Jean Métellus (1937 – 2014) : Au pipirite chantant (I)
Au pipirite chantant
Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et
dessine dans l’air, sur les pas du soleil, une image d’homme en
croix étreignant la vie
Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir
salué l’azur trempé de lumière, il arrose d’oraison la montagne
oubliée, sans faveurs, sans engrais
Au pipirite chantant pèse la menace d’un retour des larmes
Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres des
plantations
Si revient hier que ferons-nous ?
Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l’aurore
pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses
cauchemars
Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés
Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,
le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison
de l’aube
Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge
dans la glèbe ses doigts magiques
Le paysan haïtien sait se lever le matin pour aller ensevelir un
songe, un souhait
Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par
les yeux des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant
des feux du ciel
Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la
nuit et va conter à la terre ses misères dans l’animation d’une
chandelle
Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu’au vertige
du geste, à l’insurrection des herbages plutôt qu’aux prodiges
du sermonnaire
Car il méprise la mémoire et fabrique des projets
Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées
Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches
des jeunes pousses
A la barbe des dieux, un baume infatigable enchante les feuillages,
murmure dans les ruisseaux, s’enracine dans le sol, babille dans
les basse-cours, rugit dans l’océan, épie les hommes et azure
l’horizon
Et le paysan accuse destin baigné de nuit, journées sans arôme,
sommeil lavé de larmes et vie aux fibres brisées
Au pipirite chantant dans l’eau pure de la source, le paysan se
rase, rafraîchit ses jours et attend la caresse du soleil
Au pipirite chantant ce prince d’avant-jour s’habille d’innocence,
agrippe les sentiers et bénit l’existence
Et le sursaut de ses efforts exalte les vergers repus de germes,
d’épis, de sueurs humaines
Dans le roucoulement de l’aube
Sa femme endiablée, sonore de malaise, pressait les pas
de la grâce
Debout avant le jour dans les éclats d’un songe
Cheveux dénoués, narines inquiètes tâtant les miettes de
la vie
Les yeux affamés de signes
Oreilles en alerte, intrépides, mesurant le champ du silence,
explorant le ressac des heures, en vérité attentives à
toutes les rafales des ondes
La mère, la mère debout a fait le tour de la maison
Saoulée, sans sourire et sans sexe, sans loisirs, sans désirs,
elle s’attaquait aux vapeurs de la peur, aux serrures de la
solitude, aux peines qui fleurissaient dans l’aube
Elle murmurait, repassait, débrouillait un cauchemar
Et les fumées de la foi jaillissaient camouflées des coloris
de l’enfer, tannées, perdues dans l’estuaire des tempes,
soufflées par la soif
Ainsi pour elle commençait le blasphème
Car un mot effrité est un monde chaviré, une parole délavée,
une poitrine offensée, un plaisir englouti, un levain contrarié
Pour cette mère se levait la vie
De son jeûne surgissaient des souvenirs saccagés, des gisements
d’impatience,
Et toutes les mères souffraient dans une savane somptueuse parmi
les anolis, les assises des termites, les tiques, les fourmis
Avant la pointe du jour cette mère méditait
Sur la matrice plus féconde que la terre
Sur les pousses et les gousses de son corps
Sur le sang noir de chaque lunaison
Sur les volcans qu’animent ses hanches
Cette mère hélait la vie, la blâmait, mesurant le brisement
de ses jouissances
Elle étourdissait la foi
Ses jours sculptaient un amas de tessons
Ses efforts offusquaient le sort
L’enfer dans son foyer jappait
Et qui peut accomplir les desseins de l’enfer si ce n’est le
démon lui-même
Le diable tonnait
L’héritière de l’enfer chantait
Elle brassait sa raison poivrée dans la fanfare des funérailles
Le diable l’a purifiée et elle s’est endiablée
Pour le sommeil et le pain de ses fils
Et l’arbre à pain lui tint ce discours :
L’écorce de ma santé a grandi
Je suis le conquérant des îles
Géant et généreux
Paré comme de cheveux froissés
Comme une aigrette rebelle
Hérissé d’humeurs, de prodiges
Vêtu de la chair même du jour
Ma frondaison assiste au repos du midi
Entrailles roses des sanglots du monde
Comme un pain de sève silencieuse
Huppé comme une comète j’écoute les débats du soir
Et ma ramure, mon aubier, mon pied et mon houppier décousent les
les contes, les plaintes, remuent l’impact de la vision et raniment les rêves
Mon front mesure l’élan de tout vœu
Car j’ai logé en tous ma chanson frissonnante
Et j’ai donné le plus actif de ma moelle au murmure de la faim
J’ai affecté d’éclat la souveraineté du corps
Mon épaule ivre délivre toute vertu
Ma peau, ma chair, lumière
Ma grandeur et ma houppe
Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue
Les voilà prêtes à la révolution
Je dis oui au souffle des Caraïbes
Je trafiquerai de la violence
J’effeuillerai le repos
Comme le soleil baignant la terre
Comme les piquants dérouillant les pieds du voyageur
Nu, ailé, effilé
Je serai là le jour des grandes cérémonies
comme un sentier brillant, sensualité claire et vigile,
mouillé comme le désir alerte et boursouflé
Je protègerai les outrés et les insoumis,les indignés et les émeutiers
Mes fruits par grappe se livreront
La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes
Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents
Et sur tout homme et sur toute vie je répandrai l’arôme salace des
grandes insurrections
Au piripite chantant chaque goutte de rosée, chaque branche
frémissante, le vent caressant les tonnelles, sont messagers
des esprits
Au piripite chantant la tristesse peint le cœur
L’espoir lui-même est sulfureux
La campagne avive ses mystères
Elle traque déjà ses morts
Son ventre est gros de portées de soucis
Les morts grandissent sous les vivants
Et la plaine d’Haïti a reçu son brin d’eau
L’eau de la source amenée par les canaux
L’eau du ciel comme un toit de rosée
L’eau des yeux d'un enfant sans pain
Le sang d’une mère happée par le délire
Couleur, saveur, odeur ont voltigé sous la machette du paysan
Les flancs des mornes bâillent de colère
Les flèches du silence blessent présages et augures
Le paysan haïtien à grand goût d’un soir calme
Son bras retourne et meurtrit les sillons
Ses entrailles ont saccagé la ruche de ses rêves
La raillerie des cailloux terrifie sa démarche
Et toutes les herbes frémissent
Et voilà la braise s’allumer à sa langue et brûler les couches de sa joie
Et voilà l’aube brandir la menace éternelle de ne plus revenir
Et voilà dans la bouche de son frère un buisson bouillonnant d’injures où
viennent se calciner les heures
Ce sont des écueils naufrageant l’espoir
Par la semelle fiévreuse de sa transe tressaille le message des devins
Et son cœur comme un courrier assoiffé guette des fleuves de santé, nourrit
une étincelle de courage
Et disperse les graines au front même du vent
Les hounsis ont exhalé des oracles
Au pipirite chantant tout se meut dans ma tête
Je m’accroche à un fruit qui mûrit et aux champs que je peuple
Et mes forcent taillent dans la lumière une gerbe de folies
Elles harcèlent les fleurs du lointain
Ma déchirure se rue sur l’haleine des vergers
Et l’angoisse danse dans l’oasis de mon âme
Et tout vibre vêtu de tristesse
Tachant l’aurore de mes sens
Eventant des visions inouïes
Que me veux-tu cauchemar ?
Te nommerai-je délivrance
Toi la moelle de mes malheurs
Comme une écharde éprise de liberté
Tu t’éveilles toujours au lieu de mes passions
Cheminant auprès de mon souffle
Gravitant gravement où je dors
Enchevêtré à mes nuits à mes jours
Tu t’es collé à ma peau depuis ma naissance
Ô toi petit souvenir d’Afrique frisé
Soleil ravagé d’émotions
Equipage ivre du crépuscule
Porteur d’astres et de torpeur
Tu vis plus permanent en moi que ma respiration
Grevant mes plaisirs et mes chants
Altérant mes jeux et mes joies
Offensant jusqu’à l’éclair de mes rêves
Et mon pain est fade
C’est ma peau qui t’alimente mais tu ne sais rien des métamorphoses
Mon repos fripé, grêlé, triste et nu come une carrière abandonnée
Tu ne peux te convertir pour me donner le goût d’ailleurs
Mais laisse-moi sauver mon sang des soucis du monde
Et ma chair des pustules, des pestilences
Mon casque léché par ta langue licencieuse
Mon éclat masqué par le fiel de tes veines
Mes vœux naissent, jaunissent, insomnieux, contemplant la chandelle
Ô tristesse, Maître des Tropiques, tu tisses la lumière de mes soirées avec les
os de tes fantômes, avec la clé de tes secrets, avec tes larmes et tes pleurs
Et mes paumes transpirent des cris
Comme le silence la sagesse
Avec des fleurs et des douleurs
Pour une parole que j’ai sevrée
Tristesse, grisaille de mon enfance
Acier de mon destin
Toi ma face rapiécée
Ma passion décharnée
Ma peau glacée, brisée
Aiguillon et tourment de ma vie
Mon cachot ma geôle
Où trouver le calme vent frais de mes pensées ?
L’inquiétude gaine mes lèvres
La terreur déborde
Et mon propre souffle m’étonne
Le fer comme une flûte fait frissonner ma voix
Il outrage mon vertige
Et embrase tous mes gestes
Il rit de la fuite des jours sur ma peau
Il tranche et ma joie et mon verbe
Et ravage mon itinéraire
Dans la chaleur de mon propre sang
Dans l’odeur de mon propre chant
Homme flagellé par l’espoir
Homme sans passé sans aurore
Comme une cassave rassie
Comme un baume vieilli
Je suis sans visage
Comme un rêve navré
Troublé par la vie
Enervé par mon corps
Séquestré par le sort
Eventé par la mort
Homme avide de ses ténèbres
Envoûté par son souffle
Le désespoir n’a pas de mémoire
Son éveil est argenté de frileux froissements
Il a déjà tout enterré
Comme l’aile opaline d’une colombe
Rousseur savoureuse de la moisson
Fontaine souriant aux étoiles
Tendre fraîcheur nacrée de l’été
Tintements de ruisseaux asservis
Dolents prés mouvants
Usure au couchant de la clémence
A la terre tout le plaisir
Au corps tous les maux, dit le désespéré
Et le hoquet d’un corps déshabité est un frisson plus féroce qu’une fauconnerie
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Au piripite chantant
In, Revue « Les Lettres Nouvelles »
Editions Denoël,1973
Du même auteur :
Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)
Prière au soleil (13/11/2023)
Réponse du soleil (1) (13/11/2024)