Jean-Pierre Siméon (1950 -) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX)
Lettre à la femme aimée
au sujet de la mort
(XIII - XIX)
XIII
Ecoute ô écoute ma jeune ma tendre ma pleureuse
il y a lointainement un chant
comme un écho des vagues qui battent dans la mer
loin une voix qui chante dans le néant
ce n’est pas une image
ce n’est pas l’argument de douceur
que voudrait le poème
je n’invente pas
ni ne cherche à faire vivre la mort
plus que son dû
nous savons ; il n’y a pas de clémence
mais ô écoute
ouvre l’oreille dans la fureur
laisse la bataille
entends ce qui ne vient ni du ciel ni de l’âme
la chose qui n’excède ni le temps ni le lieu
elle est dans la vie pleine
et en elle se connaît
pour cela nul nombre d’or
et nulle pensée n’en viendra à bout
c’est un chant à peine
une phrase de lumière posée
dans l’instant
nous n’avons pas de dieux à croire
depuis que nous savons rêver les yeux ouverts
depuis que nous savons qu’il n’y a d’éternité
que celle
que les amants s’offrent l’un à l’autre
nous ne sommes que de ce monde mon amour
et face à la mort qu’on lit sans comprendre
entends la part heureuse qui parle dans ta nuit
XIV
Que peut la poésie contre la mort ? rien
que peut dire la poésie de la mort ? Rien
le trou des cimetières l’avale
et sur la tombe
le poème demeure une croix stupide
rouillée par les vents
mais le poète peut parler
entre le soleil et la mort
il dit :
« nous parlerons aux vivants du vivant
pour partager l’absence et le chagrin
la main posée
sur la poitrine de ceux que nous aimons »
Il dit encore :
« le cœur éphémère est roi
lui seul est comptable des sept nuits de la douleur
à lui seul joie plénière
nous pouvons comprendre avec un corps d’ardeur
la confusion des herbes au soir
et la netteté du givre au matin
c’est beaucoup
qui si l’amour l’accomplit
ne saura suivre la spirale montante
qui lie la terre au dernier ciel de la conscience ?
toutes les gloires tous les drames
nous les tenons là dans nos mains
la cruauté nous la savons
jusqu’à la racine des cheveux
nous disparaissons déjà
mais laissons la poussière des fables
filer entre nos doigts
tenons le pas sur la terre verte
tenons-nous au travail du galet dans le ressac
soyons simple avec la beauté
aimons-la incomplète et solitaire
comme une ruelle oubliée derrière les ruines
et vivons d’un jour à l’autre
pareils à ces nomades
dont le sel brûlait les pieds
mais qui s’abreuvaient au lait inépuisable
des songes »
XV
Si je t’écris avec ces mots vieux
frottés à toutes les huiles du mensonge
et qui ont partie liée
avec les trafics de la beauté
ou si je t’écris avec la langue des rues
qui sent le cuir et la sueur
et ne laisse voir dans sa trame usée
qu’une aire de poussière
et si encore j’écris dans la secousse des temps
selon les migrations électroniques de la parole
rompant le miroir du signe
comme une étrave un nouvel Arctique
qu’importe !
toute langue perd le monde
et nous éloigne
de nous-mêmes
c’est du dedans sauvage
au sang lourd
au souffle chèrement gagné
que nous vient un langage
dont le coup d’aile parfois
déplie l’ombre
or j’écris dans la chaleur de l’été
au plus près de ton oreille absente
et ce dont il s’agit :
que la mort est toujours là
que sa rumeur insiste
ne tiendra pas plus dans mon poème
qu’un papillon sur l’ongle d’un enfant
c’est ailleurs après au-dessous
quand les mots auront laissé leur vide sur la page
loin sous l’oubli des mots
dans la survie du sens hors de la langue mue
là que ma lettre peut-être te parviendra
XVI
Le jour où un homme a bâti une maison sur la terre
Là où d’abord il dormit avec les vents
ce jour-là il a nommé le temps
en lui donnant séjour
il fut celui qui dit :
une éternité me manque
en désignant le seuil
où s’arrêtait le monde
il fit de chaque jour un souvenir
une absence dans la chambre
ainsi il inventa la mort connaissable
celle qui grandit avec le mur l’arbre et l’enfant
et bientôt laisse ses souliers à la porte
depuis lors nous savons que la maison est vaine
nous avons beau rentrer
dans la durée chaude et close
recompter chaque soir les visages et les années
convoquer le ciel dans nos baisers
serrer sur la poitrine une joie docile
nous sommes sans repos
un jour vient où nous voyons à la fenêtre
seuls et incertains
passer l’éclair sous les nuages
et notre cœur tombe
nous inventons la mort pour notre compte
nous résidons émus
comme à l’étape
oui la maison est vaine
mais nous pouvons passant demeurer
là où nous appartenons
dans un secret
sans raison sans exemple et sans but
XVII
Autant que je pourrai je te ferai sourire
n’attendons pas
l’attente ? morsure de chiens errants
quête de l’ombre dans l’ombre
lampe noire dans la main
parmi les hommes
les plus savants marchent sur la nuit
et à chaque pas s’enfoncent
leurs yeux sont des questions
leur science est faible comme la rosée
et leur pensée n’est que baptême de l’énigme
nous ne pouvons attendre
vivons dans la vie impossible
étendons-nous dans notre corps
pour chérir la douceur
la pierre des villes annonce la ruine
les langues sont des lampes de vieille tempête
et nous participons de la confusion des âmes
sous le vent
mais pose ta joue sur les mains fraîches
considère que la seule saison claire
est le pli du bras qui te porte
que la caresse de l’eau qui nous lave
et laisse sur nos fronts
la grâce du dernier recours
autant que nous pouvons
aimons-nous vivants parmi les vivants
compagnons de colère et de fête
avec nos âmes confuses
et la pensée perdue engluée de nuit
autant que je saurai
dans notre éternité incomplète
déposant à tes pieds une aube éphémère
face à la mort nulle
je ferai naître un soleil entre tes lèvres
XVIII
Tandis que j’écris ce poème tu dors
j’écris pour que tu dormes
pour que ma phrase veille sur ton sommeil
car il n’y a pas plus grand péril que les songes
dont on revient toujours séparé de soi-même
il faut que ces mots respirent avec toi
qu’ils boivent la nuit à tes lèvres
et qu’ils nous lient tous deux face à la mort
selon la loi des simples
il y a ces solitudes infinies que nous sommes
chacune de nos pensées
est un arbre grelottant
et la peau durcit
qui sépare les paroles et sépare les âmes
j’attendrai jusqu’à la consomption
de la dernière étoile
penché sur ton visage et sur l’ombre
où étrangement tu disparais
je formerai un langage autour de ton sommeil
il sera tissé de ce vieux lin
qu’on prend dans les armoires
langage que j’étends
sur toi
et qu’il épouse un rythme
dans ton cœur
tant que tu dormiras
mon poème tiendra la veille
cherchant dans la nuit ton œil bleu
nous attendrons ainsi
le jour
inexplicable
pusse-t-il mon poème parlant au bord des draps
ôter la pierre
sur ton souffle
XIX
C’est lorsque nous savons être dans le cri
sans le cri
lorsque avant même de verser des larmes
nous avons compris l’agonie des larmes
et que parvenus au bout du souffle
nous n’ignorons plus rien
de la fraîcheur qui manque
c’est alors que douloureusement fertilisé
cet autre cœur
qui n’est pas un muscle
c’est alors qu’il bat plus souplement
et qu’à notre gorge ainsi se dénoue
le collier des flammes
qu’ainsi s’apaise la violence des jours
où l’homme sans fin connaît sa défaite
il nous faut vivre cette espérance
pareille à la brève résurrection des herbes
après qu’elles ont bu le feu et l’eau des orages
il nous faut tenir à cette idée
qui promet un ciel au centre de toutes choses
mais à cela ne croire que la bouche légère
et avec cette précaution du geste
qu’ont les pêcheurs de lune dans l’étang
dans la chambre au centre des caresses
la lumière nous sera suffisante
ignorant la guêpe sous l’oreiller
oui chaque fois creusant dans la lumière
sans durée
nous serons mon amour liés à la seule certitude
elle est une autre respiration
comme une neige
sur les arbres
délivrés
nous aurons
un cœur simple
devant la mort
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Lettre à la femme aimée au sujet de la mort
Cheyne éditeur, 2006
Du même auteur :
« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI) (14/07/2015)
« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)
Où passent des secrets (14/07/2017)
« ma prière... » (14/07/2018)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII) (17/07/2021)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV) (17/07/2023)