Alain Jégou (1948 – 2013) : Lorient-Keroman
Lorient – Keroman
Espace portuaire dorloté par la nuit. L’ombre maousse pèse sur l’avenue
de La Perrière, les troquets aux quinquets fermés, les magasins de marée,
la glacière, le slip-way et ses bassins de carénage. Pas ou peu de bruit
encore, aucune agitation particulière, pas le tintouin excessif des nuits
estivales. L’air est vif et glacial. Notre monde frémit et recroqueville
sous la botte hivernale. La vie la nuit se bourre d’étoupe, de silences
grassouillets, pour colmater ses brèches et opposer sa frêle résistance aux
vents perfides qui la pénètrent et malmènent. Halo orangé et brouillard givré
pour seules nippes, envapé et groggy, le port se cherche un rythme pour
l’éveil.
La ville, toute proche, respire dans d’autres rêves, d’autres climats,
d’autres pensées. Ici, les êtres sont trop barges, trop entiers et déphasés du
bulbe, pour se satisfaire de ces rêves, climats et pensées-là.
Déserte, désuète et mal fardée, encalminée dans son suaire cradingue, la
criée 4 s’encroûte, se détériore et laisse périr à petit feu. Elle crève du
manque d’activité. Quelques goélands faméliques cherchent désespérément
pitance dans les rigoles d’écoulement où s’allaient autrefois échouer les
merlans, merlus, lottes, lingues ou lieus noirs, tombés des caisses ou des
tables de triage. Les pinasses et chalutiers qui, de retour de marée,
l’inondaient de leurs innombrables paniérées, ont été sacrifiés sur l’autel de
la grande faisanderie européenne, victimes des tronçonneuses et des
chalumeaux du sournoisement bradés à quelques extra-communautaires,
exploiteurs fous de ressources maritimes et de main-d’oeuvre miséreuse.
Il est trois heures. Le port s’ébroue de son silence et nippe ses néons de
ses premières écailles. Sous la criée 3, les côtiers débarquent et étalent leurs
caisses de poissons brillants et de langoustines excitées par le remue-
ménage naissant.
Au ponton, les équipages gagnent leur bord. Les lampes des passerelles
et les projecteurs de pont s’allument successivement. Les moteurs sont
lancés, ronronnent et fument paresseusement. L’heure d’une nouvelle
partance a sonné...
Passe Ouest suivi de Ikaria LO 686070
Editions Apogée, 35000 Rennes, 2007
Du même auteur :
« Sans forfanterie aucune… » (29/09/2014)
« Coincées entre la coque et le vivier … » (07/12/2015)
Toull Lech’id (07/12/2016)
« marcher sur des chemins provisoires… » (07/12/2017)
« Au cul des navires... » (07/12/2019)
Pointe de 30 (07/12/2020)
Vasière de Saint-Marc (07/12/2021)
Baie du Pouldu (07/12/2022)
Trou sud de Groix (07/12/2023)