
Pour la lune cachée du septième mois la corne annonciatrice
Sonne trois fois trente et dix fois et c'est toujours l'unique
Appel qui réveille dans l'abîme le feu de la merci suprême :
RA' HAMIM RA' HAMIMRA' HAMIM
Pour la gloire du royaume
Pour la fidélité du souvenir
Pour l'humilité de l'observance
Prier
C’est écouter
La corne du silence.
Je reviens d’Amérique
Leur rendre visite comme autrefois au début du printemps
J’allais vers eux depuis l’Amérique autrement lointaine de l’enfance
C’est pour leur signifier qu’entre nous le pacte n’est point rompu
Que nous sommes toujours en relations charnelles
En dépit des difficultés internationales
Et du prix montant des moyens de transport transatlantiques.
Nous sommes demeurés en contact de monde mort à monde mort
Et nous n’entreprenons rien sans consultations réciproques
Dans la grande cité souterraine
De la paix qui nous unit depuis l’origine.
Sur la colline
Blanchit le collège aux fenêtres Second Empire
Qu’entoure un rempart de bois d’aulnes et d’acacias ;
Les marronniers en fleur explosent dans la cour carrée,
La chèvre brune broute à l’enclos d’aubépines.
Dans le bois aux lièvres où court le vent du matin chargé d’ail
sauvage
Un faucheur coupe le foin sur une seule petite place humide –
Dans ce sol sablonneux sous le soleil de juin
Le silence bourdonne de guêpes et d’orties.
Du haut de la lucarne retrouvée de l’enfance
Je pêche au filet les vieilles maisonnettes jaunies des voisins
avec leurs étables en ruine :
Un cercle de forêts assiège l’horizon
Plus loin
C’est la plaine marécageuse piquée de bouquets de trembles
et de peupliers,
Puis la Forêt-Noire ;
Le tocsin de l’été roule dans la montagne,
Sous les sapins s’agite une mer de fougères.
Les clochers des villages émergent des pans de bois
Entre les cheminées lézardées
Des usines en brique rouge à cinq étages du dix-neuvième
siècle
Que couronnent les nids de cigognes déserts.
Il y a des jouets perdus sous l’escalier du toit,
Dont je rêve parfois sur le dos de la nuit.
Quelques lambeaux du vrai papier de tenture flottent
au fond des corridors noirs de vent ;
La rampe d’escalier en acajou tendre est encore là,
Dans la maison ouverte, pillée, éventrée,
Démantelée par la guerre par l’oubli par l’exil,
Qui garde pour seul vestige
Une baignoire d’enfant trouée de balles, en zinc mangé de lèpre,
Délaissée sous les combles dans l’angle, que font le mur et
la cheminée
Aux hanches écroulées sous le velours inusable de la poussière.
Aux portes du labyrinthe : poèmes de passage, 1939-1996
Editions Flammarion, 1996
Du même auteur :
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