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Le bar à poèmes
20 mai 2015

Pierre de Ronsard (1524 – 1585) : « Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose… »

220px-Pierre_de_Ronsard[1]

 

Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose,

En sa belle jeunesse, en sa première fleur,

Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,

Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose ;

 

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,

Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;

Mais, battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,

Languissante elle meurt feuille à feuille déclose.

 

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,

Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté,

La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

 

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,

Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,

Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

 

  Sur la mort de Marie, 1578

  

Du même auteur :

« Mignonne, allons voir si la rose… » (20/05/2014)

Madrigal (20/05/2016)

« Quand vous serez bien vieille… » (20/05/2017)

« Maîtresse, embrasse-moi… » (20/05/2018)

A un bel aubépin (09/05/2019)

« Ô Fontaine Bellerie... » (09/05/2020) 

Les derniers vers (09/05/2021)

« Sur tout parfum j’aime la Rose... » (09/052022)

« Je plante en ta faveur... » (09/05/2023)

« Comme un chevreuil... (09/05/2024)

 

Commentaires
V
Poème édité en 1578 écrit sur commande du roi Henri III dont la maîtresse, Marie de Clèves, était morte à 21 ans en 1574.<br /> <br /> Mais une autre Marie, Marie Dupin , petite paysanne angevine que Ronsard avait aimée en 1555 quand elle avait 15 ans, et lui dépassé 30 ans , était morte prématurément elle aussi.<br /> <br /> Le souvenir de cette liaison amoureuse (de 3 ou 4 ans) et du décès de la jeune femme est donc ancien chez Ronsard au moment où il écrit ce poème.<br /> <br /> <br /> <br /> Le thème général de ce sonnet est bien sûr l’horrible injustice du destin réservé à Marie, fauchée en pleine jeunesse par la mort, traité à travers une comparaison centrale entre la jeune fille et la plus belle des fleurs : la rose.<br /> <br /> Mais après tout, et malheureusement, ce destin est la conséquence de la condition humaine.<br /> <br /> Ronsard a écrit de nombreux poèmes sur la fuite du temps ¬— qui est l’essence même de notre condition — où il utilise l’image de la rose (CF 2 poèmes à la fin de cette étude) pour symboliser la beauté mais aussi la fragilité des jeunes femmes.<br /> <br /> <br /> <br /> L’intérêt de ce texte est de voir par quels procédés le poète assimile la fleur à la jeune fille pour aboutir en fin de poème non plus à une comparaison mais à une véritable fusion des deux termes (« ne soit que roses »)<br /> <br /> <br /> <br /> L’articulation du sonnet se fait par les termes « Comme » … « Ainsi » qui charpentent fortement le texte, consacrant les deux quatrains à la fleur et les deux tercets à la jeune fille. (Ne dit-on pas communément « jeune fille en fleur » ?)<br /> <br /> Pour souligner cette structure il faut remarquer le parallélisme de certains vers (2/9) et de certains termes (ciel- pleurs-meurt/tuée) et bien sûr l’omniprésence du nom « rose ».<br /> <br /> <br /> <br /> Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose<br /> <br /> <br /> <br /> L’intention de Ronsard est de faire appel à l’expérience universelle du lecteur (« on voit ») et de la transposer à son histoire personnelle : admiration pleine de fraîcheur devant la fleur et sentiment d’un gâchis devant sa décomposition, sentiments évidemment bien plus aigus lorsqu’il s’agit d’une jeune fille.<br /> <br /> Effet d’attente et de retardement du c.o.d la rose, transporté en fin de vers par les deux compléments circonstanciels de lieu et de temps. Le rythme du vers simule la longue tige de la fleur que balance la brise.<br /> <br /> <br /> <br /> En sa belle jeunesse, en sa première fleur,<br /> <br /> <br /> <br /> Nous sommes face à une symphonie de jeunesse : celle de la nature (»au mois de mai »)et celle de la fleur ;<br /> <br /> Deux expressions redondantes en apparence sauf que le champ lexical de la première concerne la femme, celui de la seconde la fleur. Cette redondance est l’œuvre de la poésie qui tient à assimiler complètement l’image (fleur) et la réalité (femme).<br /> <br /> Le poète exécute un délicat travail de broderie qui mêle les deux univers pour qu’ils n’en fassent plus qu’un<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur<br /> <br /> <br /> <br /> On trouve ici une expression très ambiguë , où se superposent deux sens<br /> <br /> 1- La métaphore un peu précieuse (= maniéré, raffiné, excessivement délicat, baroque) de la belle matineuse très répandue en poésie, en Italie comme en France : la beauté de la jeune femme matinale est telle qu’elle éclipse celle de la nature et de l’aurore, au point que le ciel en rougit de honte et que l’horizon s’embrase de rouge (cf Du Bellay)<br /> <br /> 2- Une anticipation quelque peu sinistre sur la suite des événements ; il ne s’agit plus du ciel spatial, mais de Dieu qui devient un dieu jaloux (CF dans la Bible un dieu jaloux= un dieu vengeur qui punit) : pour surpasser par sa beauté celle de la nature, la rose va être punie…<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose;<br /> <br /> <br /> <br /> Ici encore superposition d’une métaphore assez banale et précieuse (les pleurs de l’aube sont l’expression poétique de la rosée) : encore un détail qui caractérise la jeunesse, ici celle du jour ;<br /> <br /> Et une expression aux accents funèbres : l’aube pleure l’imminente disparition de la fleur, et la mort prématurée de la jeune fille.<br /> <br /> Ces deux vers contiennent donc une menace à peine voilée ; ils permettent aux quatrain suivant l’irruption du thème de la mort.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,<br /> <br /> <br /> <br /> Ici le poète oublie la forme grammaticale de la comparaison (« comme on voit ») et poursuit librement sa métaphore ; il s’agit d’une métaphore filée ; <br /> <br /> les termes employés (« grâce », « amour ») sont évidemment des termes qui concernent la femme et non la fleur (« feuille ») ; <br /> <br /> rappelons que l’Amour et les Grâces sont des divinités antiques (cf plus loin « laParque »)<br /> <br /> il traduit notre émerveillement devant la beauté sublime de la rose, et presque notre sentiment d’éternité : « se repose » (noter l’accord du verbe avec le sujet le plus rapproché, à la mode latine). On a l’impression que rien ne peut troubler l’équilibre de ce spectacle.<br /> <br /> <br /> <br /> Embaumant les jardins et les arbres d’odeur;<br /> <br /> <br /> <br /> Ronsard souligne la fête de tous nos sens (la vision, le parfum) devant la présence de la fleur qui par ses effluves s’étend au plus loin de la nature cultivée (le jardin) et au plus haut de la nature sauvage (les arbres) : cette simple rose irradie l’univers entier ;<br /> <br /> <br /> <br /> Mais battue, ou de pluie, ou d’excessive ardeur,<br /> <br /> <br /> <br /> Ce poème qui apparaissait de prime abord comme la célébration de la beauté de Marie, voit surgir brusquement le thème de la mort pour devenir un éloge funèbre ;<br /> <br /> C’est ce qui rend plus violente l’irruption de la mort, inéluctable et brutale (cf « battue ») ; quelle que soit l’évolution du temps, qu’il pleuve ou que la canicule (« excessive ardeur ») s’installe, la fleur est condamnée, elle ne peut échapper à son destin<br /> <br /> <br /> <br /> Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose.<br /> <br /> <br /> <br /> Le poète décrit ici avec une précision quasi chirurgicale (et même un peu sadique) le dépérissement inexorable (« feuille à feuille ») de la rose ;<br /> <br /> Les termes employés sont d’une grande violence et traduisent la douleur (« languissante ») et l’horreur (« elle meurt ») ; une fois de plus des termes humains caractérisent l’univers de la fleur ;<br /> <br /> La violence de ces propos permet de traduire le sentiment tragique qui s’empare de nous devant une mort prématurée<br /> <br /> <br /> <br /> Ainsi en ta première et jeune nouveauté,<br /> <br /> <br /> <br /> Deuxième partie de la comparaison marquée par l’articulation de ainsi ;<br /> <br /> Passage instantané de l’universel au personnel et à l’intime marqué par le tutoiement ;<br /> <br /> Le fait de s’adresser à Marie suggère qu’elle est toujours vivante, au moins dans le cœur du poète ;<br /> <br /> Inversement, les termes utilisés pour la décrire sont pour la plupart empruntés au champ lexical de la fleur ( »première », « nouveauté ») en étroite correspondance avec le vers 2<br /> <br /> <br /> <br /> Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,<br /> <br /> <br /> <br /> C’est à l’apogée de sa jeunesse (vers 9) et de sa beauté (vers 10) qu’est survenue la mort, au moment le plus injuste, le plus inattendu ;<br /> <br /> Dans l’ordre des mots (« la terre et le ciel ») inverse de l’ordre habituel, on peut percevoir exprimé de façon légère le ressentiment de Ronsard face au destin tragique de Marie ; d’ailleurs il faut noter la reprise du mot « ciel » (cf vers 3), comme un reproche discret envers Dieu<br /> <br /> <br /> <br /> La Parque t’a tuée, et cendres tu reposes.<br /> <br /> <br /> <br /> Ronsard exprime ici la mort de Marie de façon très nuancée :<br /> <br /> - Brutalité du verbe tuer: ce n’est pas un destin ordinaire, c’est un véritable crime ;<br /> <br /> - Vision plus littéraire que tragique de la mort avec l’allusion à « la Parque » qui contrairement au verbe tuer adoucit le tableau pour lui donner une dimension plus esthétique que macabre ; à rapprocher du récit beaucoup plus tragique de la mort de la rose ;<br /> <br /> - Aucun détail macabre précisément, les « cendres » sont bien plus supportables que le cadavre, le verbe « tu reposes » semble indiquer que l’horreur de la mort s’est éloignée ; (cf aussi l’écho avec le vers 5).<br /> <br /> - En fait ce texte est écrit plusieurs années après la fin tragique de la jeune femme ; avec le temps, la douleur a eu le temps de s’apaiser et d’être surmontée.<br /> <br /> - Utilisation de deux temps (passé composé et présent) qui sont complémentaires ; il s’agit d’une action passée qui se répercute encore sur le présent du poète.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,<br /> <br /> <br /> <br /> Ronsard exprime alors sa douleur (larmes/pleurs) faisant ainsi écho aux pleurs prémonitoires de l’aube du vers 4)<br /> <br /> Mais encore une fois c’est une posture plus littéraire que tragique comme le montre le recours aux rites de l’Antiquité : les « obsèques » sont les cadeaux funéraires et païens faits aux morts pour les accompagner dans la tombe ; cette vision culturelle et savante a pour effet d’édulcorer la détresse ressentie il y a de longues années par le poète (et par le roi !) au moment du décès de Marie<br /> <br /> <br /> <br /> Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,<br /> <br /> <br /> <br /> Ainsi les offrandes qui accompagnent la jeune fille sont toutes à son image, douces et d’une beauté simple : le lait symbole d’innocence et de jeunesse, les fleurs qui reprennent le thème central ; <br /> <br /> Aux larmes et aux pleurs, symbole de la mort succèdent le lait et les fleurs symboles de vie qui suggèrent déjà une sorte d’immortalité de Marie qui est ici suggérée comme une divinité antique à l’image des pharaons qui traversent vivants l’épreuve de la mort.<br /> <br /> Le démonstratif « ce », exprimé deux fois, suggère discrètement que c’est le poème tout entier qui constitue l’offrande funéraire…<br /> <br /> <br /> <br /> Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses.<br /> <br /> <br /> <br /> Car par la magie opérée par la poésie la mort est redevenue vie, et le corps de Marie ne fait plus qu’un avec les fleurs qui le recouvrent.<br /> <br /> En fait la poésie a donné l’immortalité à la petite paysanne dont on parle encore avec émotion cinq siècles après sa fin tragique.
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