Heather Dohollau (1925 – 2013) : L'Ombre au soleil
L’Ombre au soleil
Pour Vincent Van Gogh
LA ROUTE
Si le soleil existe je suis son ombre
Son creux sur la terre
Qui tourne autour de moi, la bien-aimée
Je prends le vide dans mes bras
Et c’est l’eau qui coule un glissement de pétales
Ces arbres plus loin
Je commence en dehors
Le cri de l’oiseau est l’espace
Ah ! d’exister absent
Et coucher sur la toile
Son corps de désir
A l’intérieur de la vue
LA CHAMBRE
Ici je repose
Dans les couleurs de cette pièce
Jadis blanche et noire comme le miroir
Et qui maintenant éclate
En preuves royales du quotidien
Dans cet espace où je suis
Un tombeau égyptien pour coucher la vie
Dans ses traces sur la terre
LE VERGER
Si nous regardons l’arbre
Nous ne sommes pas l’arbre
Qui est dans son espace
Maintenant odorant et blanc
A perte de vue dans la vie
C’est ainsi que mon corps se creuse
Et brûle des doigts
J’existe d’amour au-dehors
Tant que je tiens ma main dans la flamme
LE FAUCHEUR
L’homme avance dans le champ
Dans une chute perpétuelle
Un bruissement de souffle coupé
Parmi les boucles du blé
Jusqu’au mur mauve des montagnes
Le soleil brille sur la faux
Le sang du jour coule
Mais les gerbes seront liées
Le vide grandira
Et un lieu de fines ombres
Renaîtra à l’aube
Sous le sourire de Koré de la lame
AUTOPORTRAIT
Je regarde celui qui me regarde
Et dans l’entre-deux
Cette toile de flammèches bleues
Je suis là icone éclairée
Par les mille cierges du jour
Avec dans les yeux la lueur ultime
D’un homme en dépouille d’étoile
CHAMP DE BLE AUX CORBEAUX
Le phénix du chemin
Ce grand oiseau de la terre
Phénix qui brûle de blé
Dans un picotement d’ailes
Et qui soulève en chemin
Le corps de notre mort
Sous une noire avancée du ciel
LES SOULIERS
Ici les pas s’arrêtent
Ils n’ont connu que la terre
Ses humeurs froides ses feux
Et le poids d’un homme
Qui trouvait le soleil
Sur le parcours de l’ombre
* * *
MANZU’
Porta della Morte
La mort et la matière
Sont ici des transparentes
S’appuyer contre la nuit ouverte
Comme l’enfant sur sa mère
Où le bras levé en désespoir
Est tiré de l’autre côté
Par les anges
Avec la Vierge de son sommeil absent
Et le poids du Christ
Dans le corps du bourreau
Est son espace
Nous sommes les hiéroglyphes de la profondeur
Dans la profondeur même
PEINTURE
à T. D.
Dehors dans une lumière d’opale
Surgie la mer
Par la fenêtre sombre
La vision ailée d’une terre
Qui se sauve immobile
Ce que nous ne sommes pas
Ce que nous ne sommes pas
Est ce que nous sommes
Parmi les feuilles humides
L’odeur d’ail en fleurs
En bas des pentes
Un ruisseau presque invisible
Trace un passage vers la mer
Attendre ici
Que les routes se dessinent
Que les marches se creusent
Tout autour sur les terrasses du temps
Brillent les claires passerelles
Vers les contrées
Comme une fleur la vie se dresse
Pétale sur pétale les ans
Touché par la transparence
Le cœur s’absente
LA GARE
Quelquefois, c’était ici et ailleurs
Comme ces trains fabuleux
Qui portent leur destination
L’Orient express, le Palatino, le train Bleu
Et qui partent sur les rails des couleurs
Vers l’été
Où alors, carte postale ternie
Seulement l’image d’un passé existant déjà
Les départs annulés d’un horaire d’hiver
La longue arrivée
L’angoisse devant une coupe qui peut déborder entre des mains qui tremblent
n’est pas un empêchement de se mettre en chemin ; ni, en la portant, d’être
attentif à ce qui peut se former dans les frémissements d’une surface.
Miroir qui envoie ses fléchettes innocentes sur les murs d’occasion, dans les
arbres de passage. A travers cette articulation de l’eau, le fond de la coupe est
mesure de l’immédiat.
Effleuré par l’oiseau de l’instant
Le jardin rentre dans son ordre présent
Dans la lumière grise
Les couleurs viennent du rose de son cri
Le tapis que l’ombre tisse
Dans l’éclaircie soudaine
Est pour le regard une partition connue
La fraîcheur sur la joue gauche
La main droite étendue
Tout est peut-être renouvelable
Et nous sommes des statues familières
Sous les doigts légers du lieu
Ne dépensez pas trop ces visages riants dans la pénombre d’une pièce ouverte
étroitement sur l’éclatant jardin retrouvé. Ni la menue monnaie de ces pierres
sèches et ces feuilles poussiéreuses. Ils pourraient être l’or d’un pays à venir.
La frontière est comme cette ligne improbable tracée sur une carte avant que
les couleurs du changement ne soient mises. Nous la devinons par une certaine
lumière au rebord de l’ombre et nous hésitons. Pourquoi ? Par fidélité à un
seuil ? Par pudeur ?
J’écris entre les branches des livres
Qui remuent doucement
Robinson dans son île
Avec la bible des jours de silence
Faisant un radeau de paroles
Pour partir à l’aube
Une lumière rose derrière les paupières
Les oiseaux brisent à petits coups
L’œuf de silence
Un parfum de chèvrefeuille
Nappe les airs.
Il y a si peu de temps
Pour être matin
Entre le sommeil et le soir
Vivre un instant de mort
Où le passé
Poussé hâtivement
Découvre à nos yeux
Ses champs odorants
Et n’étant plus des insectes
Se déplaçant entre les tiges du présent
Mais soudain papillons
Nous butinons nos jours
Légers, légers...
RETOUR
Ouvrir l’enveloppe d’un lieu
Pour trouver la lettre ancienne
Les mots retournés à eux-mêmes
Délivrés des voix
De la douleur et de la joie
Nous aimons d’un cœur hâtif
Rivé au temps
Cette roue invisible qui maintenant
Comme une vieille lavandière
Etale ses instants
Sur les prairies marines
A blanchir au vent
Là où dans les longs jours
Penchés nous étions si peu
« LONDRES »
Ecrire dans une autre langue d’ici
Où j’ai failli naître
Une maison dans un square
Avec le jardin commun
Fermé à ceux d’ailleurs
Faut-il être étrangère
Pour s’expliquer le refus ?
Ou y accéder en spectre
En rêvant de guerre
Et de grilles disparues
De l’espèce étale
D’un corps retrouvé
L’herbe rêche et la douceur des chemins
Le matin immense du regard
Dans la pierre de l’œil
Et en rentrant de dehors
La voix retournée
LA MEMORIEUSE
La mémorieuse est sœur de l’oubli
Assise dans la prairie humide
Elle chante les jours
Et les notes frôlent les instants
Larmes ou sourires qui tremblent
Sur la pierre des lèvres
Des statues enfouies
A la fonte de l’herbe
Le jour est sans relief
Le livre lettre morte
Et pas à pas je rentre
Dans la lumière éteinte
Mais comme un chien
Soudain secoue la pluie
De ses poils alourdis
Et redevient léger
Arrivé sur le seuil
Je me retourne et vois
Entre les feuilles des arbres
Briller le chemin
Matière de lumière,
Editions Folle Avoine, 1985
De la même autrice :
Matière de lumière (20/01/2014)
« Si pour vivre il suffit de toucher la terre… » (20/01/2015)
La terre âgée (20/01/2016)
L’après-midi à Bréhat (20/01/2017)
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