Richard Rognet (1942 - ) : Elégies pour le temsp de vivre (I)
Elégie pour le temps de vivre (I)
Pour Antoine Gallimard
Ne reviens pas, les retours nuisent au temps
de vivre, mon village suffit à rendre mes nuits
supportables, mon village, sa profondeur et
les parenthèses du soir dans la tranquillité,
ne reviens pas, la blessure ne dort pas,
la mémoire comme un ciel couvert
prépare les orages futurs, ne reviens
pas. A qui dis-je ne reviens pas ? à qui
dans des tourbillons de fumées
sur les champs d’automne, sur les forêts
d’automne, sur les jardins lépreux d’automne
à qui ? sinon à celui qui résiste en moi,
sous les pierres ensevelies sous
d’autres pierres, celui qui frappe
sans qu’on l’entende à la porte
de l’intérieur, celui dont le sourire
impalpable frémit sous l’illusion d’être
et les nuages qui s’amoncellent avant la pluie,
à qui ? à qui dans l’écriture et sous la peau ?
à qui dans le temps sur le temps replié ?
à qui ? et pourquoi cette question
qui traverse l’éternité comme ces lumières
que les oiseaux hébergent sous leurs ailes ?
Je parlerai du mot pluie, du mot silence
sous la pluie, je parlerai du jardin
sous la pluie, de la facilité des fleurs
à accepter les confidences du matin, je
parlerai des vestiges, de tuiles tombées,
de fontaines taries, de sources renaissantes,
je parlerai de pulsations, de paupières,
je marcherai vers la montagne, je me précèderai.
Parler, parler encore, là où le soleil s’étonne
de frémir dans les branches, là où les chemins
entrent au cœur du monde, parler, défaire,
chaque mot et se noyer en lui jusqu’à
sentir bouger l’éternité dans le geste
qu’on fait en saluant l’enfant qui sort
en secret de chez lui pour retrouver
son camarade et gagner un peu de temps
sur le sommeil, le suivre cet enfant,
se glisser dans sa chair, rouler
avec lui dans les fossés, s’arrêter
un instant pour accueillir le ciel,
ne plus savoir où sont les frontières,
obéir aux étoiles, s’enfouir
dans un langage qui monte de la terre,
et avec lui, l’enfant, désapprendre
qui je suis, chercher dans la soudaineté
d’une ombre la vibration des regards
perdus, errer jusqu’à l’entrée
d’une maison où je n’attends personne
puisque j’ai retrouvé la clef des songes
et sous les songes la parole
qui vit pour moi du mot pluie,
du mot silence et de l’enfant qui ne dit
rien pour ne rien obscurcir.
Et si tu comprenais pourquoi le jour chancelle
sur le sol aveuglé – ô terribles fléaux,
hommes en déroute et les cris des anges
mortels sur les décadence, les plaies
à ciel ouvert. Et si tu disparaissais
avec des griffes impitoyables dans le cœur,
des banquises affaiblies, des villages traversés
de fatigue, et des morts, et des morts
repliés sur eux-mêmes comme des chauve-souris.
Et si tu écrivais le roman du désespoir,
celui des terres inondées ou recluses,
celui des villes renégates ou celui
des hameaux délabrés, que dirais-tu
à ton poème qui tremble et qui s’alarme ? que
dirais-tu ? Mais regarde bien autour de toi,
un petit garçon prend la lumière entre
ses doigts, il remonte les pentes du matin,
il est l’encre violette des prairies
avec leurs fleurs, leurs silences de fleurs,
leurs émeutes de fleurs devant l’éternel
combat de l’enthousiasme et de l’inquiétude.
Puis au moment où tu écris cela, une femme
sort de chez elle avec une brassée
de dahlias de toutes les couleurs,
une femme qui parle d’amour à la montagne,
une femme qui chantonne indifférente
à ceux qui passent près d’elle, une femme
qui sort du gouffre, qui ne le diras pas
et qui sourira longtemps aux dahlias
pour se protéger du temps qui l’effraie,
le temps sans grammaire, le temps sans eau heureuse,
le temps toujours menacé par notre pourriture.
Et je ne vois plus clair, je me dresse
dans le tumulte, je me surprends, déchiré,
devant ma propre porte, je n’ose entrer,
ma maison ne reconnaît aucun dahlia,
aucun petit garçon, je me dissous.
Tu vois que les roses
finissantes soutiennent la clarté
jusqu’aux fenêtres de ta chambre,
tu leur dis, aux roses, de ne pas
laisser le jour se replier comme
une aile malade, qu’il peut espérer
l’amitié de leurs pétales – et même,
tu devines, dans cette apparente fragilité,
que le monde reprendra force,
après un hiver redouté qui passera
sans trop de peine et d’abandon.
C’est comme cela que se pensent
la joie, les champs à l’horizon,
la tranquillité des chemins,
des pierres, des murs dans l’attente
d’on ne sait quelle faveur
d’un soleil futur, c’est comme cela
que d’une parole timide
on passe à une autre parole,
tenace, triomphante, c’est comme
cela que les roses finissantes
écartent les ombres qui les frôlent
et que plus tard elles reviendront
en une autre saison, en plein cœur
du fourmillement de la terre.
Tu sais comment vont se rencontrer
les prochains jours, les prochaines
mains, les prochains regards,
tu sais que le ciel donnera
au caillou son allégresse matinale,
que d’un souffle à peine parfumé
les branches apaiseront les oiseaux
et que quelqu’un, victorieux des gestes
mauvais, assistera sans mot dire
à la venue d’une lumière de légende.
Avec la grande nuit déposée
sur ton front, tu entres en
toi, tu ne résistes pas, tu
déflores le ciel et tu pousses
jusqu’aux étoiles, jusqu’au double
des étoiles, l’ivresse de
l’infini que ton sang véhicule.
Tu te souviens des ruisseaux,
des filets d’eau dans la montagne,
du souffle de la terre sur les pierres,
entre les herbes drues et les herbes
tendres, entre les doigts du
jour où se multiplient les
caresses toujours attendues, toujours
espérées, tu te souviens de
l’éphémère clarté qui portait
en elle toutes les lumières qui
ont façonné le monde et ta vie.
Et aujourd’hui, devant la bière
que tu avales lentement à
la terrasse d’un café, sur la place
de la cathédrale de Sens – ou sur
n’importe quelle place de n’importe
quelle ville -, tu sens passer
dans tes veines toutes les
fièvres qui allumèrent ton enfance
dans les bras apaisants de
ceux que tu ne verras plus,
mais dont tu te souviens
aux portes de la nuit
déposée sur ton front, la grande
nuit dont chacun s’enveloppe
avant de s’endormir dans
le pétillement lumineux
de l’absence de soi – pétillement
semblable à celui de la bière,
qui grimpe dans ton verre où
se reflète la tour de la cathédrale.
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Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le tempsde vivre (II)(19/11/2017)
Elégie pour le tempsde vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le tempsde vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)