Georges Ribemont – Dessaignes (1894 – 1974) : Bohémienne 1940
Bohémienne 1940
Il n’y a plus de villes, les routes sont pleines
Les lits se sont vidés, ô beaux amours déserts,
On a vidé la salle et soufflé sur les cendres,
On a tiré la nappe et la ville se casse
Au flanc de la panique, au sourire du ciel.
Allez, berceaux, flottez sur les eaux sans sommeil,
Loin d’un nord privé de l’étoile boréale
Allez, femmes, volez vers quelles oasis
Ou vous dormirez dans les souvenirs d’amour
Au coin d’une place lourde et pleine de douleurs
Parmi les vains débris de moites opulences.
Où dormirons ce soir tous les enfants perdus ?
Où dormira la mère au sein gonflé de vents ?
Oh ! ce lait sans emploi qui va s’éteindre au ciel.
O nébuleuse voile au mât du grand navire,
Parmi l’Ourse, Orlon, la Licorne et le Cygne
Immense clignement de cet œil noir sans cils,
Etoiles luisant au regard des égarés,
Figures du destin. Voici la bohémienne,
Comme si ce n’était pas assez de ce ciel
Pour couronner les fleurs, le sang, la faim des hommes,
Il faut encore offrir les lignes de la main
Aux yeux où se fige la brume des désastres.
O cœur perdu d’un cœur et perdu sans espoir
O mère d’un mort-né qui laisse ton sang noir
Fleurir l’herbe d’un pré sur le bord de la route,
O vieux corps chassé par le souffle de la mort,
N’avez-vous pas compris qu’elle est là, bohémienne,
Epiant vos désirs épars au coin des lèvres
Pour tirer du néant jusqu’à votre haleine
Les mortelles glaces de la bonne aventure,
Car si voici le jour des tristes jamais plus,
Ecoutez dans l’air se balancer les murmures
Et la feuille et l’oiseau, signes de l’avenir.
Dans le marc de café de toutes ces douleurs,
Dans les cartes verdies au sel de tant de larmes,
Voyez, un jour est né, un jour viendra, un jour,
Car rien n’est terminé, rien n’est fini, Seigneur,
La rose se flétrit et la rose s’effeuille,
En vain qu’ouvre-t-elle aux vivants, la bohémienne ?
Je respire et je veille et je souffre et je rêve,
Mais aux morts que Dieu fit n’a-t-elle rien à dire ?
Un jour viendra qu’enfin finira l’aventure.
In, Revue « Poésie 42, N°1 », Villeneuve-les-Avignon,1941
Du même auteur :
A la tourterelle (24/04/2016)
« Il y avait un grand silence… » (24/03/2017)
Se confondre (24/04/2018)
« Ils sont revenus, les morts... » (24/04/2019)
Attente (24/04/2020)
Sérénade à quelques faussaires (07/09/2021)