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Le bar à poèmes
28 février 2016

César Moro (1903 – 1955) : Lettre d’amour

ag50moro1[1]

 

Lettre d’Amour

 

Je pense aux holoturies angoissantes qui souvent nous entouraient

     à l’approche de l’aube

quant tes pieds plus chauds que des nids

flambaient dans la nuit

d’une lumière bleue pailletée

 

Je pense à ton corps faisant du lit le ciel et les montagnes suprêmes

de la seule réalité

avec ses vallons et ses ombres

avec l’humidité et les marbres de l’eau noire reflétant toutes les étoiles

dans chaque œil

 

Ton sourire n’était-il pas le bois retentissant de mon enfance

n’étais-tu pas la source

la pierre pour des siècles choisie pour appuyer ma tête ?

Je pense à ton visage

immobile braise d’où partent la voie lactée

et ce chagrin immense qui me rend plus fou qu’un lustre de toute

     beauté balancé dans la mer

 

Intraitable à ton souvenir la voix humaine m’est odieuse

toujours la rumeur végétale de tes mots m’isole dans la nuit totale

où tu brilles d’une noirceur plus noire que la nuit

Toute idée de noir est faible pour exprimer le long ululement du

     noir sur noir éclatant ardemment

 

Je n’oublierai pas

Mais qui parle d’oubli

dans la prison où ton absence me laisse

dans la solitude où ce poème m’abandonne

dans l’exil où chaque heure me trouve

 

je ne me réveillerai plus

je ne résisterai plus à l’assaut des grandes vagues

venant du paysage heureux que tu habites

Resté dehors sous le froid nocturne je me promène

sur cette planche haut placée d’où l’on tombe net

 

Raidi sous l’effroi de rêves successifs et agité dans le vent

d’années de songe

averti de ce qui finit par se trouver mort

au seuil des châteaux désertés

au lieu et à l’heure dits mais introuvables

aux plaines fertiles du paroxysme

et de l’unique but

ce nom naguère adoré

je mets toute mon adresse à l’épeler

suivant ses transformations hallucinatoires

Tantôt une épée traverse de part en part un fauve

ou bien une colombe ensanglantée tombe à mes pieds

devenus rochers de corail support d’épaves

d’oiseaux carnivores

 

Un cri répété dans chaque théâtre vide à l’heure du spectacle

inénarrable

Un fil d’eau dansant devant le rideau de velours rouge

aux flammes de la rampe

Disparus les bancs du parterre

j’amasse des trésors de bois mort et de feuilles vivaces en argent

     corrosif

On ne contente plus d’applaudir on hurle

mille familles momifiées rendant ignoble le passage d’un écureuil

 

Cher décor où je voyais s’équilibrer une pluie fine se dirigeant

     rapide sur l’hermine

d’une pelisse abandonnée dans la chaleur d’un feu d’aube

voulant adresser ses doléances au roi

ainsi moi j’ouvre toute grande la fenêtre sur les nuages vides

réclamant aux ténèbres d’inonder ma face

d’en effacer l’encre indélébile

l’horreur du  songe

à travers les cours abandonnées aux pâles végétations maniaques

 

Vainement je demande au feu la soif

vainement je blesse les murailles

au loin tombent les rideaux précaires de l’oubli

à bout de forces

devant le paysage tordu dans la tempête

 

Mexico – 1942

 

Lettre d’amour

Editions Dyn, Mexico, 1944

Du même auteur : Pierre mère (11/02/2017)

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