Anne-José Lemonnier (1958 - 2024) : Les yeux de l’Aven (1)
Les yeux de l’Aven (1)
Ce texte s’inspire d’une exposition présentée au Musée des Beaux-Arts de Quimper du 12 juillet au
30 septembre 2003 : « L’aventure de Pont-Aven et Gauguin. (Note de l’éditeur)
Les barrières servaient à se dire bonjour
le paysage ordonnait
tous ses plans
de l’enfance à la mort
Sur les lignes du blé
prêtes pour un tableau
le mot salut avait
un double sens
J’ai pris l’alexandrin au lieu de la faucille
Un secret a mûri sous la coiffe du rythme
La plage fut un Filiger au sable rose
Le Rose de Filiger
Il advint que le temps s’éprit d’un Filiger
qu’il fit rose au-delà de la pluie du soleil
que le gris existât pour éprouver le rose
enluminer le ciel à leurs encres mêlées
Lanmarc’h est un village
et beaucoup de saisons
une fenêtre pas plus grande qu’un regard
J’ouvrais le paysage aux pages de ce rose
Je glanais là de vieux alexandrins rouillés
dans l’esprit des marées
Le rythme apprivoisait la mort de son ressac
Je rêvais
de me réveiller
dans un tableau
lavandière ou goémonière
pour m’accouder
à la barrière d’un bonjour
et des champs rapiécés
tabliers de travail
noués par les chemins
Un grand aplat
de vieux rose
a rajeuni
l’usure de la terre
polie au pinceau
qui travaille
à ne pas lui laisser une ride
Geste plein de sollicitude
une voile repasse le bleu
telle une main s’applique
à caresser le front de mer
le front aimé
à effacer les plis
d’inquiétude et de peine
La vie se résume
à une petite maison
suspendue ente ciel et terre
tout et rien
comme à la douane de l’éclat
où vie et mort échangeront
jusqu’à leur nom
Arbre tout déformé
par la tempête intime
qu’à tour de rôle
chacun appuie sur lui
Les racines boivent la mer
autant de larmes
dont la sève a noirci
les frondaisons
Choses nouées renouées
les pas dans la marche
les épis dans la gerbe
les vers dans le poème
Pour ne pas s’empreindre
sur la sérénité du rose
une vie fut abandonnée
au pied de l’arbre
Il a plu
et le rose affermit son assise
jailli des nuages
comme d’un encrier
Je m’exerce à un rythme ancien
à l’école de tout destin
Le peintre savait
quelle secrète blessure
se guérit par le rose
quelle épure il exige
avant de faire corps
avec le bleu
Sur ce rose
les pas seront toujours trop lourds
et les sentiments trop humains
Quant au bleu
il faut y nager
avec sa mort
Pour la glaneuse
du dernier champ
mûri en haute vague
la promenade a
ses lettres de noblesse et de bonté
La Moisson au bord de la mer
La moisson au bord de la mer a commencé
dans une violence à rythmer
entre jaune et bleu guerre et paix
Le paysage existe
en aplats de désir
cernés d’un trait
qui intensifie leur plain-chant
et foncés par le sel en leur fatalité
Tout obéit à une pente de sagesse
La mer justifiera les vies
comme un texte imprimé
Pour la femme emmurée
dans le silence de son geste
les épis sont
des veines très tenaces de lumière
et qui souffrent d’être arrachées
A mettre en gerbe des mots
ficeler des larmes
les années se sont envolées
en file indienne
au long du même champ
Toute vie avait fui des corps des sentiments
mais le sentier douanier allait comme le trait
autour de chaque chose afin de l’affermir
à l’horizon le plus dense de sa couleur
Les femmes n’ont vieilli dans l’âge des tableaux
Entre le bleu immense de la mer et du ciel
leurs yeux sont les oiseaux plus lents que la lenteur
Elles ne mourront plus
debout à ce tournant
où le bleu d’un été
tombe en la main du peintre
Vive écharpe taillée
dans la terre natale
chaque fois cacha
la chair de son histoire
Tu recherchas longtemps les clefs sur le motif
Avec le blé salé
à la fleur des embruns
le pain aura le goût du bleu épice rare
A l’abri de la meule
deux femmes éreintées
sont tombées de fatigue
La tête repose sans chiffonner la coiffe
La souffrance sans abîmer la poésie
A l’angle droit de l’aquarelle
une larme déborde le périmètre
accordé à la douleur dans les jours
et se cache en leur coin le plus invisible
Les sabots gisent
La main se tend vers eux d’instinct
pour les remettre côte à côte
comme si un geste suffisait
à rechausser les pas de leur courage
Meules romanes
chapelles vouées aux gestes
le paysage bleu s’en remet
à l’Ecole qui lui donna
la peinture pour sœur jumelle
Aux franges des labours
les rides en écho
sur le front de la mer
et la pensée des hommes
marquent l’osmose des instants
déchiffrés à la lettre
à l’arbre à l’herbe près
Il ne t’aura manqué
que le sceau des nuages
sur les notices lues
relues par l’océan
pour affirmer
la part exacte des couleurs
dans l’unicité des journées
Cet arbre généalogique de la lumière
aux ramifications trop infimes pour la mémoire
Paravent des quatre saisons
la vie cache sa profondeur
derrière l’éphémère
les instants étouffent
de leur meule géante
l’aventure
Je fus cette servante bleue
accaparée par la brindille quotidienne
Au verso du paravent
plus long que les années
croisaient les évènements
comme des voiliers anciens
Aveuglément
le temps me rompit à son gré
tel un pain jamais cuit
sur la brèche brûlante
Les oies m’ont dévoré
La bêtise est bien faite
Qu’y a-t-il maintenant
et qui ne soit pas mort
derrière le paravent
Au frontispice
des saisons
leur simple strophe
Le paysage naît
avec le Bois d’Amour
Dans la brume le soleil est
une voix qui résurgit
Mettez du jaune*
Où la lumière ordonne
Mettez du vermillon
le peintre a payé
de son sang et de sa vie
Aujourd’hui les arbres auront l’écorce bleue
Nous marchons adossés au ciel d’une journée
Dans les yeux de l’Aven
le Bois d’Amour
décalque ses aplats
Depuis l’aube des temps
le bleu s’appelle Marie
Qui se prendra au jeu
de baptiser les couleurs
une à une
de repeindre le Talisman
par des prénoms
en nombre insuffisant
pour toutes les nuances
L’Ecole a pour enceinte claire
un Bois d’Amour
Au secret de ses eaux l’Aven charrie
les brouillons recouverts inaboutis
Les peintres sont tous morts
mais il reste les arbres
comme maîtres d’école
et mémoire commune
Le vent les tourmente
d’une étreinte attentive
Troncs filiformes presque trop frêles
pour porter leur cime telle une œuvre
qui a bu leur sève absorbé leur substance
souffert leur destin
ils s’estompent
et la brume tire des traits
Sur les pierres foncées de la méditation
un siècle amarré là
et combien de saisons
d’hivers aimés par-dessus tout
ont façonné aux écorces rouges
l’intimité de veines
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* Paul Gauguin cité par Paul Sérusier
Archives de neige
Editions Rougerie, 87330 Mortemart, 2007
De la même autrice :
« Au lieu de pleurer… » (06/11/2017)
« Le vent déchirent les feuilles mortes... » (29/09/2020)
Les yeux de l’Aven (2) (30/09/2022)
La mort traversière (30/09/2023)
Archives de neige (1) (29/09/2024)