Antonin Artaud (1896 – 1948) : Lettre aux écoles du Bouddha
Lettre aux écoles du Bouddha
Vous qui n’êtes pas dans la chair, et qui savez à quel point de sa trajectoire
charnelle, de son va-et-vient insensé, l’âme trouve le verbe absolu, la parole
nouvelle, la terre intérieure, vous qui savez comment on se retourne dans sa
pensée, et comment l’esprit peut se sauver de lui-même, vous qui êtes
intérieurs à vous-mêmes, vous dont l’esprit n’est plus sur le plan de la chair,
il y a ici des mains pour qui prendre n’est pas tout, des cervelles qui voient plus
loin qu’une forêt de toits, une floraison de façades, un peuple de roues, une
activité de feu et de marbres. Avance ce peuple de fer, avancent les mots écrits
avec la vitesse de la lumière, avancent l’un vers l’autre les sexes avec la force
des boulets, qu’est-ce qui sera changé dans les routes de l’âme ? Dans les
spasmes du cœur, dans l’insatisfaction de l’esprit.
C’est pourquoi jetez à l’eau tous ces blancs qui arrivent avec leurs têtes
petites, et leurs esprits si bien conduits. Il faut ici que ces chiens nous
entendent, nous ne parlons pas du vieux mal humain. C’est d’autres besoins
que notre esprit soufre que ceux inhérents à la vie. Nous souffrons d’une
pourriture, de la pourriture de la Raison.
L’Europe logique écrase l’esprit sans fin entre les marteaux de deux termes,
elle ouvre et referme l’esprit. Mais maintenant l’étranglement est à son comble,
il y a trop longtemps que nous patissons sous le harnais. L’esprit est plus grand
que l’esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples. Comme vous, nous
repoussons le progrès : venez, jetez bas nos maisons.
Que nos scribes continuent encore pour quelques temps d’écrire, nos
journalistes de papoter, nos critique d’ânonner, nos juifs de se couler dans leurs
moules à rapines, nos politiques de pérorer, et nos assassins judiciaires de
couver en paix leurs forfaits. Nous savons, nous, ce que c’est que la vie. Nos
écrivains, nos penseurs, nos docteurs, nos gribouilles s’y entendent à rater la
vie. Que tous ces scribes bavent sur nous, qu’ils y bavent par habitude ou
manie, qu’ils y bavent par châtrage d’esprit, par impossibilité d’accéder aux
nuances, à ces limons vitreux, à ces terres tournantes, où l’esprit haut placé de
l’homme s’interchange sans fin, nous avons capté la pensée la meilleure.
Venez. Sauvez-nous de ces larves. Inventez-nous de nouvelles maisons.
In , Revue « La révolution surréaliste, N° 3, 15 Avril 1925 »
Librairie Gallimard, 1925
Du même auteur :
« Il faut que l’on comprenne que toute intelligence… » (24/01/2014)
Position de la chair (24/01/2015)
Invocation à la Momie (25/01/2016)
Prière (25/01/2017)
« Les êtres /ne sortent pas … » (25/01/2018)
Le navire mystique (25/01/2019)
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