Jean-Pierre Siméon (1950 -) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII)
Lettre à la femme aimée
au sujet de la mort
(VII - XII)
VII
Quant à l’abandon il n’y a pas de science
quoi donc pour peser le silence
qui sépare la joue du baiser ?
on ne sait quelle nuit
se fait en contrebas
de la vie qui s’achève
ni quelle sentence de poussière
colle les lèvres
après chaque mort
un trou s’ouvre dans le langage
un mot à jamais manque
et c’est comme désespérément le poème
qui cherche les voyelles de son chant
expliquer c’est faire souffrir l’âme
d’une deuxième absence
vouloir tenir la nuit entière
son éternité éteinte
dans l’enclos d’un sommeil
gare à l’illusion native !
le temps n’est pas la rivière qui s’étire
des pierres gelées à la rive anonyme
mais intensément la soif
mais une gorge ivre des rires et des larmes
et qu’assèche l’infini couvert de tuiles d’ombre
notre monde est le gouffre qu’il creuse
nos yeux ne sont pas faits
pour scruter la chute
mais pour nous reconnaître
l’un et l’autre semblables
semblablement réels et ardents
dans le vide
nous nous aimerons donc
croyants du dernier désir
que nulle cause n’absout
formes vivantes pour la cime d’un mot
et les mains réunies
et puis qu’un soleil nous embrasse
là même où nous durons
au centre d’une soif
VIII
Vint ce jour dans le jour
où tu posas le pied au bas du lit
il n’y avait plus de sol que la douleur
chose comme une eau mouvante et froide
tu crus ressaisir le monde
dans la main aimée
mais le froid tenait aussi dans la douceur
mais le froid mettait ses dents dans la chair
et tu sus combien la chair est nue
autant que l’âme quand l’âme souffre
c’est qu’il est un autre temps dans le temps
une durée seconde
où la fille nouvelle-née
est sœur de l’aïeule
où la même argile saisit les corps
la même attente la pensée
c’est ce temps-là
comme des feuilles
jetées bas sous le pas du marcheur
que ton pied un matin rencontra
et ce fut pour toi alors sourde
aux midis qui sonnaient
te perdre et descendre
dans ta propre mort
tant est commune mon aimée
l’absence aux bras chargés de mémoire
la vérité est qu’on ne revient pas
de cet exil
que nulle patience ne le dissuade
et si l’on reprend pied
sur la terre familière
il nous appartient de garder précieuse
cette marche vaine dans l’horizon en larmes
son prix je le lis clair dans tes yeux
à leur joie neuve qui me regarde
IX
Ah qu’on n’invoque pas l’aile de l’ange
quand le silence passe sur le front du mourant
qu’on dissipe buée sur l’âme ces chants d’allégresse
qui forcent un ciel entre les dents du mort
le cadavre ne veut pas de ces beautés violentes
seuls sont vrais le poids de l’air dans la chambre
et la patience qu’il faut à notre épaule
et les paupières brûlantes
et la parole aride
et les sueurs de la pensée qui s’efforce
seul existe pour les demeurants
aux prises avec la lumière trop pleine du matin
le soupçon d’avoir posé pour rien
leurs mains sur le monde
et d’avoir pour rien
usé leur volonté
aux graviers
qu’on laisse l’horreur venir devant
parfaite
puisqu’à partir de là il faut tout recommencer
la nuit quotidienne
et la vie quotidienne
réapprendre la saveur
et l’amertume qui tient la lèvre close
puis le chant dans la gorge simple et suffisant
qu’on nous laisse donc seuls face à l’énigme oui
hommes seuls avec leur souffle
leur prière de peu
mariant les corps à la nuit amoureuse
et là s’allégeant dans l’énigme
un seul rythme nous contient
quand habitant dans l’amour notre danse égarée
nous échangeons d’une pleine respiration
l’éternité contre une joie
un rythme ou un poème
qui tient dans son étreinte nue
le sens inexprimé des choses
X
Nuits qui savez tout de la vieillesse
l’opprobre jeté au visage
au front innocent appuyé contre l’été
à la force dévorante du geste
crachat crachat de la misère
dans nos yeux
nuits pétries du doute
et de la pénible rumeur du rêve
et qui faites aux enfants mêmes
des yeux de fauves devant le feu
vraies nuits de la douleur
qui semblez ne paraître
que pour donner au monde
qui se tourne et retourne dans l’insomnie
le leurre où mordra sa faim
nuits extrêmes de la souffrance
qui posez un bandeau de fièvre
sur le souffle et la gorge opprimée
comme les grands voiliers chutant dans la brume
nuits retirez-vous
laissez enfin que nos cœurs battent
comme un linge relavé
dans la brise du soir
laissez-nous corps primitifs
adonnés seulement à la clarté qui monte
aux mouvements mêmes de la lumière
qui n’ont pas d’usure
et que les amants dans leur danse naïve
embrassent
emportez avec vous
la menace et l’or des prophéties
les éternités moqueuses
laissez-nous vieillir et mourir
nus et proches de notre soif
d’ombre et d’étoile fuyantes
nous avons bien assez dans l’âme
pour comprendre qu’en nous
est venue du premier jour
la mort immense
XI
Il n’y a pas de consolation t’ai-je dit
alors que tu ignorais lointaine à mes côtés
ma main posée dans ta main
ah comme je savais que ce qu’il me fallait libérer
dans ton silence
était chose rude mal venue
quoi donc ? cela que je répétais dans l’ombre
avec la demi-voix qu’on a devant la tombe :
on porte avec sa vie l’inconsolé
comme son sang
quand on a vu le visage de l’agonie
on ne revient pas chez soi sans honte
si puissante soit la douceur
des bras qui nous attendent
on ne peut
pendre son ombre au portemanteau
et se croire fût-ce un instant
épargné
désormais un poids nouveau pèse sur tes épaules
à toute heure une fatigue dormante tient la pensée
rien n’est saisissable du jour ni de la nuit
et les mots mêmes
on ne les habite que par défaut
comme la lumière ses lampes
comme le baiser la bouche
sois douce avec l’invisible
dans ma main posée sur ta main
il n’ y a pas de consolation
mais une patience
qui nous tient prêts
au bord du gouffre et de la joie
XII
Je t’écoutais parler à ton enfance
comme on fait près du feu
le corps respirant les flammes
tes mots riaient dans les larmes
si même c’étaient des larmes cette ombre pure
vibrant sous ta paupière
dehors les jeunes gens jetaient des cris
sur le ciel bleu comme des pierres
la lumière crevait la vitre des fenêtres
une radio oubliée chantait
pareille à la solitude
c’était un jour violent comme l’été
et tu parlais à ton enfance doucement
dans cette langue d’étrangère
qui avec patience demande son chemin
à qui ne la sait pas
savais-tu
tandis que ta voix buvait le silence
combien il te faudrait franchir d’adieux
pour trouver la force de chérir sans mots ni larmes
tes vies disparues ?
alors ici enfin plus rien
plus le dernier sourire sans bouche
plus la chambre close
sur son architecture de poussière
et plus ce grincement du cerisier
où l’oiseau empiégé t’en souviens-tu
déchira ses ailes
alors seulement cette vielle parfaite
dans la mémoire
où ton enfance est là
qui te regarde aimée et advenue
elle te prendra dans ses bras
et c’est elle désormais
qui te redit le songe
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Lettre à la femme aimée au sujet de la mort
Cheyne éditeur, 2006
Du même auteur :
« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI) (14/07/2015)
« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)
Où passent des secrets (14/07/2017)
« ma prière... » (14/07/2018)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX) (17/07/2022)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV) (17/07/2023)