Anne-José Lemonnier (1958 – 2024) : Archives de neige (1)
Archives "Ouest-France"
Archives de neige
Ce texte s’inspire d’une exposition présentée au Musée des Beaux-Arts de
Quimper du 28 novembre 2003 au 8 mars 2004 : « Jean Moulin*, dessinateur
et amateur d’art » (Note de l’éditeur).
*Jean Moulin a été sous-préfet de Châteaulin, de 1930 à 1933.
Introduction
la plus imprévisible
oralité sans traces
en des lieux qui furent siens
et entretiennent dans leur peau
mieux que les documents épars
la cicatrice de son pas
l’entaille de son regard
La neige sert
de seul enchaînement
d’un temps à l’autre
de logique blanche
aux pas risqués
selon un ordre
qui doit tout
au regard
Neige tombée
comme une leçon d’exactitude
un ralliement
à la simple autorité d’un travail
Un lien de neige
fondu
aussitôt qu’éprouvé
entre deux dimanches
entre deux époques
fait entrer dans sa vie
par son jardin secret
Romanin (1)
Cette neige
prétexte à bien des jeux
sur le Menez Hom
il y a une semaine
La voici intacte
sur ses aquarelles
prête à recommencer
les tours d’une magie
qu’il caricature
à l’encre de Chine
Sourires et glissades
vont de pair
Sur les pentes joyeuses
grinçantes parfois
l’humour cabriole
dans une ambiance bon enfant
L’historien se penche
sur des traces infimes
décourageantes
de discrétion
Oreille tendue
aux échos d’une présence
à la résonance d’un pas
sur le chemin de halage
Mais l’eau
frappe
des archives
de pierre
aussi muettes
que le héros
sous la pression
du tortionnaire
Le prix du silence
n’a pas changé
L’état de guerre est
une monnaie courante
Trompeur est
le sourire
de cette ville
sur sa rivière
Elle ressemble à la femme
du bel enterrement
mauvaise épouse
et fausse alliée
Il faut l’arpenter
sur ses gardes
et sans l’entorse
d’une confidence
Dessins butinés
sur le temps
le plus humain
esquisses d’humour
avant la grande peinture
de l’Histoire définitive
le grand chef-d’œuvre
de la mort héroïque
Le rire a gardé
sa vertu
et agit encore
bien qu’on sache la suite
Croquées sur le vif oubliées aussi vite
ces mille petites morts quotidiennes
de mesquinerie de trahison
le lot des jours ici comme ailleurs
L’autoportrait
de dimensions modestes
s’apparente aux plus grands
par la maîtrise de son talent
Une légère désinvolture
due à la cigarette
ne contredit pas
une gravité très mûre
chez ce jeune homme
tiraillé entre
son art et son métier
Il considère avec sang froid
mesure à l’aune
de la lucidité
d’un regard sage
et sans orgueil
la force de ce goût
qu’il a conjointement
pour le destin des hommes
et pour la peinture
Passion une
qui fera des actes
une œuvre
au regard de l’Histoire
Il faut déjà du stoïcisme
pour se jauger lucidement
et se dessiner sans trembler
comme on le ferait d’un autre
Ainsi présent par transparence
au verso de la feuille
Tel qu’en lui-même (2) si grave
et posant entre soi et soi
une si juste distance
il dessina
sous la pression de la torture
la caricature de son bourreau
Promenades
au long des berges
lignes hâtivement
jetées sur le papier
Les croquis ébauchés
sur les jours
font un calendrier
des êtres
Instantanés
fidèles
que le travail
ne trahit pas
Bretons saisis
dans leur ténacité
leur pugnacité
à vif et réfléchis
Paupières fermées
plus expressives
que des regards
Visages sans yeux
qui s’impriment
du fond de l’âme
ayant valeur
d’idéogrammes
Sténographie du temps
humble histoire
dont il convoque
d’avance
les acteurs invisibles
les réfractaires
à toute forme
de mise en scène
Sa main déjà les rassure
soigne trait à trait
leurs blessures
ferme leurs yeux
rend compte
de leur exigence
témoignage urgent
à porter
avant l’holocauste
et les bombes
là où il n’y avait
rien à détruire
ni rien à prendre
que le travail des heures
sans richesse et sans gain
les jours subvenant
aux saisons liées
l’une à l’autre
aux années enchaînées
par miracle
Inspiré par l’humain
plus que par les paysages
il hante
feuille après feuille
les quais de Châteaulin
la place du marché
le porche de l’église
lieux de bavardages
que sa fonction
impressionne
qui s’interrompent
sur son passage
Les visages s’absorbent
dans un souci profond
femmes aux lèvres serrées
comme par une prière
et parées toujours
de leur marque de noblesse
la coiffe blanche et brodée
seul insigne de féminité
qu’il prend à l’évidence
plaisir à dessiner
prouvant par là
son amitié pour la Bretagne
Ses carnets à dessin
retracent
le pardon
de la vie quotidienne
le long pardon
du pain
qui deviendra
une aventure
Le croquis
est sa manière
d’honorer
la conversation
Dans la ville si petite
la moindre course
implique
des rencontres
Qu’elles évoquent
le temps
les récoltes
ou la pêche
Il enregistre
le meilleur
des bavardages
leur quintessence
Sur la place du marché
où la vie joue
instinctivement
ses dernières cartes
Le crayon
creuse
à même
la bruine
laboure
une vie
dans son chagrin
son endurance
Visage qui penche
de fatigue
les yeux scellés
de brume
Absence
ou repli extrême
à l’intérieur capté
à la mine grave
Quelle en-tête
pour l’âme
cette femme
de Plougastel
Bleu surgi
de bruines interminables
si éclatant si jeune
que le dessin s’en agrandit
et se colore de pastel
Le crayon ne suffit pas
à la tendresse de ce père
portant son enfant à Rumengol
Et chose extraordinaire
dans sa robe qui le berce
l’enfant ouvre les yeux
sur l’indigo de fête
le père un marin
ne s’habitue pas à l’honneur
d’avoir son petit dans les bras
Il le tient come on prie
Dans la bénédiction
du bleu
où la guerre bientôt
éclatera
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(1) Pseudonyme sous lequel Jean Moulin publiait ses œuvres artistiques (dessins, gravures,
peintures...)
(2) Stéphane Mallarmé
Archives de neige
Editions Rougerie, 87330 Mortemart, 2007
De la même autrice :
« Au lieu de pleurer… » (06/11/2017)
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