César Moro (1903 – 1955) : Lettre d’amour
Lettre d’Amour
Je pense aux holoturies angoissantes qui souvent nous entouraient
à l’approche de l’aube
quant tes pieds plus chauds que des nids
flambaient dans la nuit
d’une lumière bleue pailletée
Je pense à ton corps faisant du lit le ciel et les montagnes suprêmes
de la seule réalité
avec ses vallons et ses ombres
avec l’humidité et les marbres de l’eau noire reflétant toutes les étoiles
dans chaque œil
Ton sourire n’était-il pas le bois retentissant de mon enfance
n’étais-tu pas la source
la pierre pour des siècles choisie pour appuyer ma tête ?
Je pense à ton visage
immobile braise d’où partent la voie lactée
et ce chagrin immense qui me rend plus fou qu’un lustre de toute
beauté balancé dans la mer
Intraitable à ton souvenir la voix humaine m’est odieuse
toujours la rumeur végétale de tes mots m’isole dans la nuit totale
où tu brilles d’une noirceur plus noire que la nuit
Toute idée de noir est faible pour exprimer le long ululement du
noir sur noir éclatant ardemment
Je n’oublierai pas
Mais qui parle d’oubli
dans la prison où ton absence me laisse
dans la solitude où ce poème m’abandonne
dans l’exil où chaque heure me trouve
je ne me réveillerai plus
je ne résisterai plus à l’assaut des grandes vagues
venant du paysage heureux que tu habites
Resté dehors sous le froid nocturne je me promène
sur cette planche haut placée d’où l’on tombe net
Raidi sous l’effroi de rêves successifs et agité dans le vent
d’années de songe
averti de ce qui finit par se trouver mort
au seuil des châteaux désertés
au lieu et à l’heure dits mais introuvables
aux plaines fertiles du paroxysme
et de l’unique but
ce nom naguère adoré
je mets toute mon adresse à l’épeler
suivant ses transformations hallucinatoires
Tantôt une épée traverse de part en part un fauve
ou bien une colombe ensanglantée tombe à mes pieds
devenus rochers de corail support d’épaves
d’oiseaux carnivores
Un cri répété dans chaque théâtre vide à l’heure du spectacle
inénarrable
Un fil d’eau dansant devant le rideau de velours rouge
aux flammes de la rampe
Disparus les bancs du parterre
j’amasse des trésors de bois mort et de feuilles vivaces en argent
corrosif
On ne contente plus d’applaudir on hurle
mille familles momifiées rendant ignoble le passage d’un écureuil
Cher décor où je voyais s’équilibrer une pluie fine se dirigeant
rapide sur l’hermine
d’une pelisse abandonnée dans la chaleur d’un feu d’aube
voulant adresser ses doléances au roi
ainsi moi j’ouvre toute grande la fenêtre sur les nuages vides
réclamant aux ténèbres d’inonder ma face
d’en effacer l’encre indélébile
l’horreur du songe
à travers les cours abandonnées aux pâles végétations maniaques
Vainement je demande au feu la soif
vainement je blesse les murailles
au loin tombent les rideaux précaires de l’oubli
à bout de forces
devant le paysage tordu dans la tempête
Mexico – 1942
Lettre d’amour
Editions Dyn, Mexico, 1944
Du même auteur : Pierre mère (11/02/2017)