Eugène Guillevic (1907 - 1997) : Le matin
Le Matin
Le matin
T’est donné,
Ne le prend pas
Comme un dû.
*
La terre ne tournerait plus,
Le soleil ne tournerait plus.
Ce serait donc
Pour toujours le matin ?
*
Ne vous trompez pas,
Dit le matin,
Le cosmos existe
Et vous en êtes.
*
Au matin
La terre
Devient plus autonome
Dans l’univers.
*
Le matin
Ne paraît pas devoir
Déboucher
Sur midi.
Il promet
Autre chose.
*
L’horizon est heureux
De ce nouveau matin,
Le matin est heureux
De toucher l’horizon.
*
Est-ce que le matin
A cisaillé la nuit ?
Ou bien l’a dissoute
Comme fait un liquide ?
*
La mer, la terre
Vont devoir
A partir du matin
Servir de miroir
Au soleil.
*
La terre
Voudrait savoir
Eviter de frissonner ainsi
Dans le matin.
*
Il y a
Ce qui sépare.
Le matin
Tend à approcher.
*
Le matin
Aurait pu
Eclater
Comme une torpille.
*
Le matin
N’est pas une roue.
Il ne tourne pas
Sur lui-même
Pour avancer.
*
Le matin
Est explorateur.
Il ne couvre
Que pour découvrir.
*
Le matin
Ne fissure pas.
Ce qu’il veut
C’est englober.
*
Le matin
Pousse la lumière
A s’étonner
De ce monde.
*
Le matin
Aime annoncer
Une belle journée
*
Le matin
Ne déçoit
Que ceux
Qui n’aiment pas la nuit.
*
Le matin,
La lumière
Croit toucher ma main
Pour la première fois.
*
On en voit le matin
Qui ne saluent pas
Cette irruption de bleu.
*
Le matin
Il y a un silence
Coloré
Par les lointains.
*
Le matin
On peut croire
Que le soleil
Prêche son utopie.
*
Le matin
Ne clame pas
Qu’il veut nettoyer
Le monde.
*
Le matin
N’est pas toujours sur de lui.
Il recule parfois
Devant sa tâche.
*
Le matin
Dit qu’il essaiera.
Tout
Ne sera pas tenu.
La fatigue
N’est pas de mise.
Je m’accrocherai
Rumine le matin.
Je m’accrocherai
Tant que je pourrai.
*
Le matin
Pourtant s’installe
Comme s’il devait
Ne pas finir de durer.
*
Ce matin
Que le soleil
Avait envie
De flageller.
*
Ce matin
Etait pourchassé,
Il s’est caché
Dans la pluie.
*
Pour voyager
Pas besoin de bouger.
Regarder près et loin
Dans le matin.
*
Le matin
Connaît sa grammaire,
Respecte à peu près
La syntaxe.
*
Le matin est un peu
Comme le feu dans la cheminée
Quand il s’attaque
Au menu bois.
*
On peut rêver
De matin plus impétueux.
Pourvu qu’il n’y ait pas
De gesticulation.
*
Celui-ci ne sera
Qu’un matin
Dans le probable infini
Des matins.
*
La roche
A le pouvoir
D’ignorer qu’au-dehors
Vient le matin.
*
Que pas un arbre
Ne s’envole.
Le matin
A besoin de tout.
*
La pomme
Toujours étonnée
D’être la même et pas la même
Dans le matin.
*
Le matin convient
Aux mollets nus
Des garçons et des filles.
*
Dans les villes, dans les champs
Les oiseaux
Disent au matin
Ce qu’il fait pour eux.
*
Chaque matin
Est pour l’oiseau
L’anniversaire
De sa naissance.
*
Est-ce que la sève
Monte plus fort
Quand le matin
Se proclame ?
*
Les racines
Sont informées
Du travail
Que fait le matin ?
*
Au matin
Les branches
Cherchent à se tendre plus
Vers l’horizon.
*
Pendant la nuit
Chaque feuille était seule.
Au matin,
Elle se retrouve en compagnie.
*
Le matin
Toute la musique
Des buissons muets.
*
Le matin
Les fougères
Se regardent
Se saluent.
*
Jour après jour,
La cime des sapins
Est plus désireuse
De se trouver
Dans le matin.
*
Le matin
Se plaît plus
Au duvet
Qu’aux rémiges.
*
Le matin
N’est pas sans tendresse
Pour la rose
En train de passer.
*
Le matin
Ne s’occupe guère de l’étang.
Il le laisse encore
A sa nuit.
*
Le matin
L’eau qui court ou qui dort
Retrouve son pouvoir
De s’ouvrir à elle-même.
*
Le matin
Voit les rivières
Couler contentes
De leur présent.
*
La ville
A besoin du matin
Pour croire
Qu’elle peut exister.
*
Ce n’est pas
Le matin qui dira
Il y a trop d’oiseaux
Dans les villes.
*
Le coq du clocher
Retrouve au matin
Son don et son devoir
De vigilance.
*
« On s’en tirera »,
Déclare au matin
Le cochon de lait.
*
Dans la cuisine
L’accord conclu
Entre le bassin de cuivre
Et le matin.
*
On voit que le matin
Ne regrette pas
D’être venu.
*
Un matin
Qui n’en a pas l’air,
Mais qui a vécu
L’histoire de la terre.
*
Chaque matin
Comme il signifiait :
Attention ! peut-être
Que je suis le dernier
*
Quand le matin
Se regarde et se voit
Il arrive
A son embouchure
*
Le matin
Est aussi un fleuve
Qui enfle et va crever
Dans la verticale de midi ;
*
Le matin
Se sculpte lui-même,
Pas besoin
De modèle.
*
On ne peut pas parler
Du passage du matin.
A quel moment
N’est-il plus là ?
*
Certains matins
Rien ne bouge.
Même le temps
Ne se cherche pas.
*
Du matin
Sur l’hôpital,
Aussi
Sur l’hôpital.
*
Il a échappé
A la nuit.
Ne lui fait pas,
Toi, matin,
Plus de mal.
1982
Possibles futurs,
Editions Gallimard, 1996
Du même auteur :
Herbier de Bretagne (31/03/2014)
Du silence (30/03/2016)
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