Octavio Paz (1914 - 1998) : Le temps même / El mismo tiempo
Le temps même
Ce n’est pas le vent
ni les pas somnambules de l’eau
parmi les maisons pétrifiées et les arbres
tout au long de la nuit rougeâtre
ce n’est pas la mer montant les escaliers
Tout est calme
le monde naturel repose
C’est la ville autour de son ombre
cherchant toujours se cherchant
perdue en sa propre immensité
sans s’atteindre jamais
ni pouvoir sortir de soi
Je ferme les yeux et vois passer les autos
elles s’allument et s’éteignent et s’allument
s’éteignent
où vont-elles je ne sais
Tous nous allons mourir
savons-nous autre chose ?
Sur un banc un vieux parle seul
Avec qui parlons-nous quand nous parlons tout seuls ?
Il a oublié son passé
il n’abordera pas le futur
Il ne sait qui qu’il est
il est vivant au milieu de la nuit
il parle pour s’entendre
Près de la grille un couple s’embrasse
elle rit et demande quelque chose
sa question monte s’ouvre tout là-haut
le ciel sans une ride
trois feuilles tombent d’un arbre
au coin quelqu’un siffle
en face une fenêtre s’éclaire
Etrange de se savoir en vie !
Marcher parmi les gens
dans le secret partagé d’être vivant.
Aubes sans personne sur le Zócalo
rien que notre délire
et les tramways
Tacuba Tacubaya Xochimilco San Angel Coyoacán,
sur la place plus grande que la nuit
allumés
prêts à nous emporter
dans l’immensité de l’heure
à la fin du monde
Raies noires
les perches dressées des trolleys
contre le ciel de pierre
et leur tresse d’étincelles leur languette de feu
braise perforant la nuit
oiseau
volant sifflant volant
parmi l’ombre enchevêtrée des frênes
depuis San Pedro jusqu’à Mixcoac en double file
Voûte verte et noire
masse de silence humide
sur nos têtes en flammes
tandis que nous parlons en hurlant
dans les tramways qui s’éternisent
traversant les faubourgs
dans un fracas de tours déracinées
Si je suis vivant si je marche encore
dans ces mêmes rues empierrées
flaques boues de juin à septembre
portails hauts murs jardins endormis
seule à veiller
blanche violette blanche
l’odeur des fleurs
grappes impalpables
Dans les ténèbres
un réverbère presque vivant
contre le mur glacé
Un chien aboie
questions à la nuit
Ce n’est personne
le vent est entré dans la futaie
Nuages nuages gestation ruine et nuages encore
temples écroulés nouvelles dynasties
écueils et désastres dans le ciel
Mer d’en haut
nuages du haut plateau Où est donc l’autre mer ?
Maître des yeux
nuages
architectes de silences
quand soudain
surgit le mot
albâtre
svelte transparence non conviée
Tu dis
j’en ferai de la musique
châteaux de syllabes
Tu n’en fis rien
Albâtre
sans fleur ni arôme
tige sans sève ni sang
blancheur coupée
gorge seulement gorge
chant sans queue ni tête
Maintenant je suis vivant et sans nostalgie
la nuit coule
la ville coule
j’écris sur la page qui coule
je passe avec les mots qui passent
Avec moi ne commença pas le monde
Il ne va pas finir avec moi
Je suis
un battement dans un fleuve de battements
Il y a vingt ans Vasconcelos me dit
« Consacrez-vous à la philosophie
Elle ne donne pas la vie
défend de la mort »
Et Ortega y Gasset
dans un bar sur le Rhône
« Apprenez l’allemand
et mettez vous à penser
oubliez le reste »
Je n’écris pas pour tuer le temps
ni pour le revivre
j’écris pour qu’il me vive et revive
Cet après-midi sur un pont
je vis le soleil entrer dans le fleuve
Tout était en flammes
brûlaient les statues les maisons les portiques
Dans les jardins des grappes de femmes
lingots de lumière liquide
fraîcheur de vaisselles solaires
l’allée de peupliers un feuillage d’étincelles
l’eau horizontale immobile
sous les cieux et les mondes incendiés
Chaque goutte d’eau
un œil fixe
le poids de l’énorme beauté
sur chaque pupille ouverte
Réalité suspendue
à la tige du temps
la beauté ne pèse pas
Paisible reflet
temps et beauté sont identiques
eau et lumière
Regard qui soutient la beauté
temps ravi dans le regard
monde sans poids
si l’homme pèse
la beauté ne suffit-elle ?
Je ne sais rien
Je sais ce qui est superflu
non ce qui suffit
L’ignorance est ardue comme la beauté
un jour je saurai moins et j’ouvrirai les yeux
Peut-être le temps ne passe-t-il pas
mais des images de temps
si ne reviennent pas les heures reviennent les présences
En cette vie il est une autre vie
ce figuier-là reviendra cette nuit
cette nuit refluent d’autres nuits
Tandis que j’écris j’entends passer le fleuve
non celui-ci
celui-là qui est celui-ci
Va-et-vient de moments et de visions
le merle sur la pierre grise
dans une clairière de mars
noir
centre de clartés
Non le merveilleux pressenti
le présent senti
la présence sans plus
rien de plus comblé
Ce n’est pas la mémoire
rien de pensé ni de voulu
Ce ne sont pas les mêmes heures
mais d’autres
toujours elles sont autres et c’est la même
elles entrent et nous expulsent de nous
voient avec nos yeux ce que ne voient pas les yeux
Dans le temps il est d’autres temps
immobile
sans heures ni ombre ni poids
sans passé ni futur
seulement vivant
comme le vieux du banc
unique identique perpétuel
Jamais nous ne le voyons
C’est la transparence
Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson
in, Octavio Paz : "Oeuvre"
Editions Gallimard (La Pléiade), 2008
Du même auteur :
L’avant du commencement /Antes del Comienzo (17/01/2015)
Pierres de soleil / Piedra de sol (17/02/2016)
Hymne parmi les ruines / Himno entre ruinas (10/02/2017)
Source (10/02/2018)
« Même si la neige tombe... » (10/02/2019)
Elégie ininterrompue / Elegía interrumpida (10/02/2020)
Mise au net / Pasado en claro (10/02/2021)
La vie tout simplement / La vida sencilla (10/02/2023)
Réponse et réconciliation / Respuesta y reconciliación (12/02/2024)
El mismo tiempo
No es el viento
no son los pasos sonámbulos del agua
entre las casas petrificadas y los árboles
a lo largo de la noche rojiza
no es el mar subiendo las escaleras
Todo está quieto
reposa el mundo natural
Es la ciudad en torno de su sombra
buscando siempre buscándose
perdida en su propia inmensidad
sin alcanzarse nunca
ni poder salir de sí misma
Cierro los ojos y veo pasar los autos
se encienden y apagan y enciendense apagan
no sé adónde van
Todos vamos a morir
¿sabemos algo más?
En una banca un viejo habla solo
¿Con quién hablamos al hablar a solas?
Olvidó su pasado
no tocará el futuro
No sabe quién es
está vivo en mitad de la noche
habla para oírse
Junto a la verja se abraza una pareja
ella ríe y pregunta algo
su pregunta sube y se abre en lo alto
A esta hora el cielo no tiene una sola arruga
caen tres hojas de un árbol
alguien silba en la esquina
en la casa de enfrente se enciende una ventana
¡Qué extraño es saberse vivo!
Caminar entre la gente
con el secreto a voces de estar vivo
Madrugadas sin nadie en el Zócalo
sólo nuestro delirio
y los tranvías
Tacuba Tacubaya Xochimilco San Ángel Coyoacán
en la plaza más grande que la noche
encendidos
listos para llevarnos
en la vastedad de la hora
al fin del mundo
Rayas negras
las pértigas enhiestas de los troles
contra el cielo de piedra
y su moña de chispas su lengüeta de fuego
brasa que perfora la noche
pájaro
volando silbando volando
entre la sombra enmarañada de los fresnos
desde San Pedro hasta Mixcoac en doble fila
Bóveda verdinegra
masa de húmedo silencio
sobre nuestras cabezas en llamas
mientras hablábamos a gritos
en los tranvías rezagados
atravesando los suburbios
con un fragor de torres desgajadas
Si estoy vivo camino todavía
por esas mismas calles empedradas
charcos lodos de junio a septiembre
zaguanes tapias altas huertas dormidas
en vela sólo
blanco morado blanco
el olor de las flores
impalpables racimos
En la tiniebla
un farol casi vivo
contra la pared yerta
Un perro ladra
preguntas a la noche
No es nadie
el viento ha entrado en la arboleda
Nubes nubes gestación y ruina y más nubes
templos caídos nuevas dinastías
escollos y desastres en el cielo
Mar de arriba
nubes del altiplano ¿dónde está el otro mar?
Maestras de los ojos
nubes
arquitectos de silencio
Y de pronto sin más porque sí
llegaba la palabra
alabastro
esbelta transparencia no llamada
Dijiste
haré música con ella
castillos de sílabas
No hiciste nada
Alabastro
sin flor ni aroma
tallo sin sangre ni savia
blancura cortada
garganta sólo garganta
canto sin pies ni cabeza
Hoy estoy vivo y sin nostalgia
la noche fluye
la ciudad fluye
yo escribo sobre la página que fluye
transcurro con las palabras que transcurren
Conmigo no empezó el mundo
no ha de acabar conmigo
Soy
un latido en el río de latidos
Hace veinte años me dijo Vasconcelos
"Dedíquese a la filosolía
Vida no da
defiende de la muerte"
Y Ortega y Gasset
en un bar sobre el Ródano
"Aprenda el alemán
y póngase a pensar
olvide lo demás"
Yo no escribo para matar al tiempo
ni para revivirlo
escribo para que me viva y reviva
Hoy en la tarde desde un puente
vi al sol entrar en las aguas del río
Todo estaba en llamas
ardían las estatuas las casas los pórticos
En los jardines racimos femeninos
lingotes de luz líquida
frescura de vasijas solares
Un follaje de chispas la alameda
el agua horizontal inmóvil
bajo los cielos y los mundos incendiados
Cada gota de agua
un ojo fijo
el peso de la enorme hermosura
sobre cada pupila abierta
Realidad suspendida
en el tallo del tiempo
la belleza no pesa
Reflejo sosegado
tiempo y belleza son lo mismo
luz y agua
Mirada que sostiene a la hermosura
tiempo que se embelesa en la mirada
mundo sin peso
si el hombre pesa
¿no basta la hermosura?
No sé nada
Sé lo que sobra
no lo que basta
La ignorancia es ardua como la belleza
un día sabré menos y abriré los ojos
Tal vez no pasa el tiempo
pasan imágenes de tiempo
si no vuelven las horas vuelven las presencias
En esta vida hay otra vida
la higuera aquella volverá esta noche
esta noche regresan otras noches
Mientras escribo oigo pasar el río
no éste
aquel que es éste
Vaivén de momentos y visiones
el mirlo está sobre la piedra gris
en un claro de marzo
negro
centro de claridades
No lo maravilloso presentido
lo presente sentido
la presencia sin más
nada más pleno colmado
No es la memoria
nada pensado ni querido
No son las mismas horas
otras
son otras siempre y son la misma
entran y nos expulsan de nosotros
con nuestros ojos ven lo que no ven los ojos
Dentro del tiempo hay otro tiempo
quieto
sin horas ni peso ni sombra
sin pasado o futuro
sólo vivo
como el viejo del banco
unimismado idéntico perpetuo
Nunca lo vemos
Es la transparencia
(Dias habiles)
Salamandra (1958-1961)
Editorial Joaquin Mortiz, Mexico, 1962
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Julio J. Casal : Abeja / Abeille (23/12/2021)
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