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Le bar à poèmes
29 septembre 2024

Anne-José Lemonnier (1958 – 2024) : Archives de neige (1)

Archives "Ouest-France"

Archives de neige

 

Ce texte s’inspire d’une exposition présentée au Musée des Beaux-Arts de

Quimper du 28 novembre 2003 au 8 mars 2004 : « Jean Moulin*, dessinateur

et amateur d’art » (Note de l’éditeur).

*Jean Moulin a été sous-préfet de Châteaulin, de 1930 à 1933.

 

Introduction

la plus imprévisible

oralité sans traces

en des lieux qui furent siens

 

et entretiennent dans leur peau

mieux que les documents épars

la cicatrice de son pas

l’entaille de son regard

 

La neige sert

de seul enchaînement

d’un temps à l’autre

de logique blanche

 

aux pas risqués

selon un ordre

qui doit tout

au regard

 

Neige tombée

comme une leçon d’exactitude

un ralliement

à la simple autorité d’un travail

 

Un lien de neige

fondu

aussitôt qu’éprouvé

entre deux dimanches

 

entre deux époques

fait entrer dans sa vie

par son jardin secret

Romanin (1)

 

Cette neige

prétexte à bien des jeux

sur le Menez Hom

il y a une semaine

 

La voici intacte

sur ses aquarelles

prête à recommencer

les tours d’une magie

 

qu’il caricature

à l’encre de Chine

Sourires et glissades

vont de pair

 

Sur les pentes joyeuses

grinçantes parfois

l’humour cabriole

dans une ambiance bon enfant

 

L’historien se penche

sur des traces infimes

décourageantes

de discrétion

 

Oreille tendue

aux échos d’une présence

à la résonance d’un pas

sur le chemin de halage

 

Mais l’eau

frappe

des archives

de pierre

 

aussi muettes

que le héros

sous la pression

du tortionnaire

 

Le prix du silence

n’a pas changé

L’état de guerre est

une monnaie courante

 

Trompeur est

le sourire

de cette ville

sur sa rivière

 

Elle ressemble à la femme

du bel enterrement

mauvaise épouse

et fausse alliée

 

Il faut l’arpenter

sur ses gardes

et sans l’entorse

d’une confidence

 

Dessins butinés

sur le temps

le plus humain

esquisses d’humour

 

avant la grande peinture

de l’Histoire définitive

le grand chef-d’œuvre

de la mort héroïque

 

Le rire a gardé

sa vertu

et agit encore

bien qu’on sache la suite

 

Croquées sur le vif oubliées aussi vite

ces mille petites morts quotidiennes

de mesquinerie de trahison

le lot des jours ici comme ailleurs

 

L’autoportrait

de dimensions modestes

s’apparente aux plus grands

par la maîtrise de son talent

 

Une légère désinvolture

due à la cigarette

ne contredit pas

une gravité très mûre

 

chez ce jeune homme

tiraillé entre

son art et son métier

Il considère avec sang froid

 

mesure à l’aune

de la lucidité

d’un regard sage

et sans orgueil

 

la force de ce goût

qu’il a conjointement

pour le destin des hommes

et pour la peinture

 

Passion une

qui fera des actes

une œuvre

au regard de l’Histoire

 

Il faut déjà du stoïcisme

pour se jauger lucidement

et se dessiner sans trembler

comme on le ferait d’un autre

 

Ainsi présent par transparence

au verso de la feuille

Tel qu’en lui-même (2) si grave

et posant entre soi et soi

 

une si juste distance

il dessina

sous la pression de la torture

la caricature de son bourreau

 

Promenades

au long des berges

lignes hâtivement

jetées sur le papier

 

Les croquis ébauchés

sur les jours

font un calendrier

des êtres

 

Instantanés

fidèles

que le travail

ne trahit pas

 

Bretons saisis

dans leur ténacité

leur pugnacité

à vif et réfléchis

 

Paupières fermées

plus expressives

que des regards

 

Visages sans yeux

qui s’impriment

du fond de l’âme

ayant valeur

d’idéogrammes

 

Sténographie du temps

humble histoire

dont il convoque

d’avance

 

les acteurs invisibles

les réfractaires

à toute forme

de mise en scène

 

Sa main déjà les rassure

soigne trait à trait

leurs blessures

ferme leurs yeux

 

rend compte

de leur exigence

témoignage urgent

à porter

 

avant l’holocauste

et les bombes

là où il n’y avait

rien à détruire

 

ni rien à prendre

que le travail des heures

sans richesse et sans gain

les jours subvenant

 

aux saisons liées

l’une à l’autre

aux années enchaînées

par miracle       

 

 

Inspiré par l’humain

plus que par les paysages

il hante

feuille après feuille

 

les quais de Châteaulin

la place du marché

le porche de l’église

lieux de bavardages

 

que sa fonction

impressionne

qui s’interrompent

sur son passage

 

Les visages s’absorbent

dans un souci profond

femmes aux lèvres serrées

comme par une prière

 

et parées toujours

de leur marque de noblesse

la coiffe blanche et brodée

seul insigne de féminité

 

qu’il prend à l’évidence

plaisir à dessiner

prouvant par là

son amitié pour la Bretagne

 

Ses carnets à dessin

retracent

le pardon

de la vie quotidienne

 

le long pardon

du pain

qui deviendra

une aventure

 

Le croquis

est sa manière

d’honorer

la conversation

 

Dans la ville si petite

la moindre course

implique

des rencontres

 

Qu’elles évoquent

le temps

les récoltes

ou la pêche

 

Il enregistre

le meilleur

des bavardages

leur quintessence

 

Sur la place du marché

où la vie joue

instinctivement

ses dernières cartes

 

Le crayon

creuse

à même

la bruine

 

laboure

une vie

dans son chagrin

son endurance

 

Visage qui penche

de fatigue

les yeux scellés

de brume

 

Absence

ou repli extrême

à l’intérieur capté

à la mine grave

 

Quelle en-tête

pour l’âme

cette femme

de Plougastel

 

Bleu surgi

de bruines interminables

si éclatant si jeune

que le dessin s’en agrandit

 

et se colore de pastel

Le crayon ne suffit pas

à la tendresse de ce père

portant son enfant à Rumengol

 

Et chose extraordinaire

dans sa robe qui le berce

l’enfant ouvre les yeux

sur l’indigo de fête

 

le père un marin

ne s’habitue pas à l’honneur

d’avoir son petit dans les bras

Il le tient come on prie

 

Dans la bénédiction

du bleu

où la guerre bientôt

éclatera

.....................................................

 

(1) Pseudonyme sous lequel Jean Moulin publiait ses œuvres artistiques (dessins, gravures,

peintures...)

(2) Stéphane Mallarmé

 

Archives de neige

Editions Rougerie, 87330 Mortemart, 2007

De la même autrice :

« Au lieu de pleurer… » (06/11/2017)

« Le vent déchirent les feuilles mortes... » (29/09/2020)

Les yeux de l’Aven (1) (30/09/2021)

Les yeux de l’Aven (2) (30/09/2022)

La mort traversière (30/09/2023)

 

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