Aimé Césaire (1913 – 2008) : Idylle
Idylle
Quand viendra le soir du monde que les réverbères seront de grandes filles
immobiles un nœud jaune aux cheveux et le doigt sur la bouche
quand la lumière dans la vitre coupera sa natte et fera frire ses œufs dans une
goutte de sang prise à la neige des blessés
que le vin lourd de midi lancera du grain aux étoiles de minuit il y aura dans
mon âme les légères corbeilles du brouillard qui seront sommées de verser des
bennes de lumière
la solitude ouvrira de minuscules fenêtres
sur la belle amitié radiophonique des nombres
et dans la reconversion du calendrier dans le feu de joie de la planche à
journées
le jour sera si pur qu’on y verra les jours
corbeau doux serviteur
comme moi rauque et voluptueux
butin de l’air épais et de l’espace bavard il y aura
une pompe d’auto décapitée sur le billot du temps à faire les loups
des ris d’enfants d’une récréation qu’on ne voit pas faisant penser aux
chaperons faisant penser aux dévorés faisant penser
aux prophètes que les hommes chassaient de leurs songes à coups de pierres
grises
corbeau
ton jour arrive sans but sur des pattes d’emprunt
comme un nègre domestique porteur de lait agile
corbeau
le dernier pendu tourne son œil légal dans le chaste zéro du repentir de
l’absurde
corbeau suave chant de mandragore
come moi vénéneux et tranquille
il y a encore à desceller les pierres bleues du château et la géométrie sans peine
du mensonge
corbeau
de ta noire signature honore la page blanche
échappée à la morte-saison des étreintes pucelles
corbeau tête forte
debout derrière la trappe de ton cri
quand l’inventaire scrupuleux des mots de tous les jours commencera
car il sera temps de penser à des témoins moins velus que les astres
- sur quels sabots s’est enfuie ta présence ? dira
surgi de la patience du trottoir et de la flamme du ruisseau
mon ange gardien
ses doigts terrestres prêts d’un bassin feuillu semant en vain
des mots à goût de pain et de piège
je ne répondrai rien
mais je le conduirai selon la méridienne
à l’épiphanie chaste d’une rosace de sang d’une gerbe de lumière du grand
effort brun d’une forge où se tord
la poussée noire du geste baignée de sable blanc
alors de celle qui réveille à leur vocation de boa constrictor
les routes étrangleuses du paysage qu’elles étaient chargées d’allaiter
à celle qui fait que les paons sacrés de ma vie incorruptible
roucoulent de remémoration
les bœufs rouges ramèneront la journée au tombeau où par écume une chaleur
de champagne pétillante de bourgeons et d’atolls
ouvrira des paumes lasses
dans l’air il y aura ouvriers du beau temps des ocelles et des cerfs de cristal de
grandes paroles vierges des alligators pieux
dont nos oiseaux très sages cureront les dents
sommeil noueur de racines
J’arrose tes guérets
capte la voix qui fait que les termites bâtissent haut
dans mon crâne leur pyramide funèbre tendue d’un vol de pigeons multicolores
or toi oiseau frappé de la fronde des mirages
cognant la tête au plafond du soleil
et des astres et des rêves et du néant
d’île en île eau claire que tu dédaignes
ô toi prisonnière de ta cire que vantent les parchemins
tu tomberas
froisseuse d‘étoiles broyeuse d’herbes grand corps
Aimé Césaire : La Poésie
Editions du Seuil, 2006
Du même auteur :
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